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"J'ai besoin d'eux mais j'ai souvent envie de les tuer" : ces entreprises françaises à la merci d'Amazon

Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Un dépôt Amazon à Saran (Loiret), en octobre 2018. (GUILLAUME SOUVANT / AFP)

Si les TPE et PME se réjouissent de la visibilité que leur offre la plateforme du géant du web, elles doivent aussi composer avec son intransigeance, entre menace de déréférencement, politique du client roi et guerre permanente des prix. 

"Se lancer sur Amazon a été comme ouvrir une boutique sur les Champs-Elysées de chaque capitale du monde." Ce témoignage très enthousiaste d'une entreprise spécialisée dans l'esthétique professionnelle est fièrement mis en avant sur le site d'Amazon, aux côtés d'autres success stories d'entreprises françaises. Depuis deux ans, la marketplace (ou place de marché) multiplie les initiatives à l'égard des entrepreneurs de l'Hexagone pour les inciter à vendre leurs produits sur sa plateforme numérique.

D'après les chiffres d'Eurostat, à peine 16% des PME françaises vendaient en ligne en 2015, ce qui place la France au treizième rang de l'Union européenne. Amazon tente de s'engouffrer dans la brèche pour étendre son catalogue en proposant davantage de produits de fabricants français. "Le fait de référencer des produits de niches apporte à Amazon une réputation de qualité qui la démarque de ses concurrents", explique Michel Koch, directeur général de l'Institut du commerce connecté (ICC) à franceinfo. 

Un mariage de raison

Quelque 10 000 TPE et PME françaises écoulent leur marchandise sur la plateforme. Pour ces sociétés, vendre sur Amazon, c'est accéder à un marché titanesque de 28 millions de visiteurs uniques par mois. Mais c'est aussi se retrouver dans une situation de dépendance vis-à-vis du géant de la vente en ligne, sans aucun pouvoir de négociation. Des entrepreneurs racontent à franceinfo leur relation d'amour/haine avec Amazon, tiraillés entre la visibilité unique que leur apporte le mastodonte et les contraintes qu'il fait peser sur eux. Quitte, parfois, à mettre en danger leur survie.

Il y a dix ans, son baccalauréat en poche, Julien Miteaux a décidé de lancer son entreprise de vente en ligne de jeux vidéo et de consoles. Pas besoin pour lui de créer un site internet pour se faire connaître : il s'inscrit sur plusieurs places de marché, dont Amazon.

Les marketplaces, c’est un super outil pour débuter avec des moyens très réduits.

Julien Miteaux, dirigeant de Destockage Games

à franceinfo

"C'est très intuitif et très simple de mettre des choses en vente sur ces plateformes", explique à franceinfo celui qui emploie désormais huit salariés. Un constat partagé par Michel Koch. Pour lui, vendre sur Amazon permet d'acquérir "les bonnes pratiques" en matière de e-commerce : "La plateforme vous guide pour bien écrire vos fiches produits, mettre en valeur vos images. Vous y apprenez toutes les règles en matière de délais de livraison et de gestion des stocks".

Mais Amazon ouvre surtout à ses vendeurs l'accès à un marché mondial. Un argument de taille pour Jean-Christophe Caurette, directeur des éditions du même nom : "Le fait d’être référencé sur la plateforme nous permet de pénétrer un marché européen beaucoup plus large que le marché français. C’est très intéressant pour nous car nous faisons 80% de notre chiffre d'affaires à l'étranger", expose-t-il à franceinfo. 

Pour tout vendeur qui veut s'implanter en ligne, Amazon sonne comme une évidence : "De toutes les places de marché, c'est de loin sur Amazon qu’on vend le plus, observe Julien Miteaux. Ça reste le premier réflexe des gens : c’est tellement pratique. Avec l’abonnement 'prime', ça va très vite."

En France, Amazon est le leader des plateformes de e-commerce dans presque tous les domaines. Le dernier baromètre Médiamétrie classe le site en tête pour la mode, les produits culturels, l'électronique, l'électroménager, mais aussi les meubles et la décoration. "Amazon a un mot d'ordre : la satisfaction client. C'est grâce à cette exigence qu'ils en sont arrivés là", analyse Michel Koch. Et les vendeurs ont intérêt à s'aligner sur les règles très strictes fixées par le site. Au risque d'en être éjectés.

