: Document "C'est important que toute la nation fasse bloc" : la sœur de Samuel Paty témoigne après l'attentat au lycée d'Arras
Son frère Samuel Paty a été assassiné le 16 octobre 2020 devant son collège de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines). Près de trois ans après les faits, Gaëlle Paty s'exprime au micro de franceinfo, trois jours après l'assassinat d'un professeur de lettres du lycée Gambetta-Carnot d'Arras (Pas-de-Calais). Si les enseignants peuvent "construire l'adulte de demain", Gaëlle Paty assure que ce ne sont pas "eux tous seuls qui vont changer radicalement les choses".
franceinfo : Quelle a été votre première réaction quand vous avez appris qu'un enseignant avait été assassiné dans son établissement, à Arras, trois ans après la mort de votre frère ?
Gaëlle Paty : Je l'ai appris vers midi et demi. Je suis enseignante dans un établissement médicosocial. On avait une formation entre midi et 14 heures. Ça m'a paralysé. C'était de l'effroi. J'ai replongé dans ce que j'avais vécu il y a trois ans. C'était une boule au ventre, un sentiment d'oppression et ce sentiment de "encore une fois". Donc beaucoup d'angoisse, beaucoup d'effroi et beaucoup de colère. Parce que ça se reproduisait. Il y a trois ans, inconsciemment je me disais : c'est arrivé une fois, pas de chance, c'est tombé sur mon frère. Mais c'était une fois. Là, une deuxième fois, ça veut dire que ça peut se reproduire encore d'autres fois. Donc, de la colère que ça puisse se reproduire. Comment peut-on aujourd'hui arriver à tuer un prof ?
Ce lundi, il y aura un moment important pour les professeurs qui vont se retrouver en salle de classe. Est-ce que c'est important ?
C'est important que toute la nation fasse bloc. Je suis vraiment pour cette notion de "on fait bloc face au terrorisme". C'est important que les enfants, les jeunes dans les établissements scolaires, entendent ça de leurs professeurs. C'est important pour les professeurs. Je pense beaucoup à eux aujourd'hui, parce que c'est extrêmement compliqué. Ce qu'ils vivent, déjà au quotidien, est très compliqué. Depuis l'assassinat de Samuel, c'est encore plus compliqué. Et là, de retomber encore dans cet acte terroriste, je pense que c'est important pour eux et les élèves de vivre ce moment.
Les professeurs sont en première ligne quand il s'agit d'expliquer l'actualité aux élèves, les éduquer à la complexité. Est-ce que ce n'est pas faire trop peser sur leurs épaules ?
Je pense que, pour beaucoup, c'est vraiment très compliqué. La situation au Moyen-Orient, déjà pour des gens instruits, c'est d'une complexité infernale. Mais la partager sous le coup de l'émotion de cette guerre, c'est beaucoup pour eux. C'est beaucoup de les laisser seuls face à ces événements.
On leur demande trop ?
Je pense qu'on leur demande trop. Au départ, un prof, c'est quand même fait pour enseigner des disciplines. Ils ne sont pas là pour expliquer toute l'actualité ou toute la complexité du monde d'aujourd'hui aux jeunes.
Il y a un point commun entre Dominique Bernard, qui a été assassiné vendredi, et votre frère, c'est la passion des livres. L'un comme l'autre vivaient par la lecture. Est-ce que pour vous aussi, les livres sont importants ?
Oui, c'est important pour moi. J'ai toujours beaucoup lu. Et depuis trois ans, avec mon mari, on a ouvert une librairie dans la campagne gersoise. Je pense que le livre, c'est ce qui nous permet d'avoir une ouverture au monde, donc une ouverture aux autres. Aux autres idées, aux autres façons de penser, aux autres façons de voir le monde, au service de la tolérance.
Votre frère avait l'obsession de faire réfléchir, l'obsession d'ouvrir les élèves, de les faire sortir de la passion, de les faire entrer dans la raison. Comment s'y prenait-il ?
