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"On ne peut pas dire que c'est à chaque fois l'extrême gauche" : qui sabote les antennes-relais en France ?

La défiance grandit à l'égard des installations de télécommunication et les dégradations se multiplient. Sur le terrain, pourtant, l'identification des suspects est difficile.

Article rédigé par franceinfo - Jean-Loup Adénor
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
L'antenne-relais de Herbeys (Isère) a été la cible d'un incendie à la mi-mai 2020. (MAXPPP)

"La terre, à travers toutes ses étendues, est équipée et quadrillée par les installations de télécommunications. (...) La radioactivité, les ondes électromagnétiques, les pollutions et virus en tous genres sont l'oxygène toujours davantage vicié du XXIe siècle. (...) S'insoumettre, c'est se soustraire à cette sous-vie." Au bas de ces quelques lignes aux accents anarchistes revendiquant la destruction à la mi-mai d'au moins trois installations de télécommunication dans la région de Grenoble, se trouve une bien étrange signature : celle des "chauves-souris transmettant le feu".

Le texte, publié sur un site prisé des groupes d'extrême gauche, est une revendication assumée d'un phénomène en pleine recrudescence en France : la destruction d'antennes-relais, ces pylônes de télécommunication qui servent à la fois à la transmission de la 4G, et bientôt de la 5G, mais aussi des ondes de radiodiffusion et de télévision. Selon une note du service central du renseignement territorial transmise au Parisien, ces actes se seraient en effet multipliés, faisant craindre une action nationale organisée.

Le dernier date du 3 juin et l'incendie d'une nouvelle antenne de téléphonie mobile et de télévision, sans que l'on sache s'il s'agit des mêmes individus. Le parquet de Valence a ouvert une enquête confiée à la section de recherche de Grenoble appuyée par le groupement de gendarmerie de la Drôme. Pourtant, sur le terrain, l'identification des auteurs est moins évidente. Car ces antennes-relais cristallisent une défiance qui dépasse le cadre de la seule contestation politique ou militante.

Une cible affichée de l'ultragauche

Les trois actes revendiqués par ces "chauves-souris transmettant le feuont été commis dans la nuit du 17 au 18 mai, à Jarrie, Herbeys et Seyssinet, au même moment et selon le même mode opératoire. Ces actions ont été assez efficaces pour causer une coupure de la couverture téléphonique et radiophonique sur un vaste secteur et des dégâts matériaux provisoirement chiffrés à 20 000 euros, rapporte l'AFP. "Pour l'instant, il n'y a encore eu aucune interpellation, explique Eric Vaillant, le procureur de la République de Grenoble, à franceinfo. Ce sont de petits groupes, très bien formés à ces techniques de destruction, qui ne laissent pas de trace et qui, lorsqu'ils en laissent, n'ont jamais été fichés par la police judiciaire."

Comment s'assurer, s'il n'y a pour l'instant aucune interpellation en ce sens, que ces actions ont bien été menées par des groupes dits d'ultragauche ? "Le mode d'organisation et les différents documents trouvés sur les sites internet fréquentés par l'ultragauche laissent clairement entendre que les antennes-relais sont une cible pour cette mouvance", répond le procureur Eric Vaillant à franceinfo. Il y a quelques semaines en effet, les services de police se sont inquiétés de documents circulant sur ces sites et expliquant, avec précision, comment détruire une antenne-relais.

Photo d'une antenne-relais vandalisée, à Ginals (Tarn-et-Garonne), transmise par un opérateur de téléphonie. (FRANCEINFO)

Une analyse partagée par Olivier Cahn, maître de conférences à la faculté de droit de Cergy-Pontoise et chercheur sur les violences et radicalités militantes en France. Selon lui, les texte fondateurs de ces groupes sont des publications comme L'Insurrection qui vient du Collectif invisible. L'enseignant-chercheur rappelle que la mouvance d'ultragauche constitue un spectre hétérogène aux modes d'action variés, mais organisés. 

Les systèmes de communication téléphonique présentent, à leurs yeux, la particularité d'être à la fois le business du futur, de la construction du système néolibéral, c'est-à-dire l'or du XXIe siècle, mais aussi un moyen de surveillance et de contrôle des populations. Pour eux, sous prétexte de nous faciliter la vie, on habitue les gens à livrer aux autorités les moyens du contrôle des masses.

Olivier Cahn

à franceinfo

Un type de groupes auquel Grenoble a l'habitude d'avoir à faire, tant les affaires ont été nombreuses ces dernières années. "On peut citer l'incendie du siège des Républicains le 20 mars 2017, l'incendie d'une caserne le 21 septembre 2017, l'incendie d'un centre scientifique la même année, des attaques contre Enedis ou JC Decaux, contre l'église catholique Saint-Jacques ou contre France Bleu, énumère Eric Vaillant. Pour comprendre le milieu de l'ultragauche à Grenoble, il faut tenir compte de ces faits."

Grenoble et sa région ne sont pas les seuls foyers de ces types d'actions militantes, qui ont prospéré dès l'instauration du confinement. Au 1er mai, la note des services de renseignements territoriaux dénombrait une vingtaine d'actes de destruction visant des antennes-relais sur le territoire français, des actes qui se sont encore multipliés depuis. En Isère donc, mais aussi en Bretagne, dans l'Orne, le Gard…

Il paraît difficile d'imaginer qu'il pourrait s'agir d'une action coordonnée au niveau national ou du même groupe. L'ultragauche est une mouvance plurielle et l'on sait qu'il y a des phénomènes d'imitation.