Le déréférencement, la phobie des vendeurs 

Fin mars, Mounir Mahjoubi, alors secrétaire d’Etat chargé du numérique, clamait "sa colère contre Amazon" dans Le Parisien après que la firme ait refusé de signer sa charte de bonne conduite avec les PME françaises. Dans la liste des griefs qui lui étaient remontés par les entreprises, le secrétaire d'Etat en citait un, en particulier : "L’un des premiers problèmes est celui du déréférencement : du jour au lendemain, votre compte disparaît". Tous les vendeurs de la plateforme y sont potentiellement exposés. En 2015, l'expérience prometteuse de Julien Miteaux a ainsi failli brutalement s'arrêter. "Amazon a soudainement fermé notre compte pour des taux de commande défectueux", se souvient-il.  

Au bout de trois mois, notre compte a finalement été rouvert mais notre business a failli s’écrouler. A cette époque-là, Amazon représentait 70% de notre chiffre d’affaires.

Julien Miteaux

à franceinfo

Si Patrick Labarre, directeur de la marketplace d'Amazon France, affirme à franceinfo que les entreprises sont toujours "prévenues avant toute suspension", beaucoup assurent ne pas avoir été averties et s'être retrouvées devant le fait accompli. 

Pour qu'un compte soit réactivé, Amazon demande qu'un "plan d'action" soit mis en place. Il doit être exposé dans un document d'une page, dans lequel le vendeur explique les mesures qu'il s'engage à mettre en oeuvre pour ne pas reproduire ses erreurs. "Il faut être concis et pertinent, avec des mots-clefs. Ce sont des robots qui traitent les demandes, décrit Julien Miteaux. J'ai reçu des dizaines de réponses négatives à tous mes plans. A chaque fois au bout de cinq minutes. Il n'y a aucune interaction humaine."

Le procédé apparaît si opaque pour les entreprises que certaines font appel aux services de sociétés spécialisées sur le sujet. "On a eu des dizaines et des dizaines de cas qu’on a dû aider à se faire reréférencer sur Amazon", constate Stéphane Jauffret, président et cofondateur de SellerMania, une entreprise qui accompagne les vendeurs sur les marketplaces. Selon lui, Amazon a toujours une raison précise de suspendre le compte d'un vendeur. "Mais elle est souvent mal expliquée et noyée dans d'autres informations, concède-t-il. Amazon a un gros travail de pédagogie à faire". L'afflux de vendeurs paniqués est tel que Stéphane Jauffret a décidé d'éditer un livre spécialement dédié au problème du déréférencement. 

"Ils ont même repris ma tête sur leurs sites" 

Autre problème de taille pour les vendeurs : les contrefaçons. Thibault en a fait les frais. Sa gamme de parapluies, design et robustes, lancée en 2014 sur Amazon, avait tout de la sucess story. Très vite, il est passé numéro un des ventes et l'est resté pendant plus de deux ans. "J'avais flairé un truc", se souvient le trentenaire. Mais, ensuite, "les Chinois sont arrivés". La plupart des contrefaçons présentes sur Amazon proviennent de grossistes implantés en Chine : ils repèrent un produit qui fonctionne, le copient et inondent la plateforme avec ces faux, à prix cassés. 

Une entreprise qui commercialise un casse-tête 3D, entièrement fabriqué en France, est, elle aussi, victime de son succès. Il y a deux ans, quand ses petits cubes ont commencé à bien se vendre, des copies beaucoup moins chères, produites en Chine, sont peu à peu apparues. "Ils ont copié l’emballage, la charte graphique. Ils ont même repris ma tête sur leurs sites", s'étrangle Jonathan*, l'inventeur de ces cubes. 

Je me bats tous les jours pour traquer et faire virer les copies. Mais au Canada, par exemple, c'est déjà trop tard : ils ont pris tout le marché.

Jonathan

à franceinfo

Le phénomène est extrêmement répandu et difficile à endiguer pour la plateforme, note Michel Koch : "Amazon met en place de plus en plus de mesures pour tenter de limiter les contrefaçons mais il y a tellement de références... c'est difficile de faire le tri". Patrick Labarre assure à franceinfo que ses équipes "agissent toujours au plus vite pour les supprimer"

Frais surprises

Sur Amazon, la concurrence entre marchands est donc particulièrement rude : tous se livrent une bataille permanente sur les prix. "Si vous voulez vendre, il faut baisser vos prix pour vous aligner sur vos concurrents. C’est une spirale. Il y a toujours quelqu’un qui revend moins cher", regrette l'un des gérants de BonheurBio, une PME spécialisée dans les insecticides biologiques. Il ne vend quasiment plus sur Amazon pour ne pas avoir à baisser ses prix, mais reste sur la plateforme pour continuer à être bien référencé sur les moteurs de recherche.

