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"L'abstention, ça nous dessert et ça les arrange"

Les militants d'AC le Feu peinent à rallumer la flamme citoyenne de 2007. Même entre eux. FTVi les a rencontrés.

Article rédigé par Salomé Legrand, Christophe Rauzy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Mohamed et Khadija, deux jeunes membres du collectif AC le Feu, association citoyenne appelant à la mobilisation politique dans les banlieues, le 28 mars 2012 à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). (CHRISTOPHE RAUZY / FTVI)

Ils gardent le sourire, mais ça n’a pas été facile. Mercredi 28 mars, 18h30, dans le local du collectif AC le Feu, rebaptisé ministère de la crise des banlieues, à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), Mehdi, porte-parole de l’association, propose aux participants d’exprimer leur "ressenti" quant au tour de France qu’ils viennent d’effectuer.

Deux minibus, une dizaine de villes chacun en dix jours. Comme en 2007, les membres de l’association ont sillonné l'Hexagone pour remettre les banlieues au cœur de la campagne présidentielle. Objectif : convaincre les citoyens d’aller voter et leur présenter 23 propositions, qu’ils comptent soumettre aux candidats à l’élection présidentielle. Autour de la table ils en rigolent, mais l’effervescence n’est plus au rendez-vous.

Le siège du collectif AC le Feu, rebaptisé "Ministère de la crise des banlieues", le 28 mars 2012 à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). (CHRISTOPHE RAUZY / FTVI)

"Les gens, ils commencent par nous dire 'si c’est pour de l’argent, c’est pas la peine !'", entame Fatima, yeux bleus intenses, voile et djellaba verts à breloques dorées. "Il y a un vrai changement, tout le monde est désabusé. En 2007, la politique, ça leur semblait loin, mais là, c’est plus que c’est loin, c’est qu’ils pensent que ça ne changera rien, que, quoi qu’il arrive, les politiques feront ce qu'ils veulent", s’emporte la quadra.

"On entend tout le temps 'mais ça sert à quoi ?'", confirme Mohamed, 25 ans, qui a rejoint le collectif récemment. "Il y a un blocage psychologique, ça fait des années qu’ils entendent leurs grands-pères, leurs pères, dire que rien n’a bougé", analyse le jeune homme, originaire de Grigny (Essonne) et parisien depuis peu.

"Ils y croient pas du tout, en même temps moi non plus !"

"Et je les comprends, leurs déceptions, le fait qu’ils soient fatigués", poursuit-il, et puis "se faire contrôler 3-4 fois par jour, ça ne donne pas envie d’aller voter !" Lui-même est un peu désemparé. Comptable de formation, il se retrouve au chômage après un an d’intérim. Et de raconter, un timide sourire aux lèvres, bien propre sur lui dans sa chemise pastel à carreaux : "Je voudrais faire une formation de taxi mais on me propose que de la maçonnerie."

Une affiche appelant les jeunes à voter, message principal du collectif citoyen AC le Feu, basé à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). (CHRISTOPHE RAUZY / FTVI)

Pour lui, rien n’a changé depuis 2007. Pas plus que pour Fatima, qui élève seule sa fille de 17 ans avec le RSA - malgré un diplôme en langues étrangères - et qui "cumule : femme, 40 ans, arabe et avec une adresse à Clichy-sous-Bois, sans voiture, sans transports". Dans les quartiers, le vote, les gens n'"y croient pas du tout, en même temps moi non plus !", assène-t-elle, grande gueule.

"C’est pas la même envie, le même engouement", confirme Khadija, 25 ans, voile noir et beige, ses grands yeux discrètement maquillés. "En 2007, on se sentait plus concernés, la motivation était là, on avait la niaque, par rapport aux émeutes de 2005, on était plus dedans." La jeune femme, qui confie avoir "presque été embobinée" par les promesses de Sarkozy il y a cinq ans, fait, elle aussi, partie des déçus.

"A la trappe"

"On veut qu’ils remettent nos problématiques au cœur du débat, martèle Khadija, le logement, la citoyenneté, l’emploi, la sécurité mais pas de façon outrancière. Depuis cinq ans, toutes ces problématiques sont passées à la trappe."

"Quand on parle des quartiers, on a tendance à nous rétorquer qu’on y a injecté des milliards", explique Audrey, rare salariée du collectif, chignon blond bien plaqué vers l’arrière et immenses créoles. "C’est sûr que c’est plus facile de nous présenter comme des gens qui se plaignent tout le temps que de régler les problèmes", s’agace la jeune femme, qui raconte comment la façade de son immeuble a été repeinte, mais pas l’intérieur des balcons ni même les parties communes.

Aujourd’hui, "les gens ont encore plus envie de changement mais ont moins d’énergie", regrette Khadija. Mehdi confirme "cet essoufflement" dû selon lui à "une vraie déception politique".

"Dans les quartiers, il y a une vraie déception politique" (FTVi)

Avec leur tour de France, les bénévoles d’AC Le Feu se sont aperçus que leurs revendications sur l’emploi ou les services publics étaient partagées par une grande majorité des Français, des territoires ruraux notamment. Difficile du coup de "sortir de cet angle mort que sont les banlieues", dixit Fatima, tout en attirant l’attention sur l’exacerbation des problèmes dans ces zones périurbaines.

"Passés d'assistés à terroristes"

A moins d’un mois du premier tour, "aucun projet politique ne reprend nos propositions", regrette Audrey. "On est même reparti sur le discours ultrasécuritaire", désespère Fatima, plus qu’agacée par "cette affaire de Toulouse" qui fait passer les habitants des quartiers populaires "d’assistés" à "terroristes". L’affaire Merah n’a d’ailleurs pas seulement favorisé les amalgames, elle a aussi empêché l’étape du minibus du collectif dans la Ville rose, prévue pile le jour de l’assaut du Raid, à cause du plan Vigipirate écarlate.

Dans ce contexte, "on passe par la colère, la frustration puis on se dit : 'Je vais me débrouiller tout seul dans mon coin'", explique Fatima. Avant de se reprendre : "Le vote, il ne nous reste que ça. Tant qu’on sera abstentionnistes, non-votants, on ne s’occupera pas de nous."

Les membres du collectif AC le Feu lors d'une réunion au retour de leur "tour de France", le 28 mars 2012. Le constat : "Il y a un vrai changement, tout le monde est désabusé." (CHRISTOPHE RAUZY / FTVI)

"Durant le tour de France, j’ai même eu des gens qui m’expliquaient que l’abstention allait faire réfléchir les hommes politiques, mais c’est pas vrai, ça nous dessert et ça les arrange", dit Audrey en écho.

"On vit en France, on a grandi en France, on a notre avenir ici", insiste Mohamed, qui s’accroche. "On a des droits, on va les prendre jusqu’au bout." Pour convaincre les sceptiques du vote, il n’hésite pas : "C’est tout ce qu’ils [les politiques] attendent, qu’on ne sorte de nos immeubles que pour jouer au foot. Si tu veux faire bouger les choses, c’est pas dans ton lit ou devant ta télé que ça se passe."

Presque tous comptent voter blanc, pour "montrer qu'[ils] existent" même s’ils ne "se sentent représentés par personne". Autour de la table blanche, sous les portraits de Zyed et Bouna, dont la mort dans un transformateur électrique après une poursuite avec la police avait déclenché les émeutes de 2005, la quinzaine de bénévoles présents planche activement sur l’organisation du tour de l’Ile-de-France qui commence. "On pourra pas dire qu’on n’aura pas essayé", lâche Khadija. 

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