A Lunel, la mosquée cristallise de nouvelles tensions entre les fidèles
La communauté musulmane de cette petite ville de l'Hérault, traumatisée par le départ de six jeunes en Syrie, connaît de nouvelles tensions. Depuis des mois, un groupe de "radicaux" tentent de prendre le contrôle de la mosquée.
Au téléphone, le souffle est court mais la voix est vive : "Il n'y a pas de problème et je ne veux pas en créer. Je suis dans la merde, c'est tout, s'emporte Rachid Belhaj, le président démissionnaire de l'Union des musulmans de Lunel, l'association qui gère la mosquée de cette petite ville de l'Hérault de 26 000 habitants. Je suis à Marseille, j'attends le nouveau vote. Je m'en fous que certains aillent faire le jihad, je ne veux pas d'ennuis."
Depuis plusieurs semaines, il règne une drôle d'ambiance à la mosquée Al-Baraka de Lunel. Des élections devaient avoir lieu, dimanche 25 octobre à 16h30, dans la grande salle de prière pour choisir le nouveau président. Après la démission houleuse de Rachid Belhaj, dix mois à peine après sa nomination en janvier, et le départ de l'imam Elhaj Benasseur, pour "menaces de mort réitérées", près de 800 fidèles étaient appelés à voter.
Seulement, l'élection a été reportée au 1er novembre. Selon Midi Libre, une bagarre a éclaté alors que les opérations de vote commençaient. Un groupe de jeunes fidèles - les mêmes qui sèment le trouble depuis plusieurs mois - s'en sont pris à d'autres, et un homme aurait été frappé.
Omerta et divisions
Deux jours plus tard, devant le lieu de culte situé dans la zone commerciale du Levant, la plupart des fidèles assurent n'avoir "rien vu, rien entendu". Mardi après-midi, Jamal* arrive en vélo depuis le chemin de la Vidourlenque, sourire aux lèvres. A l'évocation de la journée de dimanche, il se braque : "Je n'ai rien à dire, tout va bien." Venu à pieds, Amar* ajoute : "Je n'habite pas à Lunel. Je viens juste à la mosquée de temps en temps."
A l'intérieur, dans le patio carrelé entouré d'orangers, Jalal discute avec d'autres croyants plus "anciens". En jogging noir, le jeune facteur évacue les soupçons de conflits d'une voix ferme : "Des radicaux ici ? Franchement, on les aurait vus !, lance-t-il en riant. Il ne faut pas croire les médias." Une fois éloigné des anciens, il confie à voix basse : "Il y a bien quelques accrochages entre générations, mais ce sont des broutilles, pour des questions d'emplacements lors de la prière, par exemple."
Pourtant, depuis la révélation du décès de six jeunes Lunellois, partis faire le jihad en Syrie, à la fin 2014, les divisions se sont multipliées au sein de la communauté. Dix mois plus tard, certains comprennent ces départs, d'autres les condamnent, et la majorité se tient éloignée des débats. "Je suis vraiment étonnée d'entendre qu'il y a eu des bagarres à la mosquée", explique, d'une voix douce, la mère de Raphaël, l'un des jeunes décédés en Syrie, dans la salle de prière réservée aux femmes. A genoux sur le tapis pourpre, le visage encadré d'un long voile noir, cette psychologue convertie à l'islam poursuit : "Je n'ai jamais senti de tension particulière, hormis entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre le jihad."
"Je n'ai pas à les juger. Seul Dieu les jugera"
Une position que la mosquée a, elle-même, eu du mal à clarifier. En décembre 2014, l'ancien responsable, Lahoucine Goumri, crée la polémique en refusant de condamner le départ des jeunes Lunellois pour le jihad : "C'est leur choix. Je n'ai pas à les juger. Seul Dieu les jugera. (...) Pourquoi est-ce qu'une mosquée condamnerait, alors que les autres religions ne le font pas ?", explique-t-il lors d'un entretien accordé à Midi Libre.
Immédiatement, le Conseil français du culte musulman (CFCM) juge totalement "inadmissibles" ces déclarations. La fédération socialiste de l'Hérault dénonce des propos "tendancieux, abjects et scandaleux". La mosquée fait alors volte-face et publie un communiqué dans lequel elle condamne les départs et appelle les jeunes Lunellois qui seraient tentés par le jihad "à prendre conscience de l'ampleur de la gravité des crimes dont ils pourraient se rendre complices".
Impossible de savoir, à l'époque, si certains fidèles partageaient le discours de Lahoucine Goumri. En janvier, la mosquée organise de nouvelles élections. Après deux ans à la tête de l'association, ce dernier ne peut plus se représenter. Il est remplacé par Rachid Belhaj, 53 ans, élu de justesse avec 83 voix pour et 77 contre.
Loi du plus fort et spectre jihadiste
Après tous ces événements, la fréquentation de la mosquée diminue. De nombreux croyants préfèrent prier chez eux, loin de ces tensions qu'ils peinent à comprendre. "J'ai entendu parler de bagarres, d'histoires. Je me tiens éloigné, je n'ai rien vu, mais je préfère rester chez moi", lance, un brin évasif, Mohamed, 71 ans, rencontré dans le centre-ville de Lunel. D'autres préfèrent aller prier à la mosquée turque, à l'opposé de la ville.