Olivier Cahn

à franceinfo

Pour Eric Vaillant, le procureur de la République de Grenoble, compte tenu de cette recrudescence d'actions à l'encontre des antennes-relais et son caractère national, "le parquet antiterroriste pourrait très bien se saisir de l'affaire, ça permettrait d'avoir une gestion globale du dossier". Contacté par franceinfo, le parquet national antiterroriste n'a pas souhaité nous répondre.

Des imitateurs "un peu technophobes"

Dans le Jura, deux individus ont été arrêtés et incarcérés le 27 mai pour avoir mis le feu à une antenne-relais située à Foncine-le-Haut (Jura). Leur profil ne semble pas, à ce jour, correspondre à l'ultragauche, ni même à un mouvement politique ou militant. "Les deux individus interpellés ont eux-mêmes expliqué ne pas se situer dans l'action politique. Ils se disent sensibles à l'environnement, un peu technophobes. Très opposés à toute autorité de l'Etat", explique Lionel Lucas, le procureur en charge de l'affaire, à franceinfo.

L'un des deux individus, âgé d'une trentaine d'années, a reconnu les faits. L'autre suspect, âgé quant à lui d'une cinquantaine d'années et dont les traces génétiques ont également été retrouvées sur l'engin incendiaire qui n'a pas pris feu comme prévu, nie les faits. La façon dont l'action a été menée semble écarter, selon le procureur, la piste d'un tandem organisé et rompu à ce type d'actions. "Ce n'est pas une antenne qui a été incendiée, mais une baie d'alimentation. On n'a pas non plus retrouvé de consultation de sites d'ultragauche dans leur historique internet. La principale source d'informations des deux suspects, c'est YouTube et un site complotiste appelant à remplacer, par la force, le pouvoir en place", poursuit le procureur Lionel Lucas.

Les deux individus ont expliqué connaître "vaguement" le mouvement des black blocs et sympathiser avec les "gilets jaunes", même s'ils ont assuré n'avoir jamais participé aux manifestations.

On n'est pas sur des professionnels de la destruction. On est plutôt sur des gens qui sont au raccroc, des révolutionnaires de fortune qui se sont accaparé ce combat-là avec les moyens qui sont les leurs.

Lionel Lucas

à franceinfo

Alors pourquoi avoir visé des antennes-relais ? Le plus jeune, qui a avoué les faits, explique avoir entendu parler, dans la presse, des attaques de deux antennes-relais à Saint-Thiébaut, dans le Jura. "Je me suis dit : c'est comme ça qu'il faut agir", s'est-il justifié, selon le procureur, expliquant néanmoins être opposé à la 5G, cette technologie qui doit être bientôt déployée en France. "A Saint-Thiébaut, remarque Lionel Lucas, on n'est pas sur une attaque du même gabarit. L'enquête est toujours en cours, mais il s'agit d'individus mieux préparés et bien plus motivés qui sont passés à l'action deux jours avant les individus que nous avons interpellés. Ils sont montés au sommet des tours pour y mettre le feu, à quelques minutes d'intervalle sans laisser de trace."

De l'influence des discours complotistes

Le profil et la motivation des auteurs de ces actes semblent donc encore difficile à arrêter. D'autant que, depuis le début du confinement, un certain nombre de théories du complot circule sur l'installation à la hâte de la 5G en France. En Bretagne, où plusieurs actions du même acabit ont été menées, la police bute également sur la pluralité des profils. "En fait, tout ça est un peu hybride. On ne peut pas dire que c'est à chaque fois l'extrême gauche ou que ça ne concerne jamais l'extrême gauche… Ça a l'air assez spontané et venant de citoyens qui ont envie d'en découdre", estime Eric Bothorel, le député des Côtes-d'Armor.

L'élu de La République en marche s'inquiète d'un phénomène "nouveau et en augmentation", porté par un discours complotiste. Un discours qui crée le doute dans une partie plus rationnelle de la population. L'enjeu, selon Eric Bothorel, étant de parvenir à contrer ces angoisses avec des réponses scientifiques claires.

Certaines considérations environnementales ne sont pas délirantes, parce qu'on n'a pas encore remis la science au milieu du village et produit des études qui permettraient d'évacuer ces angoisses-là.

Eric Bothorel

à franceinfo

Le député pointe la responsabilité de ces "pages Facebook" qui relaient ce type de théories. "On peut imaginer que ces groupes voient aussi ces antennes-relais comme un symbole de l'Etat ou des collectivités. Dans la période qui vient de s'écouler il n'y a pas que les stations radioélectriques qui ont fait l'objet d'actions ciblées. Il y a toute une partie de la population qui se livre à ce type d'actes." Une analyse confirmée par l'un des principaux opérateurs français, dont les agents "travaillent sans relâche pour réparer les dégâts causés au réseau", explique-t-on à franceinfo. L'entreprise a choisi de rester anonyme, afin de ne pas risquer de voir ces actions se multiplier à son encontre.

Ce même opérateur de téléphonie doit assurer la sécurité "de dizaines de milliers de sites" en France. "Pour certains, où les actes de vandalisme se répètent, on travaille avec la mairie ou les forces de l'ordre", poursuit-il.

On a même mis en place des leurres, de fausses installations d'antennes-relais pour piéger les vandales. On en arrive là...

Un opérateur de téléphonie

à franceinfo 

Du "jamais-vu", explique-t-il à franceinfo. D'autant que les opérateurs se préparent à ce que ces dégradations se multiplient, avec l'arrivée prochaine de la 5G. "On a un sujet qui est solide, qui est de produire des éléments scientifiques qui font la démonstration que l'usage de la 5G n'a pas d'impact nocif", soutient le député Eric Bothorel. Une tâche qui, selon lui, ne doit pas incomber à l'exécutif ou à la majorité, lesquels ne seraient pas audibles dans un contexte de défiance. "C'est à des institutions neutres de le faire", conclut l'élu.

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