Comment la déradicalisation, devenue un business, laisse prospérer des structures peu sérieuses
Près de 80 structures – associations ou entreprises – ont investi le secteur très subventionné de la lutte contre la radicalisation. Toutes ne présentent pas des garanties de sérieux et de professionnalisme.
100 millions d’euros : c’est la somme que le gouvernement va débloquer, sur trois ans, pour lutter contre la radicalisation. Une somme importante, annoncée le 24 octobre 2016 par Manuel Valls, qui a pour conséquence l’émergence d’un marché de la "déradicalisation".
Aujourd’hui, près de 80 structures – associations ou entreprises – ont investi ce secteur et chassent les subventions. Le problème est qu’elles ne présentent pas toutes des garanties de sérieux et de professionnalisme. Depuis les attentats de Paris et Saint-Denis, la demande en matière de prévention de la radicalisation explose. Collectivités locales, préfectures, Éducation nationale ou encore grandes entreprises sollicitent des associations afin qu’elles les sensibilisent à cette nouvelle problématique. Ces associations parcourent la France en proposant des formations.
Certaines de ces structures se voient confier des missions bien plus sensibles : prendre en charge des jeunes radicalisés. Aujourd’hui, 2 200 personnes "signalées radicalisées" sont ainsi suivies par des associations à la demande des pouvoirs publics.
Des compétences bidonnées
Côté pile, certaines associations se vantent, notamment dans les médias, d’avoir des équipes étoffées aux CV bien fournis. Mais côté face, la réalité est parfois bien différente. C’est ce que nous a raconté Julien Revial, un jeune étudiant qui, en 2014, s’est retrouvé salarié d’une "maison de prévention de la radicalisation" en Seine-Saint-Denis. Une initiative subventionnée par l’Etat qui a tourné au fiasco."Quand je voyais certains articles de presse, explique l'ancien salarié, que j’entendais certains médias parler de notre structure, je me demandais vraiment si c’était la structure dans laquelle je travaillais !"Julien se souvient : "On parlait de juristes, de victimologues-criminologues, enfin des gens avec des compétences très solides. Dans la réalité, il y avait moi, qui n’avait aucune compétence sur ce sujet-là, et puis la personne chargée du pôle psychologie, qui était une stagiaire qui effectuait son stage de fin d’études !"
Amer, Julien Revial vient de tirer un livre de son expérience (Cellule de déradicalisation, chronique d’une désillusion). Son ancienne "patronne", qui dirigeait la Maison de prévention de la radicalisation, a été dénoncée à la justice par le préfet de police de Paris. Elle est soupçonnée de détournements de fonds publics et sera jugée au mois de mars.
Des méthodes d'amateurs
Absence de formation, absence de méthodologie : dans ces associations, il y a surtout "des amateurs qui bricolent". C’est le coup de colère d’un ancien salarié – qui a souhaité rester anonyme – d’une structure mandatée par l’Etat. Il pense que ce business se fait au détriment des jeunes dont on s’occupe. "Je m'attendais à ce qu'on soit formé, qu'on ait une culture, une méthode commune. Il n'en a rien été", raconte l'ancien salarié.
On confie le cas de ces jeunes radicalisés à des gens qui sont souvent de bonne volonté mais qui ne sont pas du tout armés pour les accompagner. Et tant pis si les gamins rechutent, se radicalisent encore plus, si leurs proches se sentent démunis.
Selon cet ancien salarié, l'essentiel était "de montrer qu'on est présent sur le terrain, peu importe comment. Parce que c'est valorisant de bosser sur la radicalisation. Et puis parce qu'il y a de l'argent à la clé, évidemment. Ces associations le savent : les pouvoirs publics ne leur laisseront pas les cas de radicalisation vraiment lourds. Alors autant en profiter !"
Des structures très douteuses
Certaines associations vont jusqu’à mettre en avant des soutiens qu’elles n’ont pas obtenus. C’est le cas d’Unismed,une structure basée à Nice qui vient de remporter un appel d’offre national pour prendre en charge des personnes radicalisées. Sur ses brochures, ses documents officiels et sur son site internet, Unismed se targuait d’avoir le soutien d’ONG prestigieuses comme France Terre d’asile. Le président de cette association, Pierre Henry, en tombe de sa chaise et assure qu'il va demander à Unismed de retirer les références à France Terre d'asile. "Il n’y a aucune raison que notre logo apparaisse sur ce site, il n’y a pas à se servir de notre image dès lors qu’il n’y aucun accord de partenariat." Suite à nos sollicitations, Unismed a retiré de ses brochures le logo de France Terre d’asile.
Des experts autoproclamés
Du côté du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), on assure que les associations sélectionnées par l’Etat pour "déradicaliser" font l’objet de contrôles scrupuleux. La sénatrice écologiste Esther Benbassa, qui mène en ce moment une mission parlementaire sur le sujet, pense au contraire que les contrôles ne sont pas suffisants.
Selon elle, beaucoup trop d’experts "autoproclamés" sont parvenus à investir le marché."Tout le monde peut s’engouffrer parce que ce n’est pas difficile, on donne trois cours d’islam et on fait de la palabre ! On fait d’abord de l’effet auprès de la préfecture ou du département. Puis les médias vous tombent dessus et vous devenez des vedettes. Mais ce n’est pas avec du vedettariat qu’on fera du travail ", lâche t-elle.
La déradicalisation, ce n’est pas du vedettariat !
Des évaluations défaillantes
Cette sénatrice fait référence en creux à la très médiatique Dounia Bouzar. L’ancienne éducatrice de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) était devenue la "madame désembrigadement" du gouvernement entre 2014 et 2016. Aujourd’hui, Dounia Bouzar ne veut plus recevoir de subventions publiques. Elle se dit fière de son bilan : un millier de jeunes "sauvés" de l’emprise de Daech grâce à ses méthodes.
Ce bilan honorable ne convainc pas tout le monde. A commencer par la sénatrice UDI Nathalie Goulet qui a demandé un audit sur les fonds publics attribués à la déradicalisation."A partir du moment où on a demandé des évaluations et à partir du moment où on ne les a pas eues, le doute s’est instauré, forcément", explique t-elle.
Nathalie Goulet met en doute l’ensemble des résultats, et pas seulement ceux de Dounia Bouzar. "On n’a pas de grille de lecture. Vous ne savez pas combien de gens vous avez au départ, vous ne savez pas comment ils sont traités, vous ne savez pas combien il en reste à l’arrivée, ni ce qu’on en fait. Vous ne pouvez alors avoir que des points d’interrogation ! En France, on a un vrai problème en général pour l’évaluation des programmes, mais, là, c’est extrêmement grave, parce qu’on a quand même des jeunes qui sont des bombes ambulantes dans nos rues !"
A cela se greffe un autre problème : personne ne semble d’accord aujourd’hui sur ce qu’est la radicalisation et sur ce que sont ses origines. "On n’a toujours pas définit de ligne claire", reconnaît un haut fonctionnaire. Et quand on n’est pas d’accord sur le diagnostic, difficile de savoir quel remède prescrire.
>> L'enquête d'Elodie Guéguen dans Secrets d’Info sur France Inter.
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