L'apparent calme vole en éclats avec la démission de l'imam Elhaj Benasseur en octobre. "On parle d'un différend sur l'heure de la prière, mais en réalité, il y a un groupe d'une dizaine de jeunes, nés dans les années 1990, ainsi que des trentenaires et des convertis, qui exercent des pressions psychologiques et physiques sur les autres, détaille Philippe Moissonnier, conseiller municipal PS, l'une des rares personnalités publiques à s'exprimer sur le sujet. Leurs revendications sont opaques. L'un d'eux, Karim Yahiaoui, exigeait que l'imam parle français, et face à son refus, cela aurait créé des conflits."
L'élu évoque aussi une lutte intestine pour la direction de la mosquée et des divergences de courant religieux. "Il y a des élites qui se passeraient bien de chef, d'autres qui préfèrent mettre quelqu'un de leur pays d'origine ou de leur courant...", glisse-t-il. La majorité des musulmans de Lunel est originaire du Maroc, et la mosquée est connue pour accueillir de nombreux croyants tabligh, un mouvement piétiste fondamentaliste.
Une question linguistique ?
En février, Karim Yahiaoui, un homme de 37 ans d'origine marocaine, le visage rond et les cheveux noirs plaqués, avait sollicité un entretien à Midi Libre, pour expliquer les problèmes de la mosquée, selon lui d'ordre linguistique : "Depuis cinq ans qu'il est à Lunel, l'imam n'a fait aucun effort réel pour apprendre le français. (...) Nous, on veut un islam de France." Face au refus de l'imam de parler français, Karim Yahiaoui aurait alors choisi de prier avec ses acolytes dans une autre salle. Une décision qui suscite des doutes chez certains, qui assimilent ces fidèles à "des gens favorables au jihad qui prient à part".
"L'argument linguistique est une grosse blague, réplique David Mendel, l'avocat de l'imam, qui a porté plainte. Karim Yahiaoui reproche à l'imam d'être trop modéré et en même temps, il veut qu'il rende hommage aux jeunes partis en Syrie. On a relevé de nombreuses menaces lors de la plainte."
Le 27 janvier, lors du coup de filet anti-jihadistes dans le quartier des Halles à Lunel, Karim Yahiaoui ne fait pas partie des cinq personnes interpellées. "Ce jeune homme est aux antipodes du terrorisme, s'insurge son avocat, Jean-Marc Darrigade. Rendre hommage aux morts, ce n'est quand même pas faire l'apologie du terrorisme ! Le problème, c'est plutôt l'imam, qui n'a jamais su retenir ces jeunes."
En septembre, Karim Yahiaoui a été condamné, avec un autre homme, à de la prison avec sursis pour menaces de mort, une peine supérieure à celle requise par le parquet, ainsi qu'à une interdiction de fréquenter la mosquée pendant deux ans. Les deux jeunes ont fait appel. Impossible de savoir s'ils étaient présents lors du vote dimanche.
"Ils veulent devenir musulmans sans comprendre l'islam"
Au-delà d'une lutte de pouvoir, d'autres fidèles évoquent un conflit de générations à la mosquée, propre à l'époque et non à Lunel. "Aujourd'hui, les jeunes nés en France ne comprennent pas bien l'arabe littéral lors des prières, explique Saïd Benabdelkader, cigarette à la bouche, sur la terrasse du bar très fréquenté Les Amis, dans le centre-ville. Ils vont apprendre l'islam sur internet, avec des vidéos de propagande. Ils veulent devenir musulmans, sans comprendre l'islam." Ce façadier de 54 ans, croyant mais non pratiquant, s'inquiète pour ses enfants. "Mon fils veut m'amener à la mosquée. Son quotidien, c'est 'maison-prière', je ne le comprends pas."
Même impression pour Bilal, jeune vendeur de fruits originaire de Barcelone. "Il y a les mêmes tensions en Espagne. C'est un problème de génération. Les jeunes apprennent beaucoup par eux-mêmes or, l’islam met du temps à être enseigné, ce n'est pas noir ou blanc. Il faut des années pour aller au-delà de la lecture basique du Coran", assure-t-il sur le parking de la mosquée, évoquant un rapport à la religion "plus frontal et vindicatif", que celui de ses aînés.
En juillet 2010, un rapport sur l'enseignement de l'islam, mené par l'Institut des études de l'islam et l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), avait souligné les lacunes de l'enseignement dans la madrasa (école coranique) de la mosquée de Lunel, qui ne fonctionnerait qu'avec "des bénévoles (...) pas toujours aptes à l'enseignement auprès d'un public". L'élu Philippe Moissonnier résume : "La communauté musulmane de la ville s'agrandit et cherche à se structurer. La mosquée leur appartient, mais personne ne la dirige vraiment." De l'autre, les jeunes ont une vision mondialisée de l'islam, et vont apprendre leur religion sur internet. "Tout ça rapporté à l'échelle de Lunel, ça fait beaucoup", regrette-t-il.
Si le vote du dimanche 1er novembre n'aboutit pas, l'élu l'affirme : "Je demanderai publiquement à ce qu'on ferme la mosquée, ça ne peut pas continuer à être la pétaudière."
* Les noms ont été modifiés
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