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Aurores australes, vent glacial et huit mois d'isolement total : à quoi ressemble la vie dans une base de l'Antarctique ?

L'Institut polaire français Paul-Emile-Victor cherche régulièrement des candidats pour occuper des postes techniques dans les six bases situées dans l'Arctique, l'Antarctique et les îles sub-antarctiques. Mais comment se passe la vie dans les zones polaires ? Focus sur la base Dumont-d'Urville, en terre Adélie.

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11 min
Une photographie aérienne non datée de la base française Dumont-d'Urville, en Antarctique.  (AFP)

"Isolement, conditions climatiques polaires (-20 à -30 °C l'hiver) et vie en collectivité. Pas de retour possible en cours d'hivernage." Ces offres d'emploi de l'Institut polaire français pourraient refroidir les candidats potentiels. Chaque année, pourtant, entre 20 et 30 personnes passent l'hiver austral (de février à novembre) dans la base Dumont-d'Urville, en terre Adélie, sur le continent antarctique. Informaticiens, cuisiniers, outilleurs, plombiers, mécaniciens... Ces postes techniques sont indispensables pour assurer le fonctionnement de la base scientifique. Paradis blanc ou enfer glacé ? Verdict avec plusieurs anciens salariés, qui reviennent sur cette expérience à part, sans possibilité d'interruption.

La "technologie polaire" ou l'art de la débrouille

Après un CAP de pâtisserie, Willy Cousseau rejoint la base en février 2012, dans le cadre d'un service civique. Avant cela, le jeune homme de 21 ans a subi une batterie de tests physiques (examen des dents, prise de sang...) et psychologiques – une précaution nécessaire avant un long séjour dans un espace confiné. Quelques friandises glissées dans l'une des trois malles autorisées et c'est l'heure du départ vers Hobart, en Tasmanie (Australie), après des escales à Hong Kong et Melbourne. Puis il maudit le roulis à bord de L'Astrolabe, le brise-glace qui le mène à travers les 40e rugissants, les 50e hurlants et les 60e mugissants. Il rallie finalement l'île des Pétrels en hélicoptère. Une étape périlleuse. En 2010, quatre personnes sont mortes dans un crash, lors d'un ravitaillement d'été.

L'Astrolabe en route vers la base Dumont-d'Urville, en janvier 2014, avant la saison d'hivernage. (EDUARDO DA FORNO / INSTITUT POLAIRE FRANCAIS IPEV)

Son prédécesseur l'accueille avec un grand sourire, après avoir terminé sa saison estivale. "Il a aussitôt retiré son tablier et m'a dit : 'maintenant, c'est toi qui gères'." Les conditions météo exigent un temps d'adaptation. Pour compenser la sécheresse de l'air ambiant, le jeune boulanger-pâtissier doit par exemple davantage hydrater la pâte du pain. La farine a été étuvée pour garantir une conservation optimale. Plusieurs ravitaillements ont eu lieu pendant l'été, avant un black-out total de mars à novembre. Les immenses réserves de la base permettent à Willy Cousseau de confectionner fraisiers et gâteaux d'anniversaire, à deux pas des icebergs. "Les œufs sont recouverts d'une couche de cire pour être conservés plus longtemps. J'ai pu en utiliser plusieurs mois après mon arrivée."

Dans les cuisines de la base Dumont-d'Urville.  (BRUNO ET MARIE CUSA /  INSTITUT POLAIRE FRANCAIS IPEV)

Le premier hivernage a eu lieu sur la base en 1952. Reliés par des passerelles, plusieurs bâtiments sur pilotis s'étendent aujourd'hui sur 5 000 m². Le "42", par exemple, abrite les chambres sur deux étages, ainsi que le bloc opératoire et le bureau du chef de base – où figure un portrait du président de la République en exercice. Les autres "modules" hébergent un atelier, un garage, le laboratoire ou le séjour et les cuisines. Surveillée en permanence, "la centrale" abrite les chaudières de la base et produit 4  d'eau potable par jour en hiver, à partir de l'eau de mer. Mais la base ne tourne pas seulement à l'eau claire. Le cuisinier est veillé de charger sur les stocks de boissons et d'alcool : vin, pastis, champagne…

Avant Noël, je n'avais pas de moules adaptés pour faire mes bûches, alors le menuisier a scié en deux des tubes en PVC. C'est ce qu'on appelait entre nous 'la technologie polaire'. Il faut toujours improviser, c'est la base de la vie là-bas. Par exemple, une fenêtre du salon fermait grâce à une fourchette.

Thomas Paris, pâtissier

à franceinfo

Sur place, les températures peuvent atteindre -30 °C, mais le vent est plus redoutable encore, avec des rafales à 200 km/h. "Lors d'une alarme déclenchée une nuit, j'ai mis dix minutes au lieu de trois pour rejoindre un bâtiment dont la porte était close, se souvient Benoît Labalette, plombier-chauffagiste sur la base en 2011. Je suis retourné auprès du chef de base chercher la clé, mais j'ai oublié de fermer ma poche, qui s'est remplie de neige. J'ai dû la fouiller longuement." En 2003, une équipe de tournage du film La Marche de l'empereur s'est même perdue à cause du blizzard. Le chef de base a dépêché du renfort pour la retrouver, avant de passer un sacré savon aux techniciens égarés. Il est désormais obligatoire, avant de sortir, de consulter les prévisions météo et de signer une attestation.

