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Récit "C’est bon, patron, il a avoué" : comment Jacques Rançon, le tueur présumé des "disparues de la gare de Perpignan", a été démasqué

Le meurtrier présumé de Mokhtaria Chaïb et Marie-Hélène Gonzalez est jugé du 5 au 30 mars. Retour sur le long travail d'enquête qui a permis de le confondre.

Article rédigé par Ilan Caro, Elise Lambert
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 16min
Jacques Rançon comparaît à partir du 5 mars 2018 devant la cour d'assises des Pyrénées-Orientales, pour les meurtres de Mokhtaria Chaïb en 1997 et de Marie-Hélène Gonzalez en 1998. (FRANCEINFO)

Il est 5 heures du matin lorsque Guy Armand, ancien numéro 2 de la police judiciaire de Perpignan, voit son téléphone vibrer. Sur l’écran lumineux, la date s'affiche : 16 octobre 2014. Le policier au crâne dégarni, la soixantaine avancée, lit le message laconique qui vient d'apparaître : "Il s’est couché." Il comprend que l’auteur du crime, qu’il a cherché pendant de si longues années, a enfin avoué, raconte le journaliste Thibaut Solano, dans son livre Les Disparues (éd. Les Arènes). Grâce à de nouvelles techniques de recherches sur l'ADN, Jacques Rançon a été démasqué. Il serait bien "le tueur de la gare". Celui que des dizaines de limiers ont traqué pendant des années et dont l’ombre a plané avec terreur au-dessus de la cité catalane depuis la fin des années 1990.

En avouant le meurtre de Mokhtaria Chaïb, Jacques Rançon a mis un premier point final à près de vingt ans d’enquête sur "les disparues de la gare" : Tatiana Andujar en 1995, Mokhtaria Chaïb en 1997 puis Marie-Hélène Gonzalez en 1998. Pendant des années, des équipes entières de policiers se sont succédé, enchaînant porte-à-porte, interrogatoires et traques. Au total, 140 personnes ont été gardées à vue puis relâchées. Les expertises médico-légales et les dossiers de procédure se sont entassés sur les étagères des bureaux de la PJ de Perpignan sans livrer de résultat. "A cette époque, on n’avait pas encore la culture de l’ADN, ni celle des scellés. La recherche scientifique n’était pas aussi avancée qu’aujourd’hui", explique un ancien enquêteur.

Des corps mutilés de jeunes femmes

Depuis le milieu des années 1990, l'affaire des "disparues de la gare" hante la ville des Pyrénées-Orientales. Tout commence un dimanche soir de 1995 avec la disparition d'une lycéenne de 17 ans. Ce 24 septembre, Tatiana Andujar rentre d'un week-end passé à Toulouse avec des amies. Arrivée à la gare, elle emprunte, selon les dires d'un témoin, la rue Courteline. Puis s'évapore définitivement. L'enquête piétine : pas d'indices, pas de suspect, pas de corps.

Campagne d'affichage pour la recherche de Tatiana Andujar, le 4 mai 2000. (MAXPPP)

Deux ans plus tard, le 21 décembre 1997 au matin, une riveraine aperçoit en bas de chez elle le cadavre d'une jeune femme. Le corps qui gît sur ce terrain vague est entièrement nu, lardé de coups de couteau. Les seins et les organes génitaux ont été découpés et ne sont pas retrouvés sur place. La veille, Mokhtaria Chaïb avait passé la soirée dans le quartier de la gare, chez un ami. Puis avait entrepris de rentrer à pied dans sa résidence universitaire. L'itinéraire le plus logique la faisait passer par la rue Courteline, puis par son prolongement, le boulevard Nungesser-et-Coli, où son corps a été retrouvé.

Selon les premiers médecins légistes, les mutilations sur le corps de Mokhtaria ont été réalisées avec une extrême précision et paraissent être l'œuvre d'un professionnel ayant l'habitude de la "découpe". Un chirurgien ? Un boucher ? Tout ce que Perpignan compte de policiers est mobilisé. Un membre de la brigade des stups, Jean-Claude Génis, se souvient d'avoir eu maille à partir, quelques semaines plus tôt, avec un rôdeur qui lui avait dit être médecin. Et si c'était lui, l'assassin ?

"Il avait vraiment le profil d’un mec pas net"

Andres Palomino Barrios est arrêté le 21 janvier, un mois après le meurtre. Ce Péruvien, alors âgé de 52 ans, a exercé comme chirurgien dans pas moins de 18 hôpitaux français, à chaque fois embauché avec de faux diplômes. Il a déjà fait de la prison, pour aide au séjour irrégulier de clandestins. Surtout, il n'habite qu'à 300 m de la scène de crime. Ses voisins remarquent que sa camionnette, d'ordinaire si sale, a été lavée de fond en comble à la date du meurtre de Mokhtaria. Et dans l'appartement, on relève de multiples traces de sang. Les enquêteurs sont persuadés de tenir un coupable idéal. "On cherchait un toubib, et on avait un toubib. Et puis il avait vraiment le profil d'un mec pas net", se remémore Jean-Claude Génis.