Mais la guerre des prix est surtout menée par la plateforme elle-même. Car Amazon prélève entre 15% et 20% du chiffre d'affaires de ses vendeurs. Pour se lancer sur le site, il faut donc bénéficier de marges suffisantes. "ll y a la commission de base mais il y a toujours des frais surprises qui s'ajoutent", pointe Jonathan. Et parfois, ces hausses apparaissent brutalement.

Les frais d'expédition sont passés de 2,50 euros à 4,30 euros. On l’a découvert dans une de leur énième newsletter. Si on n’est pas hyper vigilants, on peut passer à côté de plein d’infos essentielles.

Jonathan

à franceinfo

Pas de chance : cette hausse des frais d'expédition correspond à la marge que l'entreprise dégageait sur l'un de ses produits. Jonathan a donc dû retirer certains de ses cubes du site, pour ne pas vendre à perte. "J'ai besoin d'eux mais j'ai souvent envie de les tuer" résume-t-il.

C'est cette relation de dépendance des entreprises à la plateforme qui a poussé la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) à assigner Amazon en justice fin 2017 pour pratiques abusives envers ses fournisseurs. Pour cette branche du ministère de l'Economie, le leader mondial du commerce en ligne abuse largement de sa position dominante. "Le rapport de force entre Amazon et ses vendeurs ressemble beaucoup aux relations qui existent entre la grande distribution et ses fournisseurs", constate Loïc Tanguy, directeur de cabinet à la DGCCRF.

Quand le copieur s'appelle Amazon 

Une autre problématique, peut-être plus pernicieuse encore, inquiète de plus en plus les entreprises : la capacité d'Amazon à détecter les produits qui fonctionnent sur sa plateforme... pour ensuite les produire sous sa propre marque. C'est ce qu'a vécu Pierre & Sol, une entreprise belge de revêtements de sols. "Nous sommes arrivés en 2013 sur Amazon et on a commencé à vendre un produit spécialisé dans la protection de la pierre naturelle", explique Jeremy Vanwynsberghe, webmaster de l’entreprise, à franceinfo.

A l'époque, la marque belge est la première à proposer ce produit qui se vend très bien. A tel point qu'Amazon remarque ses performances et décide d'aller voir directement le fournisseur de Pierre & Sol pour vendre le produit sous sa propre marque. Au final, la plateforme le commercialise moins cher que Pierre & Sol, qui voit ses ventes diminuer. 

Comme Amazon dispose d'une grande trésorerie, ils peuvent se permettre d'acheter un gros stock ou de gratter sur les marges. Nous, on ne peut pas.

Jeremy Vanwynsberghe

à franceinfo

Ainsi, contrairement aux autres plateformes de e-commerce, Amazon n'est pas uniquement une marketplace, elle est aussi un vendeur qui distribue ses propres marques. AmazonBasics propose ainsi toutes sortes d'articles pour la vie quotidienne : des valises, des rangements pour bureaux, des piles ou des accessoires pour téléphones. En septembre 2018, la Commission européenne a lancé une enquête préliminaire pour savoir si la firme utilisait les données des commerçants présents sur son site afin de favoriser ses propres ventes.

Comme le relatait alors L'ObsMargrethe Vestager, la commissaire européenne à la Concurrence a interpellé le géant américain lors d'un conférence de presse à Bruxelles : "Si vous, en tant qu’Amazon, obtenez les données des petits commerçants que vous hébergez — ce qui peut bien sûr être tout à fait légitime parce que vous pouvez améliorer votre service au profit de ces petits commerçants — utilisez-vous également ces données pour faire vos propres calculs ?" Des questionnaires ont été envoyés à des centaines de e-marchands pour collecter des informations et éventuellement décider d'une enquête formelle. En attendant, le tout puissant Amazon continue de faire la pluie et le beau temps pour des milliers d'entrepreneurs français.

*Les prénoms ont été modifiés 

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