: Enquête franceinfo "Ici, on fait de la médecine de guerre" : à l'hôpital Laveran de Marseille, une course contre la mort pour soigner les rescapés des fusillades
Sur la table, un corps nu. Environ 1,75 m. Corpulence normale, cheveux bruns ébouriffés, barbe peu fournie, minerve rouge autour du cou et du sang partout. Le chef de service de réanimation et son équipe s'agitent. Un tir d'arme à feu a traversé de part en part le crâne de la victime. Orifice d'entrée d'environ un centimètre derrière l'oreille gauche. Orifice de sortie "aussi gros qu'une coquille d'œuf qui a explosé" au niveau de la tempe droite. Le scanner cérébral est formel : plaie cranio-cérébrale transfixiante, pronostic vital très engagé. La pendule de l'hôpital d'instruction des armées Laveran de Marseille indique 17 heures, ce lundi 19 juin, et une nouvelle course contre la mort commence.
Le chef de service des urgences n'est pas enquêteur, mais il a sa petite idée. "Ça ressemble à une exécution. C'est quasiment du tir à bout touchant." Question d'habitude : c'est déjà le septième blessé par balles que l'hôpital prend en charge depuis janvier, le centième depuis 2017. "Le rythme s'accélère, et le profil évolue, dessine, passablement affecté, le chirurgien viscéral. Ce sont toujours des hommes essentiellement. Mais on récupère de plus en plus de mineurs. Des gamins de 15 ans, 16 ans... Il n'y a plus vraiment d'histoire de nuit ou de week-end. Désormais, c'est n'importe quand et à n'importe quel moment de la journée : 14 heures, 17 heures..."
"C'est comme dans les films, voire pire"
De cette nouvelle victime, comme des six autres arrivées avant elle cette année, les équipes de Laveran, situé au milieu des tours des quartiers nord de Marseille, ne savent rien. Si ce n'est son sexe, masculin. A l'apparence, on estime son âge à "vingt ans, peut-être trente". Aucun indice sur son identité. Poches vides. Pas de portefeuille, pas de papiers, pas non plus de cutter ou d'arme blanche comme cela arrive parfois. Dans la case "nom" du logiciel, la victime sera enregistrée ainsi : "FICTIVE".
Du Samu aux réanimateurs, des infirmiers aux médecins, c'est toute la chaîne de secours marseillaise qui s'est adaptée à la multiplication de ces crimes qui ensanglantent la cité phocéenne. Emmanuel Macron s'y rend pendant trois jours, du lundi 26 au mercredi 28 juin, justement pour parler de sécurité. "Depuis le début de l'année, ce qui change, c'est qu'on intervient maintenant sur plusieurs victimes, signale Fouzia Heireche, médecin-urgentiste au Samu des Bouches-du-Rhône. Il y a un mois environ, on a pris en charge cinq blessés en même temps dans les quartiers nord, ça n'existait pas avant."
"Ce qu'on fait ici, c'est de la médecine de guerre", complète le chef du service de chirurgie viscérale de l'hôpital Laveran. Il en sait quelque chose, il était encore en opération extérieure à Djibouti l'an dernier. "Que ce soit à Marseille ou au Sahel, un blessé par balle est un blessé par balle." A une différence près : ici, les traumatisés balistiques intéressent de près la police. D'ailleurs, moins de dix minutes plus tard, deux enquêteurs débarquent dans les couloirs, prêts à relever tous les éléments qui permettront de transformer cette énième explosion de violence en dossier judiciaire.
Le chef de service des urgences est le premier à être interrogé. "Quelles sont les blessures ?" "La gravité ?" "Comment la victime a atterri là ?" Comme d'habitude, l'histoire a déjà fait le tour des bâtiments. Des témoins parlent d'une camionnette blanche arrivée "à toute allure" devant l'hôpital et de "deux ou trois personnes cagoulées" qui ont "jeté" la victime au sol.
Les questions reprennent : "La victime était inconsciente ?" Inconsciente. "Habillée comment ?" Rien en haut, pantalon de survêtement en bas, baskets aux pieds. Le médecin-chef s'enfonce dans son fauteuil : "Pour dire les choses comme elles sont, c'est comme dans les films, voire pire. Une fois sur deux, c'est à l'américaine, ce qu'on appelle le 'scoop and run' [littéralement "charger et rouler"] : des proches mettent le blessé dans une voiture et l'emmènent directement aux urgences, sans appeler les secours, et repartent aussitôt."
