La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a jugé lundi que le parquet français manquait d'indépendance
Son arrêt, très attendu dans les milieux politique et judiciaire, condamne la consignation durant 13 jours de l'équipage du cargo Winnet (battant pavillon cambodgien) par la Marine nationale au large des Canaries en juin 2002.
Cependant, tout en constatant la dépendance du parquet vis-à-vis de l'exécutif, la CEDH ne condamne pas Paris sur ce point.
Une décision mitigée
L'arrêt ne donne donc pas d'orientation claire. Il était pourtant de nature à contrecarrer la volonté du gouvernement français de supprimer le juge d'instruction dont les missions seraient assumées par le parquet.
Proposé en janvier 2009 par Nicolas Sarkozy, ce volet du projet de réforme de la procédure pénale ne doit pas être soumis au parlement avant début 2011.
La décision mitigée de la Cour devrait décevoir les opposants à la réforme, partis de gauche, organisations de magistrats et associations de victimes, qui craignent notamment qu'elle aboutisse à étouffer les affaires sensibles.
Elle ne devrait pas pour autant rassurer le gouvernement, la Cour européenne des droits de l'homme s'étant à plusieurs reprises déjà prononcée en faveur d'une indépendance du parquet vis-à-vis du pouvoir exécutif.
Pour les juges de Strasbourg, le contrôle de la détention doit être assuré par un magistrat présentant "les garanties d'indépendance à l'égard de l'exécutif et des parties, ce qui exclut notamment qu'il puisse agir par la suite contre le requérant dans la procédure pénale, à l'instar du ministère public".
"Le procureur de la République n'est pas une autorité judiciaire au sens que la jurisprudence de la Cour donne à cette notion: comme le soulignent les requérants, il lui manque en particulier l'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié", a jugé la Cour de Strasbourg dans une décision en appel de sa Grande chambre, la formation la plus solennelle de la Cour.
L'article 5.1 de la Convention européenne des droits de l'homme a donc été violé dans l'affaire du Winner, ont déclaré les juges. Cet arrêt confirme un jugement de première instance, rendu le 10 juillet 2008, et n'est pas susceptible d'appel. Il s'impose donc au gouvernement français de manière obligatoire.
La genèse de l'affaire
Le Winner transportait des dizaines de kilos de cocaïne lors de son arraisonnement par la marine française. Le Cambodge n'étant pas signataire de la convention de Montengo Bay qui régit le droit international de la mer, Paris avait obtenu l'accord des autorités de Phnom Penh pour intercepter le Winner dans une note qui n'évoquait ni la détention de l'équipage ni son transfert en France.
Le cargo avait été ensuite conduit au port de Brest où les 11 hommes d'équipage avaient été présentés à un juge. Ils avaient été mis en examen pour trafic de stupéfiants à son arrivée à Brest.
Trois d'entre eux ont été condamnés à des peines allant de trois à vingt ans de prison, six autres ont été acquittés.
Neuf marins du Winner, dont Oleksandr Medvedyev, avaient ensuite porté plainte contre la France devant la Cour européenne pour contester la légalité de leur rétention à bord, en invoquant les articles 5.1 de la Convention européenne des droits de l'homme (interdiction des privations de libertés non prévues par la loi) et 5.3 ("toute personne arrêtée ou détenue doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires").
L'arrêt Medvedyev
L'arrêt, aujourd'hui appelé Medvedyev, confirme la condamnation de la France pour "détention arbitraire" du capitaine et des marins. Il estime que la détention des marins, supervisée à distance par le seul procureur de la République de Brest, aurait dû être contrôlée par une autorité judiciaire indépendante. "Ainsi la privation de liberté subie par les requérants (...) n'était pas 'régulière' faute de base légale ayant les qualités requises pour satisfaire au principe général de sécurité juridique", estiment les juges de Strasbourg.
Déboutés sur l'article 5.3 en première instance, en juillet 2008, les marins ont obtenu partiellement raison au titre de l'article 5.1: les juges européens ont estimé que la détention à bord du Winner manquait de base légale. A la demande de la France et des marins, mécontents d'avoir été partiellement déboutés, l'affaire avait été réexaminée en appel le 6 mai 2009 par la Grande chambre.
Les débats devant la Cour européenne
L'avocat des requérants, Me Patrice Spinosi, avait alors fait valoir que les magistrats du parquet sont placés, selon la loi, "sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l'autorité du garde des Sceaux, ministre de la Justice"."Le droit comme la réalité démontre la dépendance du parquet français", avait-il plaidé.
La représentante du gouvernement français, Edwige Belliard, avait, pour sa part, fustigé une "présentation volontairement caricaturale" du parquet. Elle avait soutenu le "fondement légal" de cette opération en haute mer, tant du point de vue du droit international que du droit français.
Réaction de la garde des Sceaux
Pour la ministre de la Justice, Michèle Alliot-Marie, le jugement "ne remet pas en cause le statut du parquet français".
La cour de Strasbourg a condamné la France pour "la détention de l'équipage d'un navire arraisonné dans le cadre de la lutte contre le trafic de drogue en haute mer", rappelle dans un communiqué la Garde des Sceaux, qui "prend acte" de cette condamnation. Sur la base de l'article 5-1 de la convention européenne des droits de l'Homme, la Cour "estime que, même dans des circonstances aussi exceptionnelles, la France ne disposait pas au moment des faits, du cadre légal approprié", poursuit le texte.
Le gouvernement "a d'ores et déjà tiré toutes les conséquences de cette décision sur la question spécifique des arrestations en mer, puisqu'un projet de loi relatif à la piraterie maritime sera débattu dès cette semaine au Parlement", ajoute Mme Alliot -Marie.
2e arrêt de la CEDH d'ici l'été
Après l'arrêt Medvedyev, la Cour européenne des droits de l'Homme rendra un second arrêt d'ici l'été concernant le statut du parquet, un nouvel élément dont le gouvernement français aura à tenir compte pour la réforme judiciaire en cours, a-t-on appris lundi auprès de la Cour.
L'avocate toulousaine France Moulin, mise en examen et incarcérée pendant 23 jours pour "révélation d'informations à une tierce personne susceptible d'être mise en examen", a déposé en 2006 un recours contre la France, estimant illégal son maintien en garde à vue puis en détention pendant cinq jours, ordonné par un procureur adjoint de Toulouse.
Elle s'estime de ce fait victime d'une violation de l'article 5.3 de la Convention européenne des droits de l'Homme
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