La mairie de Saint-Denis interdit les attroupements : "Cela laisse une marge de manœuvre beaucoup trop grande" à la police, alerte un avocat

La ville de Seine-Saint-Denis interdit les attroupements dans l'espace public jusqu'à lundi, après la mort d'un adolescent poignardé dans une station de métro. Une réponse disproportionnée, selon l'avocat Lionel Crusoé.
Article rédigé par Valentine Joubin
Radio France
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Temps de lecture : 5 min
La mairie de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). (THOMAS SAMSON / AFP)

"Il y a quand même beaucoup de choses à mon avis à redire, s'agissant de la légalité de cet arrêté", réagit Lionel Crusoé, avocat des libertés publiques après la décision de la mairie de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) d'interdire les attroupements dans l'espace public jusqu'à lundi. Une mesure prise dans un "contexte de vives tensions entre individus", justifie le maire, après la mort d'un adolescent, poignardé mercredi soir dans une station de métro. 

Lionel Crusoé, qui défend notamment la Ligue des droits de l'homme, explique à franceinfo pourquoi, selon lui, cet arrêté municipal est disproportionné.

franceinfo : le maire de Saint-Denis peut-il, légalement, interdire les attroupements ?

Lionel Crusoé : La première chose à dire, c'est que le maire de la commune dispose, en vertu de l'article L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales, de la possibilité de prendre des arrêtés qui restreignent les conditions d'occupation de certains secteurs de la commune. Sur le plan des pouvoirs de police du maire, il y a au moins sur le principe, la possibilité de prendre de telles mesures de restriction, notamment lorsqu'il existe des risques de troubles à la sécurité publique. Il n'est pas illogique que le maire cherche à prendre des mesures dans un contexte assez tendu au sein de la commune. Une fois qu'on a dit ça, il reste la question évidemment de savoir si cet arrêté est nécessaire, adapté et proportionné.

L'arrêté interdit "tous regroupements et attroupements de personnes entraînant des occupation abusives, prolongées du domaine public portant atteinte à l'ordre et à la sécurité". Est-ce adapté au contexte de tensions entre quartiers de Saint-Denis ?

C'est une définition du comportement attendu par les administrés qui est quand même très très générale et très vague. Est-ce que, par exemple, si on a quelques jeunes sur la voie publique qui chahutent et qui rigolent, comme le font la plupart des jeunes, est-ce qu'on entre dans l'interdiction qui a été prise par le maire de la commune ? Qu'est-ce qu'un regroupement ? Est-ce que c'est une, deux, trois, quatre, cinq personnes ? On ne sait pas. Et c'est vrai que dans ce type d'hypothèse, ce qui se passe concrètement, c'est que les agents en charge d'assurer l'exécution de cet arrêté disposent d'une marge d'appréciation extrêmement large pour dire dans quel cas de figure les personnes sur la voie publique, entrent dans le champ de l'interdiction ou échappent à ce champ-là. Donc ça laisse quand même une marge de manœuvre beaucoup trop grande aux agents verbalisateurs pour faire procéder à l'exécution de l'arrêté.

Il y a un autre aspect aussi qui est quand même assez gênant, c'est qu'on a un arrêté qui s'applique sur l'ensemble du territoire de la ville de Saint-Denis. C'est quand même très large. Le juge administratif, lorsqu'il contrôle cet arrêté, va vérifier si le périmètre qui a été choisi par le maire de la commune est bien adapté. Et si, concrètement, sur le périmètre qui a été défini, il existe objectivement des risques. Est-ce que, par exemple, on a des personnes qui ont appelé à se rassembler sur tel lieux pour en découdre avec eux ? C'est ce type de recherche que le juge va faire.

"Il est tout à fait certain que le maire [de Saint-Denis] ne parviendra jamais à prouver que sur l'ensemble du territoire de la ville de Saint-Denis, il y a eu des informations selon lesquelles il existe un quelconque risque."

Maître Lionel Crusoé, avocat en libertés publiques

à franceinfo

C'est un périmètre trop large spatialement mais aussi temporellement, puisqu'on a une mesure d'interdiction qui s'applique de jour comme de nuit. Alors qu'on peut très bien imaginer, par exemple, en période diurne, qu'on a plus facilement la possibilité de surveiller les différents secteurs. La ville de Saint-Denis et aussi une ville munie de dispositifs de vidéoprotection. Donc on a quand même la possibilité d'assurer cette mission de surveillance sans avoir recours à une mesure aussi drastique. Il y a quand même beaucoup de choses à mon avis à redire, s'agissant de la légalité de cet arrêté.

Si cet arrêté était contesté devant la justice, par une association de défense des libertés par exemple, ou par des habitants, y a-t-il de fortes chances qu'il soit annulé ?

La question est celle du choix de la procédure contentieuse à engager. Comme vous le savez, il existe devant le juge administratif les procédures d'urgence et des procédures un peu plus lentes qui sont jugées sous un an et demi, deux ans. Là, c'est vrai qu'on a un arrêté qui a une période de vigueur très, très courte. Le seul recours utile serait un référé-liberté. Ce n'est pas toujours très confortable de saisir le juge des référés liberté pendant le week-end. Donc il y a quand même le risque que ce ne soit pas jugé dans les temps et que par ailleurs, si c'est jugé dans les temps, le juge administratif ne porte pas un regard très approfondi.

En revanche, il y a la possibilité de passer par cette voie plus lente qui est le recours en annulation. Et c'est vrai que là, au regard du fait qu'on a un arrêté qui s'applique sur l'ensemble du territoire et du fait qu'on a un comportement interdit qui est défini de manière trop vague, on a quand même beaucoup de jurisprudence administrative qui censure ce type d'arrêté pour cette raison là. Il y a effectivement la possibilité que cet arrêté, s'il est contesté, soit considéré comme étant illégal par le juge administratif. Devant le tribunal administratif, on peut avoir un jugement au bout d'un an.

franceinfo : quel intérêt à faire annuler l'arrêté a posteriori ?

C'est peut-être là la face cachée de l'iceberg. Vous avez un arrêté qui interdit un comportement. Dans les faits, si on a des personnes qui sont verbalisées, qui reçoivent des contraventions, ces personnes peuvent contester ces contraventions devant le tribunal de police. Il y a toujours un intérêt à contester ces arrêtés, y compris a posteriori. Parce qu'évidemment, si on a un juge administratif qui nous dit que cet arrêté est illégal, la conséquence, c'est que la contravention infligée est elle-même annulée.

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