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Grand entretien "En Afghanistan, on ne punit pas les femmes, on les détruit"

Le documentaire "Afghanes", diffusé dimanche sur France 5, retrace les tragiques conditions de vie des femmes afghanes. La réalisatrice Solène Chalvon-Fioriti a répondu aux questions de franceinfo.
Article rédigé par Isabelle Malin
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Le documentaire "Afghanes" réalisé par Solène Chalvon-Fioriti revient sur l'histoire des femmes afghanes et leur effacement de l'espace public par les talibans. (CHRYSALIDE PRODUCTION / ELEPHANT DOC)

Lapidations, interdiction d'étudier, défense de fréquenter les parcs publics... Depuis le retour au pouvoir des talibans, l'Afghanistan est considéré par l'ONU comme "le pays le plus répressif" au monde pour les femmes. Chaque jour, leurs droits se réduisent un peu plus. Dans le documentaire Afghanes, diffusé dimanche 12 mars sur France 5, la réalisatrice Solène Chalvon-Fioriti donne la parole à quatre générations de femmes. La journaliste, façonnée par ses années passées dans le pays, revient pour franceinfo sur le quotidien sous emprise des Afghanes.

Franceinfo : Cela a-t-il été simple d'interviewer ces femmes ?

Solène Chalvon-Fioriti : De manière générale, c'est plutôt difficile. Mais en ce qui me concerne, cela a été plutôt simple, car j'avais déjà rencontré ces femmes au gré d'autres reportages. Je me suis naturellement tournée vers elles lorsque j'ai décidé de faire ce documentaire, car je souhaitais qu'il soit intime et que l'on puisse se voir dans leurs lieux de vie. Surtout, j'ai choisi qu'il n'y ait pas d'hommes dans le film. Le seul homme que l'on voit est le juge taliban, que j'ai été forcée de garder au montage, parce que sans lui, on ne pouvait pas comprendre la séquence. Mais je voulais 75 minutes de voix féminines, sans aucun homme qui leur souffle ce qu'il faut dire, ce qui se fait couramment en Afghanistan. Je n'ai pas voulu d'homme dans mon équipe de tournage non plus.

Ces femmes peuvent-elles parler librement sans l'accord d'un homme ?

Non. J'étais obligée de demander leur accord aux patriarches, lorsqu'il y en avait, car je ne souhaitais pas qu'elles payent le fait de me parler. En général, s'il y a un homme dans la famille, je ne prends jamais le risque en Afghanistan, sous prétexte que je suis féministe et émancipée, de faire parler des femmes en tendant simplement un micro. Cela peut être très risqué pour elles. Je préviens toujours que je vais venir, mais je demande en revanche d'être seule avec les femmes que j'interroge. Mais il y a des familles dans lesquelles il n'y a plus d'homme, c'est alors plus simple de les interroger.

Pour ce film, j'ai également fait le choix de ne pas aller vers des femmes menacées, comme auraient pu l'être des femmes politiques, des juges, des policières... Dans ces cas-là, j'aurais dû cacher des visages.

"Je ne voulais pas flouter ces visages. Je souhaitais que l'on voie leurs expressions, leur regard. J'ai choisi des femmes moins exposées qui pourraient parler librement, sans avoir peur."

Solène Chalvon-Fioriti, réalisatrice d'"Afghanes"

à franceinfo

Mais elles ne sont tellement pas habituées à se laisser photographier ou filmer que c'est un véritable travail. Il faut leur montrer l'image ensuite dans le boîtier, leur demander si cela leur convient, c'est souvent un peu compliqué. 

Dans le documentaire, on voit une femme qui a vendu deux de ses filles. Comment s'est passé cet entretien ?

Cette femme ne risque rien dans le sens où vendre ses enfants est une pratique coutumière extrêmement répandue. Les talibans n'en ont rien à faire. Ils disent que la loi islamique l'interdit, mais ils ne font rien pour la freiner. Ils nient même qu'elle existe, car pour eux, c'est salir l'image de l'Afghanistan. La seule crainte pour cette femme, si le film était amené à être vu dans le pays, serait le regard de ses voisins, qui diront que c'est une mauvaise femme... parce qu'elle parle à une journaliste.