Interpellation d'Andres Palomino Barrios, à Perpignan (Pyrénées-Orientales), le 29 avril 2009. (MAXPPP)

Palomino Barrios a beau nier toute implication, il est mis en examen pour meurtre et placé en détention provisoire. Mais cinq mois plus tard, l'horreur frappe à nouveau. Le 26 juin, un corps sans tête ni mains, en état de décomposition avancé, est signalé sur un terrain vague en bordure d'autoroute, au milieu de détritus. Comme pour Mokhtaria, les organes génitaux ont été amputés, cette fois-ci de manière plus grossière. La victime est identifiée : il s'agit de Marie-Hélène Gonzalez, une jeune fille de 22 ans qui avait disparu dix jours plus tôt. Elle était arrivée en gare de Perpignan par le train de 21h03 en provenance d'Argelès-sur-Mer et avait l'intention de faire du stop pour rentrer chez ses parents.

Carte de la trajectoire des "disparues de la gare" de Perpignan. (NICOLAS ENAULT/FRANCEINFO)

En trois ans, Marie-Hélène est la troisième jeune femme brune aux cheveux longs à disparaître un soir dans le quartier de la gare. Un climat de psychose s'empare de Perpignan. A-t-on affaire à un tueur en série, ou à trois meurtriers distincts ? Au sein de la police, il existe autant de théories que d'enquêteurs. Pendant des années, tout est vérifié, recoupé. Le moindre détail, examiné. Le moindre suspect, interrogé. Et toujours rien de probant.

Février 2001 : le spectre du tueur réapparaît. Fatima Idrahou quitte le magasin Darty où elle est employée comme caissière pour rentrer chez elle à pied, comme tous les soirs. Elle n'arrivera jamais à destination. Pour rejoindre son domicile, il n'y a qu'un itinéraire possible : le boulevard Nungesser-et-Coli, celui au bord duquel Mokhtaria a été tuée, huit ans plus tôt. Mais cette fois, l'enquête progresse rapidement et mène à un certain Marc Delpech, qui avoue rapidement le meurtre. Le corps est retrouvé quelques jours plus tard près d'un étang.

Certains pensent tenir "le tueur de la gare". Mais les différences avec les autres meurtres sont trop nombreuses. La principale : contrairement à Mokhtaria et Marie-Hélène, Fatima n'a subi aucune mutilation. C'est donc pour l'unique meurtre de Fatima que Marc Delpech est condamné en 2004 à trente ans de réclusion criminelle, peine confirmée l'année suivante en appel. Une affaire est résolue, mais les trois autres restent des mystères entiers.

De l'ADN sur une chaussure laissée à l'abandon

Les années passent et en 2012, la juge d’instruction Anne Haye décide de tout mettre à plat et de reprendre l’enquête à zéro. "Au lieu de continuer à chercher les points communs entre les dossiers, on a pris chaque cas un par un et on a regardé si les nouvelles techniques de police nous permettaient de trouver quelque chose", raconte un enquêteur de l'époque. Le capitaine Vincent Delbreilh, décrit comme téméraire et exigeant par ses collègues, se charge de rassembler la trentaine de scellés conservés dans les sous-sols du palais de justice. Les policiers ayant enquêté sur Tatiana Andujar, Mokhtaria Chaïb et Marie-Hélène Gonzalez dans les années 1990 sont désormais à la retraite. Le jeune limier est le seul à s'occuper du dossier.

Il part à la recherche du meilleur laboratoire pour analyser les pièces, rend visite aux spécialistes pour leur expliquer l’enjeu du dossier. Il raconte en détail la vie des trois victimes et essaye d’émouvoir les spécialistes pour leur donner envie de s’impliquer sur le dossier.

Les laboratoires ne sont pas tous les mêmes. Certains disaient qu’ils pouvaient trouver des choses mais c’était l’échec. On était dans une nébuleuse.

Un ancien enquêteur

à franceinfo

Petit à petit, la liste des suspects se réduit à six noms. La magistrate demande à un laboratoire lyonnais de comparer leurs profils génétiques avec des prélèvements retrouvés près des corps de Marie-Hélène Gonzalez et Mokhtaria Chaïb. En octobre 2013, grâce à de nouvelles techniques de recherche, trois profils génétiques appartenant à trois inconnus sont isolés : un lié à l'assassinat de Mokhtaria Chaïb, deux à celle de Marie-Hélène Gonzalez, raconte L’Indépendant dans son édition du 15 octobre 2014. On vérifie qu’ils n’appartiennent pas à des policiers qui se seraient rendus sur les lieux au moment des faits ou auraient pu manipuler les scellés. La comparaison est négative, mais celle avec les suspects aussi. "Je suis dégoûté", lance sobrement le capitaine Delbreilh, cité dans Les Disparues.

Il reste alors un seul espoir, la vérification sur le Fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG) créé en 1998. Les profils biologiques trouvés sur les scellés sont envoyés à Ecully (Rhône) pour être recoupés. Le fichier d’empreintes vient juste d’être amélioré et peut fournir des résultats plus fins. La chance sourit enfin : un ADN isolé sur une chaussure de Moktharia, négligemment jetée par le meurtrier dans le jardin d'un riverain, "matche".