Le personnel parfois insulté ou menacé
Un blessé par balle est de fait un cas de force majeure. "Il y a une sorte de dérogation du secret médical qui nous oblige à travailler avec les policiers", rappelle le médecin en chef. Dans une pièce à côté, un membre du personnel se charge de remiser à l'intérieur d'un sac les affaires ensanglantées de la victime. L'équipe a aussi ordre de conserver les balles qu'elle pourrait retirer du corps de la victime, qui sont autant de pièces à conviction qui peuvent permettre de remonter jusqu'au coupable.
La veille de la Pentecôte, "ça a encore tiré", se souvient le chef du service de réanimation. Tellement tiré qu'un infirmier qui fumait sa cigarette à l'extérieur a entendu les claquements de balles depuis le parvis de l'hôpital. Le médecin rejoue la scène : "Il est rentré et il a dit : 'Vous allez voir, ça va arriver chez nous.'" Dix minutes après, une voiture a débarqué en klaxonnant, une victime agonisante sur la banquette. "C'était bien elle qui venait de se faire 'kalacher'". Touchée par deux balles.
Dans les couloirs, un coup d'œil suffit pour reconnaître les chambres occupées par les victimes de règlements de comptes : des policiers montent la garde devant la porte. Ils restent quelques jours, parfois une semaine, le temps que la pression retombe. C'est une mesure de sécurité supplémentaire, en plus du maître-chien, de la société de gardiennage civile et du service de sécurité intérieure militaire. Preuve que ce sont des patients à part, le directeur de l'hôpital est tenu au courant quotidiennement de leur état de santé.
A l'entrée du bâtiment, les agents de sécurité exigent des visiteurs le nom, le prénom, le lien de parenté avec le patient, et la présentation d'une pièce d'identité. Une deuxième vérification est effectuée à l'accueil, cent mètres plus loin. "On ne connaît pas les intentions des visiteurs, veut rappeler le médecin chef. Ça peut être quelqu'un qui pourrait vouloir se venger ou 'finir' sa victime. Quand il y a eu plusieurs règlements de comptes la même nuit, on se dit que ce n'est pas impossible que les mecs reviennent."
Des patients encombrants ? Plutôt "énergivores et chronophages, rectifie le chef de la "réa". Disons qu'ils introduisent un climat particulier." Il y a quelques mois, il raconte avoir "reçu un coup de pression" juste devant la porte de la salle d'accueil des urgences vitales. "J'intervenais sur un traumatisé balistique qui avait les deux yeux arrachés. Pendant toute l'opération, je voyais le visage collé d'un proche qui regardait, l'air menaçant, ce que je faisais." Après plusieurs minutes de négociations, la personne finira par s'éloigner dans la salle d'attente. Les infirmières de l'hôpital ont parfois moins de chance : une visite refusée ou écourtée, et les insultes, voire les menaces de mort, pleuvent. "Ils disent qu'ils nous retrouveront, qu'ils nous attendent à la sortie."
"On ne soigne pas les gens en fonction de leur casier judiciaire"
Il suffit d'arpenter les couloirs pour capter des bouts de conversations téléphoniques avec des connaissances restées dans les quartiers. "Il m'arrive d'établir le premier contact avec des clients depuis le lit d'hôpital", confirme Hervé Seroussi, avocat au barreau de Marseille depuis plus de quinze ans, spécialisé dans l'indemnisation des victimes d'accidents corporels. "Ils essaient de négocier mes honoraires, me demandent mon CV, les dossiers que j'ai déjà traités, ce qu'ils risquent juridiquement..."
Mais dès lorsqu'un soignant entre dans la chambre, les bouches se referment. "Ce sont rarement les patients les plus loquaces, euphémise un médecin. Surtout, ceux qui parlent peuvent tout à fait nous raconter des bobards." A son réveil, après plusieurs heures inconscient, la victime d'une rixe demandera au médecin chef s'il n'a "pas vu les clés de sa Ferrari".
"Ce n'est pas notre histoire, on n'est pas là pour juger, replace le chef du service de réanimation. On ne soigne pas les gens en fonction de leur casier judiciaire, de leur passé ou de la légalité de leur activité professionnelle. Ça s'appelle le serment d'Hippocrate et je l'ai accroché juste là, sur le mur de mon bureau."
