Etat d'urgence : comment la France s'autorise à déroger à la Convention européenne des droits de l'homme
Le gouvernement a donné ses raisons au Conseil de l'Europe, dans une lettre envoyée le 24 novembre.
Paradoxe. Alors que la France proclame sa volonté de lutter contre le terrorisme au nom des droits de l'homme, elle s'apprête à déroger à ces mêmes droits de l'homme au nom de l'état d'urgence. Celui-ci a été décrété pour trois mois après les attaques du 13 novembre à Paris, qui ont fait au moins 130 morts.
Dans un courrier envoyé le 24 novembre, Paris a officiellement informé le Conseil de l’Europe "d’un certain nombre de mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence instauré à la suite des attentats terroristes de grande ampleur perpétrés à Paris, mesures qui sont susceptibles de nécessiter une dérogation à certains droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme" (CEDH), signale le site du Conseil de l'Europe, le 25 novembre. Six questions-réponses autour de cette procédure :
Pourquoi Paris saisit-elle la Cour européenne des droits de l'homme ?
L’article 15 de la Convention européenne des droits de l'homme autorise les Etats à déroger aux obligations prévues par la Convention européenne des droits de l'homme en cas de guerre, mais également "d’un autre danger public menaçant la vie de la nation", précise NextInpact.
Cette dérogation est encadrée : le pays demandeur doit donner ses raisons, et la Cour se prononce sur la conformité de sa demande, au vu des critères établis dans la Convention.
Quels sont les arguments de la France ?
La demande de dérogation française est publiée sur le site du Conseil de l'Europe . "La Représentation permanente de la France informe le secrétaire général du Conseil de l’Europe de ce qui suit : le 13 novembre 2015, des attentats terroristes de grande ampleur ont eu lieu en région parisienne" écrivent les autorités.
Expliquant que "la menace terroriste en France revêt un caractère durable, au vu des indications des services de renseignement et du contexte international", le gouvernement signale avoir prolongé de trois mois l'état d'urgence.
"De telles mesures, conclut le courrier, sont apparues nécessaires pour empêcher la perpétration de nouveaux attentats terroristes. Certaines d'entre elles, prévues par les décrets du 14 novembre 2015 et du 18 novembre 2015, ainsi que par la loi du 20 novembre 2015, sont susceptibles d'impliquer une dérogation aux obligations résultant de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. C'est pourquoi je vous prie de bien vouloir considérer que la présente lettre constitue une information au titre de l'article 15 de la Convention."
A quels droits la France ne peut-elle pas déroger?
Quelle que soit la menace planant sur un pays, plusieurs droits sont intangibles. "Il ne peut y avoir de dérogation à l’article 2 (droit à la vie), à l’article 3 (interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants), à l’article 4, paragraphe 1 (interdiction de l’esclavage), ni à l’article 7 (pas de peine sans loi)", spécifie ainsi la Convention européenne des droits de l'homme.
Numerama rappelle que la France est aussi censée respecter la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne "contraignante pour tous les états membres de l’UE (sauf la Grande-Bretagne et la Pologne qui ont souhaité activer une clause 'd’opt-out')", même si le texte est plus flou sur les dérogations possibles : les limitations apportées aux droits doivent être "nécessaires" et répondre "à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union".
A quels droits va-t-elle déroger ?
Numerama estime qu'"à contrario, tous les autres droits prévus par la CEDH peuvent donc faire l’objet de dérogations. Y compris, donc, la liberté d’expression (article 10), la liberté de réunion et d’association (article 11), le droit à un procès équitable (article 6), ou encore le respect de la vie privée (article 8). C’est comme ça que l’état d’urgence peut justifier des assignations à résidence, des perquisitions sans contrôle judiciaire, ou pourrait demain justifier des saisies de données privées sur les serveurs de services en ligne".
L’état d’urgence donne en effet le droit aux autorités françaises d’enfreindre certaines libertés : ordonner des perquisitions jour et nuit sans autorisation judiciaire, fouiller et copier les données informatiques... L'exécutif peut élargir les assignations à résidence à toute personne dont il a "des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre public". Ce qui ouvre la voie à des décisions arbitraires.
Existe-t-il des précédents ?
Le site du Conseil de l'Europe dresse la liste complète des demandes de dérogation précédentes. Récemment, l'Ukraine, par exemple, a argué du conflit avec la Russie pour réclamer un régime plus souple.
Comme la France, le Royaume-Uni avait demandé en 2004, après les attentats à Londres, des exemptions. Enfin, rappelle NextInpact , la France avait déjà engagé une procédure similaire lors de la déclaration de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie en 1985.
Quels seront les recours ?
"Il reviendra à la CEDH le soin de vérifier la conformité des situations dérogatoires avec le fameux article 15", explique enfin NextInpact. Autre garantie : en France, des avocats peuvent lancer, à la demande de leurs clients s'estimant victimes d'abus, des questions prioritaires de constitutionnalité, dont se saisira le Conseil constitutionnel. Si les neuf sages leur donnent raison, il peuvent "faire tomber des cohortes de perquisitions et d’assignations à résidence", conclut NextInpact.
Car plusieurs erreurs et de possibles dérives ont déjà été constatées. Une fillette a notamment été blessée parce que le Raid s'était trompé d'appartement. Le site d'information Bastamag, qui relaie "les luttes environnementales et sociales", s'étonne de la perquisition d'un maraîcher bio qui n'avait a priori rien d'un jihadiste. Pour recenser les abus potentiels, la Quadrature du net a créé un site. Le journal Le Monde a également ouvert un Observatoire de l'état d'urgence.
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