L'important pour moi est de m'assurer que le film ne soit pas diffusé en Afghanistan et qu'il n'y ait pas d'images sur Twitter, qui est la principale source d'information pour les talibans. Par précaution, car l'effacement du féminin par les talibans est tel, avec de nouveaux interdits qui tombent sans cesse, je préfère donc ne rien mettre sur Twitter. On ne peut pas savoir avec eux. Ils s'en prendront peut-être un jour à toutes les femmes qui parlent dans les médias.

Les archives qui sont dans le film, qui appartiennent au patrimoine afghan, comme chez nous nos archives nationales, je n'ai pas pu les obtenir avant des mois et des mois alors que je payais. Les talibans me bloquaient parce qu'il y avait des images de femmes dans ces documents, même si ce sont des photos de femmes des années 1960 qu'ils n'ont jamais vues. Ils en sont là. C'est la raison pour laquelle je fais attention à ne pas mettre de visages de femmes sur Twitter pour qu'elles ne soient surtout pas ennuyées ou instrumentalisées. 

On a longtemps pensé que la guerre avait quitté l'Afghanistan avant le retour des talibans, et que la population vivait relativement paisiblement...

En fait, non, pas vraiment. Ce pays est tellement reculé, tellement aride que c'était une guerre cachée, et qui dure depuis quarante ans. Les régions étaient si dangereuses que personne n'osait s'y aventurer... Cela se passait derrière des vallées de cailloux, donc il n'y avait pas de couverture médiatique. La fin du conflit avec les Russes et leur retrait n'ont pas calmé les choses. Mais cette guerre a été mal appréhendée et de ce fait n'a pas été relayée. D'ailleurs, les jeunes Afghanes des villes dans le film ne comprennent rien à ce qui leur arrive. Elles n'avaient jamais vu de talibans, ni même entendu leur langue, le pachtoun. Elles se retrouvent en quelque sorte avec des extraterrestres dans leurs rues.

Leur abattement et leur impuissance sont manifestes dans votre film...

Oui, les jeunes citadines sont totalement sidérées. Elles se trouvent dans une détresse et une souffrance psychique terribles. Cela m'a profondément marquée de voir ce désarroi à grande échelle. Pourtant, cela fait douze ans que je couvre des pays en guerre, mais rentrer dans des foyers et voir des petites filles avachies au sol, qui n'ont plus de tonus, plus d'énergie, c'est bouleversant.

"Priver des petites filles d'aller à l'école, ce n'est pas simplement les priver d'éducation, c'est les priver de sociabilisation, même s'il existe quelques écoles clandestines."

Solène Chalvon-Fioriti, réalisatrice d'"Afghanes"

à franceinfo

En Afghanistan, les petites filles ne jouent pas dehors, car c'est la guerre dehors, donc l'école est le seul endroit où elles échappent au foyer, qui peut être parfois un peu autoritaire, voire tyrannique. Elles sont coupées également de leurs amies. Tout cela provoque une véritable marée de dépression. 

Les suicides sont-ils fréquents ? 

Oui énormément : environ 80% des suicides en Afghanistan concernent des filles. Je n'ai pas les chiffres des Nations unies, mais c'est une par jour, une par nuit... C'est énorme. 

Comment font les hommes qui n'adhèrent pas à la politique des talibans ?

Le système taliban s'organise sur une terreur civile. Les femmes sont les premières cibles, il faut les effacer. Il faut un Afghanistan sans Afghanes. Si des femmes s'aventurent dans les rues sans voile ou si leur abaya n'est pas assez longue, ils considèrent qu'elles enfreignent leurs règles, mais ce sont leur frère et leur père qui sont arrêtés, pas elles. Ils vont subir les coups, les menaces et, après trois avertissements, ils peuvent perdre leur travail. C'est une histoire de culture, c'est l'homme qui paye pour les forfaits de la femme. Les hommes sont donc également soumis à une énorme pression.