Une colonie de manchots empereurs près de la base Dumont-d'Urville, le 10 avril 2012 en terre Adélie. (REUTERS)

La vie de la base est rythmée par un travail routinier. "Des pompes aspiraient de l'air et je devais changer les filtres à particules tous les jours pour des mesures, explique Claire Le Calvez, chimiste-glaciologue sur la base en 2003. Son premier relevé devait être réalisé à 10 heures, mais elle essayait de "maintenir des horaires de travail réguliers". Elle assume pleinement sa décision de partir, prise à l'occasion d'une année sabbatique. "J'avais posé ma candidature car l'Antarctique me faisait rêver. C'était un endroit inaccessible, où il est impossible de se rendre comme touriste..." Même appel du large pour le médecin Bernard Manuel, qui a dû trouver un remplaçant pour son cabinet et convaincre sa famille. "C'est une expérience unique dans une vie."

"Je me suis dit que même si j'étais riche un jour, je ne pourrais jamais avoir l'opportunité d'y aller", résume également Willy Cousseau, ancien Compagnon du devoir. Le jeune homme s'est donné les moyens d'accomplir son rêve, en déposant sa candidature pendant plusieurs années avant de décrocher le contrat.

Il n'y a pas d'argent sur la base. On n'a pas le sentiment de travailler pour un salaire, mais plutôt de faire partie d'un groupe. Le travail doit être fait, c'est tout. Je n'ai jamais eu de difficultés pour me lever la nuit pour une alarme ou autre.

Benoît Labalette, plombier-chauffagiste

à franceinfo

Les membres de la mission effectuent des balades à pied, parfois sur plusieurs kilomètres, mais ils doivent impérativement partir en binôme et s'équiper d'une corde et d'une radio, pour communiquer régulièrement leur position. Ils ont également interdiction de s'approcher à moins de cinq mètres des manchots. La base a en effet pour voisins des milliers d'empereurs. "On a le temps de voir les phoques, les oiseaux, les icebergs. Tout ceci rythme notre vie." Mais la banquise est un endroit dangereux, où la moindre erreur peut être fatale. L'espérance de vie n'excède pas quelques minutes dans une eau glacée. Et un accident loin de la base peut mettre en danger l'équipe de secours.

L'entrée du "42", le bâtiment qui regroupe les dortoirs et les salles médicales, en 2005. (LOÏC ANDRE)

Rages de dents, entorses, sutures... Bernard Manuel, médecin généraliste, n'a pas connu de cas trop difficiles lors de son hivernage en 2012. En cas de pépin, la base est équipée d'un cabinet médical, d'une salle d'infirmerie et d'une salle de chirurgie. Une équipe peut être mobilisée pour assister le médecin, quel que soit le métier exercé à la base : biologiste, voire cuisinier ou menuisier. "Lors d'un entraînement pour constituer les groupes, ce dernier m'a posé une voie veineuse. Il était doué !" Par chance, les boîtes "amputation" et "trépanation" descendent rarement de leurs armoires. Les engelures et onglées sont rares mais possibles – "Je me suis déjà gelé le lobe d'oreille en baissant ma capuche pour écouter mon voisin", relate le médecin. Seul avantage à ces conditions de vie extrêmes : le risque de maladie infectieuse est limité en Antarctique.

Il faut tout de même prendre des vitamines en fin d'hiver car les nouveaux arrivants risquent de nous contaminer avec leurs microbes. J'ai déjà attrapé une grippe carabinée comme ça, et j'ai dû rester deux jours au lit.

Gilles Brébant, pâtissier

à franceinfo

La base est située en-dessous du cercle polaire, mais le soleil parvient tout de même jusque-là, une petite heure seulement autour du solstice, le 21 juin. "Les nuits de pleine Lune, on voit presque aussi bien qu'en journée, précise Benoît Labalette, car la lumière est réfléchie par la neige et la glace". Il n'empêche. Ce faible ensoleillement peut miner le moral des troupes. "Vers le mois de juin, on peut avoir moins la pêche, ajoute Thomas Paris. Cela se ressent parfois dans l'ambiance, même si beaucoup font les fiers-à-bras."

La vie en collectivité nécessite un esprit sociable

Autour du "Mid-Winter", pour tromper la routine, les équipes organisent des fêtes et des jeux – avec des parties de badminton ou de football dans le neige.