Honnêtement, je ne l'ai jamais vu en classe, donc je ne sais pas exactement. Son obsession était le débat. C'était même un peu compliqué dans les réunions de famille, parfois. Les réunions de familles, c'est fait pour se rencontrer, raconter nos vies personnelles. Et là, souvent, on était plongés dans un cours, dans un débat d'idées plus ou moins philosophique, ou sur des problématiques politiques extrêmement complexes. Le débat était quelque chose qui l'animait en permanence. Il ne cherchait jamais à imposer ses idées. Jamais. Ce n'était pas quelqu'un de partisan. Ce n'était pas quelqu'un qui savait et qui voulait imposer aux autres ce qu'il savait. C'était quelqu'un qui voulait débattre.
C'est cela, un bon professeur, selon vous ?
Un bon prof, c'est celui qui va construire l'adulte de demain. Et pour construire l'adulte de demain, il y a deux facettes. Il faut apporter un minimum de savoir qui permet d'avoir les connaissances de base pour réfléchir, mais aussi muscler cette capacité à réfléchir, à mobiliser son intelligence dans la vie. Donc en ça, je pense qu'il était un très bon prof.
Ce lundi, il y aura une minute de silence dans les établissements scolaires en hommage à Dominique Bernard. Vous-même avez reçu beaucoup de marques de soutien. Est-ce que c'est vain ou est-ce que c'est vraiment important ?
Quand on est directement victime, c'est extrêmement important, les marques de soutien. Je tiens à souligner que, face au drame qui a secoué notre famille, les marques de soutien, que ce soit de l'État, de la population, de nos amis, de nos collègues, c'est ce qui fait tenir au départ. Après ce nouvel attentat, je n'attends pas que des soutiens. Aujourd'hui, j'ai un peu plus de rage qu'il y a trois ans. Il y a trois ans, on était trop effondrés pour pouvoir vraiment réagir, pour pouvoir demander des choses. Nous, la famille, on n'était pas là-dedans. Aujourd'hui, on a pu prendre de la distance, on a pu réfléchir à ce qui s'est passé. Ce nouveau drame me fait ressentir plus de colère encore que lors de l'assassinat de Samuel.
Quelles sont vos attentes des pouvoirs publics ? Est-ce qu'il n'y a pas une forme d'impuissance ?
Honnêtement, je n'ai pas la solution. Ce n'est pas en transformant nos écoles ou bâtiments publics en bunkers qu'on va régler le problème. Si quelqu'un veut tuer un prof aujourd'hui, il n'y a pas besoin d'être une organisation terroriste internationale. C'est très simple, c'est trop simple, un prof à tuer. Tant que le terreau qui permet à des jeunes de construire ce genre de projet existe, il y aura des terroristes qui pourront passer à l'acte. L'école est évidemment un lieu important. Mais elle ne peut pas tout faire toute seule.
On vous sent parfois prête à céder au découragement.
Ce n'est pas faux. Quand on n'a aucune idée de comment résoudre un problème, c'est compliqué d'être optimiste sur l'avenir. J'aimerais sentir qu'on est sur la bonne pente pour retrouver un peu d'optimisme.
Mais il y a les livres, et les élèves. Et ce prix qui porte le nom de votre frère, qui a été remis samedi à La Sorbonne, à Paris.
C'était super, cette cérémonie du prix Samuel-Paty. Je remercie énormément tous les profs, même ceux qui n'étaient pas là et qui n'ont pas gagné de prix, d'engager leurs élèves dans ce genre de projet qui est extrêmement formateur pour des collégiens et des lycéens. Mais on a qu'un échantillon de la jeunesse française qui participe à ce genre de prix. On ne peut quand même pas dire que la majorité des collégiens ou des lycéens ont accès à ce genre de projet. Honnêtement, je suis vraiment reconnaissant du travail que font les professeurs aujourd'hui sur le terrain. Ils ont toute mon estime. Mais ce n'est pas eux tous seuls qui vont changer radicalement les choses.
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