La personne correspondante affiche un casier judiciaire chargé : un viol en 1992 suivi d’une peine de prison de cinq ans, une agression sexuelle en 1999 et des violences sur son ancienne compagne en 2012. Les policiers sont abasourdis par le résultat. Jamais, le nom de Jacques Rançon n’avait fait partie de la liste des suspects. Pourtant, il avait déjà été interrogé, comme des centaines d’autres, dans le cadre de cette enquête pharaonique.

L'homme que personne n'attendait

Jeudi 16 octobre 2014. Il est midi quand les policiers, fébriles et excités, cherchent l’adresse de "leur" homme. Jacques Rançon habite dans un foyer pour travailleurs dans le nord de Perpignan, il vient juste de sortir de prison pour violences sur son ex-compagne. En vitesse, les policiers montent dans leur voiture et filent à l’adresse indiquée. Lorsqu’ils frappent à sa porte, l’homme qui leur ouvre est imposant, bedonnant. Il porte des petites lunettes et affiche un sourire inquiétant, des dents pointues et espacées. Il est interpellé et n’oppose aucune résistance.

Photo de Jacques Rançon parue dans "Le Courrier Picard", le 17 octobre 2014. (MAXPPP)

Assis dans les bureaux de la police, Jacques Rançon ne bronche pas. Les policiers, eux, peinent à croire qu’ils vivent le moment tant attendu. Placé en garde à vue, le cariste raconte son enfance défavorisée à Hailles (Somme), son parcours scolaire et professionnel chaotique, ses différents passages en prison et ses quatre enfants nés de trois mères différentes. Il avoue aussi une tentative de meurtre et une tentative de viol en 1999 et 2001. Deux agressions qui n'avaient jamais été reliées à l'affaire des "disparues de la gare", à tel point que la police judiciaire n'avait même pas été informée par le parquet.

Il était sur la défensive, il niait tout en bloc. Lors des premières heures de garde à vue, il ne savait pas encore que son profil génétique avait été retrouvé sur un scellé.

Xavier Capelet, avocat de Jacques Rançon

à franceinfo

Après trente heures de garde à vue, face à ses négations, les enquêteurs finissent par l’informer qu’ils ont retrouvé des traces de son ADN sur la chaussure de Mokhtaria. Silence. L'étau se resserre. Jacques Rançon jure ne pas comprendre. L’un des policiers, Gilles Soulié, décide alors de le faire "réagir" et l’emmène sur les lieux des crimes. Ensemble, ils repassent près de l’hôtel du Berry, près de la gare, où le suspect a vécu, dans la rue Courteline où toutes les filles sont passées. "Quand on a affaire à quelqu'un qui est enfermé, dans le déni, il faut essayer de trouver la clé pour entrouvrir la porte (...) puis s'y engouffrer", racontera plus tard le policier à France 2.

Ce n’est que vers 2h30 du matin, revenu au poste de police, que Jacques Rançon passe aux aveux. Lors d’une pause cigarette après 39 heures de garde à vue, une policière lui parle de tout et de rien, puis de ses enfants. Elle cherche à le mettre à l'aise. Alors, avec un accent picard, il murmure : "Je l’ai tuée". Sans montrer leur immense satisfaction et leur émotion, les policiers reprennent fébrilement leur interrogatoire et laissent l’homme raconter comment il a sauvagement assassiné, presque par hasard, Mokhtaria Chaïb un soir de 1997.

Loin du profil de meurtrier sophistiqué auquel ils s’attendaient, les enquêteurs ont face à eux un individu qui ne réfléchit pas mais cède à ses pulsions. "On avait imaginé Hannibal Lecter et on a finalement affaire à un pervers de bas étage", commente un enquêteur. Ses proies, il les choisit de préférence "à gros nichons" et ne les tue que si elles se débattent. Quant aux mutilations qu'il leur inflige, elles n’ont rien d’une mise en scène mais servent basiquement à "effacer ses traces". Au poste, les policiers s'échangent la nouvelle par SMS. "Patron, c'est bon, c'est lui, il a avoué", reçoit un ancien chef d'enquête. "J'en ai eu des tremblements tout au long de mon corps. C'était énorme."

Jacques Rançon (photo non datée), principal suspect dans l'affaire des disparues de la gare de Perpignan, a été confondu par son ADN en octobre 2014. (MAXPPP)

Le lendemain, les aveux de Rançon s’affichent dans tous les journaux. La famille de Mokhtaria Chaïb, "soulagée", salue le travail des enquêteurs. "Ça permet de mettre enfin un visage sur la personne qui a fait ça", déclare le frère de la victime. Un an plus tard, en 2015, Jacques Rançon avoue un second meurtre, celui de Marie-Hélène Gonzalez. Comme pour Moktharia Chaïb, elle avait eu le malheur de croiser sa route près de la gare. En revanche, il ne peut être à l'origine de la disparition de Tatiana Andujar, puisqu'il était en prison lorsqu’elle s’est évaporée. Malgré vingt-deux ans d'enquête infructueuse, la police n'a pas renoncé à découvrir un jour la vérité.

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