De plus, ils n'ont pas la culture de la manifestation. Quand il y en a, cela se solde toujours par un attentat, contrairement à l'Iran, où le peuple peut exprimer sa colère. Surtout, cela fait quarante ans que le pays est en guerre.

"Cela fait quatre générations de femmes et d'hommes qui sont suppliciés par ces conflits. Ils sont exsangues et survivent comme ils peuvent dans ce climat."

Solène Chalvon-Fioriti, réalisatrice d'"Afghanes"

à franceinfo

Mais j'espère que certains de ces hommes réussiront à retrouver assez de vigueur afin d'essayer de faire changer les choses. Car sans les hommes, on ne peut rien faire en Afghanistan.

En quoi sont-ils indispensables ? 

Sans les hommes, il n'y a pas d'écoles clandestines par exemple. Il y a toujours un père de famille, un patriarche, qui garantit aux parents et au voisinage la sécurité des filles. C'est-à-dire, en gros, qu'elles ne verront pas d'hommes, sans cela ça ne peut pas marcher. L'homme est considéré comme l'autorité respectable aux yeux de tous.

Pourquoi montrer, en partie, une scène de lapidation dans le film ?

Ce n'est pas moi qui filme cette scène, car je n'aurais jamais pu. En fait, je vivais en Afghanistan en 2015, lorsque cette lapidation a eu lieu, et j'avais travaillé sur cette affaire afin de montrer que ce genre de pratique avait toujours lieu dans les zones reculées, et pas forcément par les talibans. Si j'ai tenu à mettre cette archive dans le film, ce n'est pas pour l'image, car on voit peu de choses, mais ce qui est surtout terrible et éclairant, c'est le son. Car les hommes ne disent pas : "Punissez-la". Ils disent : "Détruisez-la, achevez son âme, allez, plus fort." Ce que l'on voit très bien dans cette scène, c'est qu'en fait, on ne punit pas les femmes en Afghanistan, on les détruit.

Pourquoi pareille violence ?

Je pense que cela s'explique par la guerre et la violence que ce peuple subit depuis des années. Lorsque cela fait quarante ans que vous êtes dépossédés de votre terre, de votre bétail, de votre argent... Que vous êtes trimballés de camp de réfugiés en camp de réfugiés... Qu'il n'y a plus d'autorité notable dans votre village, mais que c'est un milicien ou un seigneur de guerre qui refaçonne l'ordre social, votre dernière possession, votre possession symbolique, c'est votre femme. On comprend dans cette scène que la femme est un défouloir. Je ne pense pas que les Afghans sont des monstres congénitaux, mais que leur violence à l'encontre des femmes est le résultat de cet état de guerre perpétuelle qui gangrène ce pays.

Qu'est-ce qui vous a le plus marquée en Afghanistan ?

Ce qui me marque le plus, c'est l'honneur de ces femmes. En France, cela peut paraître un mot un peu rétrograde, attaché au patriarcat, mais ce n'est pas le cas en Afghanistan. L'honneur et la religion sont les vertus cardinales de ce pays. L'honneur, c'est la dignité humaine dans la tête des Afghanes. J'espère que cela transparaît dans le film. Cette dignité extrêmement calibrée qu'elles ont et qui les fait apparaître comme tout sauf de petites victimes ou des prisonnières. L'honneur pour les femmes, c'est étudier, travailler, être respectée.

"Je ne connais pas de femmes comme cela ailleurs, elles ne me faisaient penser à personne d'autre. Elles ont un attachement très fort à leur terre et à leur culture malgré l'âpreté de leur existence."

Solène Chalvon-Fioriti, réalisatrice d'"Afghanes"

à franceinfo

D'ailleurs, l'une d'elles dit dans le film : "Nous ne serons jamais des femmes occidentales."


Le documentaire Afghanes réalisé par Solène Chalvon-Fioriti est diffusé le dimanche 12 mars à 20h55 sur France 5.

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