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Tribune "Internet et les libertés fondamentales : la démocratie à l'épreuve"

L'omniprésence d’internet rend nécessaire un débat d’ordre constitutionnel pour protéger les libertés fondamentales. Par Benjamin Loveluck, chercheur en sciences sociales.

Article rédigé par Benjamin Loveluck
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Edward Snowden intervient en vidéo-conférence lors du festival South by South West (SXSW) à Austin, le 10 mars 2014.  (MICHAEL BUCKNER / GETTY IMAGES NORTH AMERICA)

Benjamin Loveluck est docteur en science politique et chercheur à Télécom ParisTech. Ses travaux portent sur la sociologie des usages du numérique et sur les dimensions politiques d’internet. Il traite ici librement de l'impact d'internet sur le combat pour les libertés.

Leurs visages ont été projetés sur écran géant lors de la récente conférence SXSW, grand-messe sur les médias tenue à Austin, au Texas. Ils ont pris la parole via une mauvaise connexion, hachée et entrecoupée, rappelant au public leur présence lointaine et leur statut de fugitifs. Et ils ont renouvelé leur appel à défendre internet contre les assauts de l’Etat américain. Juliian Assange a évoqué une "occupation militaire d’internet", la "militarisation d’un espace civil". Edward Snowden a expliqué que la NSA avait "mis le feu" au réseau. 

Tous deux ne sont ni des terroristes, ni des illuminés. Quoi qu’on pense de leurs agissements, ils proposent un discours politique articulé : la légitimité de leurs actions s’appuie sur les préceptes du libéralisme politique, qui ont fondé la nation américaine. 

Internet, un idéal de liberté compromis

Assange a manifesté par le passé son admiration pour les principes établis par la Constitution des Etats-Unis – souveraineté du peuple, défense des libertés individuelles, séparation et équilibre des pouvoirs. Snowden, quant à lui, est apparu avec en arrière-plan une image de cette même Constitution, rappelant qu’il a prêté serment pour la défendre, et que s’il a décidé de révéler les agissements de la NSA c’est parce que la Constitution a été "violée à grande échelle". Pour avoir levé le voile sur les arcanes du pouvoir américain, tous deux se retrouvent contraints à l’exil, occupant les maigres interstices du droit international et jouant des rivalités étatiques pour échapper aux foudres de la superpuissance. 

Internet n’existe pas, et pourtant, il est au cœur de nos vies. Ce n’est ni une chose, ni un territoire. "Internet" est un raccourci, un mot que l’on utilise pour désigner le produit d’un ensemble de moyens matériels, de processus logiciels et d’interactions humaines. Mais dès ses origines dans les années 1960, le réseau a été investi par un espoir formidable : être un lieu de liberté d’expression et d’échanges de connaissances, animé par un idéal d’intelligence collective. 

A mesure qu’internet s’est inscrit de plus en plus profondément dans la vie quotidienne des individus, les Etats du monde entier ont cherché à le réguler, en le présentant comme une zone de non-droit, propice à toutes les dérives criminelles : récemment encore, le gouvernement français, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, déclarait son intention de "bâtir un internet civilisé". 

Vers une Déclaration des droits numériques ?

Régulièrement, internet traverse des crises de croissance qui révèlent les rapports complexes qu’il entretient avec les Etats. Or, c’est souvent en se référant aux textes-clés de l’histoire du libéralisme que le réseau cherche à défendre son autonomie. Alors que le web vient de célébrer ses 25 ans d’existence, l’un de ses principaux inventeurs, Tim Berners-Lee, propose d’établir une Magna Carta pour l’ère de l’information, une Déclaration des droits numériques – et Snowden de renchérir en disant qu’"une Magna Carta est exactement ce qu’il nous faut"

La proposition de Berners-Lee est loin d’être la première. Mais elle prend aujourd’hui une résonance toute particulière. Centralisé et contrôlé, internet s’est largement éloigné des idéaux qui l’ont initialement porté. Les "pays de la liberté" poussent aujourd’hui des individus à la désobéissance civile et à la dissidence politique, au nom même de la liberté.

L’étendue de la surveillance exercée sur les communications, leur nature massive et indiscriminée, la conservation sine die des données recueillies, et surtout le secret dans lequel cette surveillance se déploie ainsi que l’absence presque complète de supervision juridique, sont contraires aux principes les plus élémentaires des démocraties libérales modernes. Enfin, l’argument de la sécurité nationale apparaît déjà comme une bien maigre justification, puisque seule une infime minorité d’attentats auraient été déjoués grâce aux écoutes de la NSA. 

La démocratie en danger

Mais quand bien même cette surveillance serait faite à bon escient, la simple possibilité d’un usage détourné de ces infrastructures d’espionnage devrait au moins conduire à en rendre le fonctionnement public.L’enjeu est de parvenir à contenir les formes archaïques du pouvoir, fondées sur le secret. Il ne s’agit donc pas seulement de s’offusquer des atteintes à la vie privée. La mise en place d’un système clandestin de surveillance totale comporte un risque de dérive vers l’arbitraire de l’exécutif, et représente une hypothèque sérieuse sur l’avenir démocratique d’un pays. 

Un débat constitutionnel sur le rôle des agences de renseignement est d’ores et déjà engagé aux Etats-Unis. Il a été rendu d’autant plus pressant à la lumière de récentes révélations, selon lesquelles la CIA aurait pénétré des ordinateurs de la commission sénatoriale chargée d’enquêter… sur l’utilisation de la torture par la CIA : c’est la séparation des pouvoirs elle-même qui est ici remise en question. 

Des solutions techniques existent pour rétablir l’équilibre entre les citoyens-internautes et les autorités : infrastructures décentralisées, chiffrement point à point, utilisation de logiciels libres. Mais l’ampleur du problème pousse aujourd’hui à situer la question sur un plan plus explicitement politique : celui de la conformité de ces technologies avec les principes régissant la vie collective et exprimés à travers la loi. Ainsi, la défense des libertés nécessite-t-elle d’engager en urgence un dialogue d’un genre nouveau, alliant une connaissance précise des enjeux techniques avec un débat sur les implications en termes de valeurs. 

Sur le plan national, des initiatives sont envisagées dans le cadre du projet de loi sur le numérique. Il faut espérer qu’elles seront à la hauteur des enjeux. Il s’agit d’imaginer des solutions adaptées aux défis vertigineux qui se profilent, et de débattre démocratiquement des révisions possibles du cadre légal qui protège les droits fondamentaux dans le nouveau contexte né de l’omniprésence d’internet. Il s’agit, en somme, de revenir aux inspirations initiales du libéralisme politique : les limites qu’il est nécessaire de fixer à la puissance souveraine pour garantir "le gouvernement de la liberté".

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