L'hiver, la banquise emprisonne les icebergs voisins de la base Dumont-d'Urville.  (SEBASTIEN PANOU / BIOSPHOTO / AFP)

L'aspect psychologique joue un rôle important. Au début des années 1990, un ingénieur de Météo France a fait une tentative de suicide dans la base, avant de terminer la saison sous tranquillisants. Un cas exceptionnel, fort heureusement. "J'étais prêt à l'isolement, mais moins à la promiscuité, résume Bernard Manuel. Car 26 personnes réunies dans des salles étroites, cela peut créer des tensions." Scientifique, ingénieur ou technicien, tout le monde se tutoie et prend des tours de ménage ou de surveillance de la "centrale". Mais les différences d'âge, de salaire (de 1 024 euros par mois pour un service civique à plusieurs milliers d'euros pour un ingénieur de Météo France), d'expérience ou de milieu social peuvent créer quelques tensions au sein du groupe, à cause d'une ampoule restée allumée ou d'autres sujets plus légers.

L'éloignement pour nous-mêmes, on sait le gérer, on est aussi partis pour ça. Mais s'il y a un accident, un décès ou une maladie chez un proche, on est complètement impuissants. On ne peut pas rentrer et on ne peut rien faire. C'est ça, le plus dur à gérer.

Claire Le Calvez, chimiste-glaciologue

à franceinfo

Jusqu'en 2000, la base était réservée aux hommes. Trois ans plus tard, Claire Le Calvez a hiverné avec quatre autres femmes, un ratio qui n'a guère évolué depuis. "Il est parfois difficile de trouver des candidates, davantage encore dans les postes techniques que dans les postes scientifiques, résume la chimiste-glaciologue. C'est aussi le reflet de la société." Une question de mentalités et non de compétences – Claire Le Calvez a d'ailleurs été responsable technique de la base franco-italienne Concordia, située encore plus au Sud. "Il peut y avoir des sollicitations, admet-elle, car il y a vingt hommes pour cinq femmes." Des idylles naissent parfois : un vétérinaire et une biologiste se sont ainsi mariés après l'hivernage de 2007-2008.

La bibliothèque de la base Dumont-d'Urville, en 2005. (LOÏC ANDRE)

La magie australe, une expérience unique

Depuis la station, les communications sont difficiles. Le courrier n'est pas relevé l'hiver et il faut se contenter de mails et de photos compressées, ou d'appels à 1,20 euro la minute via une communication satellitaire Inmarsat ou Iridium. Un poste est désormais relié à une antenne VSAT, qui permet d'utiliser Skype. Mais Benoît Labalette a choisi une option radicale. "Quitte à être coupé du monde, j'avais prévenu ma famille et mes amis que je n'enverrais pas de mails", explique le plombier. Il n'a dérogé qu'une fois à la règle, quand il s'est cassé le petit doigt. Ses parents s'inquiétaient après avoir reçu un arrêt maladie à leur domicile.

Une aurore australe au-dessus de la base Dumont-d'Urville, en août 2007. (CAMILLE FRESSER / INSTITUT POLAIRE FRANCAIS IPEV)

Malgré les difficultés, les anciens participants interrogés n'auraient échangé leur place pour rien au monde. "La première fois que j'ai marché sur la banquise, et qu'un iceberg occultait la base, je me suis rendu compte de l'immensité de l'endroit", se souvient Benoît Labalette. Ces habitants de passage sont les témoins privilégiés des aurores australes, fresques colorées aux lueurs hypnotiques. Un système téléphonique d'alerte est même prévu pour réveiller les chambrées avant la séance grandeur nature. "Tout le monde se retrouvait dehors, à 3-4 heures du matin, pour admirer le spectacle, en pyjama sous l'anorak", explique Bernard Manuel, fasciné par ce phénomène. Ces moments forts ont également marqué Thomas Paris.

C'est interdit, mais une nuit, je suis parti seul de la base pour profiter d'une aurore. J'ai passé trois heures sur des rochers, perché à 500 m de hauteur. Le spectacle était incroyable. J'ai été pris d'une crise d'hystérie pendant quinze secondes et je me suis mis à rire aux éclats. J'étais devenu incontrôlable.

Thomas Paris, pâtissier

à franceinfo

Willy Cousseau reste, lui, marqué par une pluie d'été en Antarctique, un fait rarissime. "Beaucoup de poussins de manchots Adélie sont morts car ils n'étaient pas encore indépendants thermiquement." Quel que soit leur métier, tous ces personnels techniques développent de fortes convictions écologistes lors de leur passage. "Lors de mon deuxième hivernage, j'avais remarqué que les billes en plastique des caisses de ravitaillement s'envolaient et étouffaient les oiseaux", témoigne Gilles Brébant, qui obtiendra leur remplacement par de la paille. Les scientifiques évoquent souvent le réchauffement climatique, notamment au moment des repas. "Cela permet d'ouvrir davantage les yeux sur les beautés qui nous entourent, résume Thomas Paris. C'est une claque visuelle permanente."

Cette parenthèse hors du temps s'achève avec l'arrivée du premier ravitaillement "d'été", en novembre ou décembre. Les hivernants partent après dix mois, voire douze ou quatorze, laissant derrière eux un monde à part. "On a vraiment les boules quand on entend l'hélico", sourit Claire Le Calvez. A son retour en Tasmanie, une "odeur d'eucalyptus" réveille ses narines et clôt l'aventure. "Les gens qui partent dans les bases australes ont déjà la fibre, résume-t-elle. Mais nous n'oublions jamais que là-bas, nous sommes des intrus."

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