"Un blessé par balle mobilise en moyenne entre dix et douze personnes : le médecin-anesthésiste-réanimateur et son interne, le chirurgien et son interne, trois infirmiers, un aide-soignant, un manipulateur radio, un urgentiste et son interne."
Le chef du service réanimation et des soins continusà franceinfo
Les soins prodigués sont "évidemment" les mêmes que pour les autres patients. Il y a quinze jours, les équipes de Laveran ont récupéré un "type mal en point", il venait de prendre deux balles au niveau de l'abdomen. "Il avait des lésions de l'ensemble des organes intra-abdominaux du côté gauche". Estomac, foie, pancréas, rein, tube digestif, et veine fémorale sectionnée. "En deux heures, on lui a administré douze poches de sang, dix poches de plasma et deux poches de plaquettes."
La moitié des blessés par balle n'a ni médecin traitant, ni carte Vitale
Inutile de lui mettre ses radios sous le nez, ce patient a compris qu'il était un miraculé, qu'il était passé "à ça" du cimetière, mime un médecin avec les doigts. "Il y en a pourtant qui veulent partir de l'hôpital alors qu'ils marchent à peine, observe le médecin en chef. A nous de les convaincre que ce serait mieux qu'ils restent. Que vu leur état de santé, ce n'est pas prudent de ressortir." Parmi les blessés par balle que l'hôpital prend en charge, "quasiment un sur deux n'a pas de médecin traitant, ni de carte Vitale", continue le soignant. Demander une adresse ou un numéro de téléphone pour compléter le dossier d'assurance-maladie devient presque comique. "On obtient rarement des informations. Et quand on en a, comment voulez-vous qu'on vérifie si elles sont bonnes ?"
En interne, on considère comme un "jour de chance" les fois où un blessé par balle daigne revenir dans les locaux pour la consultation de contrôle. "On est parfois surpris, sourit le chef du service de réanimation. Pour le moment, personne n'est encore revenu avec un bouquet de fleurs. Mais il arrive que les blessés par balles soient plus reconnaissants de notre travail qu'un patient venu pour une crise de l'appendicite." Récemment, un patient à qui il venait de sauver la vie lui a tenu le bras pendant de longues secondes. Le proche d'un autre blessé s'est empressé de l'enlacer, sa façon de dire merci.
A l'hôpital nord, situé à huit kilomètres de là, dans le 15e arrondissement, le professeur Marc Leone n'a lui non plus "pas encore tout vu" malgré ses trente ans de maison. "La première chose qu'a réclamée un gosse grièvement blessé par balle, c'est un verre de grenadine", se souvient, toujours un brin abasourdi, le chef du service anesthésie-réanimation de l'établissement public. "Un autre, qui venait de prendre plusieurs balles de kalachnikov, m'a demandé : 'Est-ce que je pourrais avoir mon doudou pour dormir ?'"
Trois blessés par balle se trouvent actuellement dans cet hôpital public. Sur les six premiers mois de l'année, l'hôpital nord en a déjà pris en charge 28. C'est déjà plus que sur toute l'année dernière (25). Mais il y a les cas dits "désespérés" : les "récidivistes". Début juin, un homme a été admis pour la troisième fois. Blessure par balles à chaque fois. "Je me dis que c'est un échec de la société d'avoir vécu un tel événement traumatisant et de recommencer dans l'année qui suit", regrette le professeur Marc Leone.
Un infirmier veut nous montrer des photos : il connaît la plupart des victimes qui passent et repassent dans les couloirs. "On est originaires du même quartier, Félix-Pyat. On jouait au ballon quand on était petits, on allait à l'école ensemble. Bon, chacun a choisi sa voie." Il ne le crie pas trop fort, mais il leur rend discrètement visite dans leur chambre "en tant qu'ami de la famille".
Moins de deux jours après son hospitalisation dans un état extrêmement grave, "le blessé de la camionnette blanche" a pu être identifié par les enquêteurs. Ses proches ont pu se rendre à l'hôpital, mais il était déjà trop tard. Selon nos informations, il a succombé à ses blessures mercredi matin. Ses obsèques ont pu être organisées. Il avait 23 ans. Il est le 23e mort sur fond de règlement de comptes depuis le début de l'année à Marseille.
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