Au procès des viols de Mazan, une experte légiste raconte comment elle a aidé Gisèle Pelicot à "reconstituer le puzzle"

Devant le tribunal d'Avignon, Anne Martinat Sainte-Beuve a relaté dix ans de trous noirs inexpliqués et la souffrance causée par ces absences chez la victime.
Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
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Gisèle Pelicot au tribunal judiciaire d'Avignon (Vaucluse), le 5 septembre 2024. (CHRISTOPHE SIMON / AFP)

Anne Martinat Sainte-Beuve a rencontré Gisèle Pelicot en décembre 2020. Cette dernière a appris quelques semaines plus tôt que son mari, Dominique Pelicot, l'avait droguée et livrée à des inconnus qui la violaient alors qu'elle était inconsciente. "Malgré la situation très anxiogène, elle s'exprime volontiers avec calme et sobriété", a raconté l'experte légiste, jeudi 5 septembre, au quatrième jour du procès des viols de Mazan, au tribunal d'Avignon. C'est elle qui s'est vue confier par les magistrats instructeurs la délicate mission de réaliser l'examen gynécologique de la victime.

Après deux ans d'enquête, les policiers ont estimé qu'elle avait subi 92 viols, commis par 83 agresseurs, dont 51 ont été identifiés. L'examen gynécologique est nécessaire pour évaluer l'ampleur des traumatismes causés sur le corps de cette femme alors âgée de 68 ans (71 ans aujourd'hui). L'entretien qui accompagne cette procédure intrusive pour une victime de violences sexuelles dure plusieurs heures, au cours desquelles Anne Martinat Sainte-Beuve s'enquiert aussi de l'état psychique de Gisèle Pelicot.

Une soumission chimique qui lui fait perdre ses repères

Plusieurs avocats de la défense lui reprochent justement d'avoir été partiale et trop empathique. "Depuis quand un médecin ne s'intéresse pas à la psychologie des patients ? rétorque-t-elle. Nous ne sommes pas des vagins, des éprouvettes, des prélèvements sanguins : nous sommes une tête et un corps."

"Quand vous n'êtes pas bien dans votre tête, le corps est malade. Et quand votre corps va mal, la tête va mal aussi."

Anne Martinat Sainte-Beuve, experte légiste

devant le tribunal d'Avignon

Pendant un après-midi entier, les deux femmes ont exploré les trous dans la mémoire de Gisèle Pelicot, fragmentée par des années passées sous Temesta, un puissant anxiolytique que lui faisait avaler son mari à son insu. "Pendant tout notre entretien, elle manifeste une volonté évidente de contribuer à la recherche de la vérité et reconstitue peu à peu le puzzle", explique la médecin. Ensemble, elles tentent de remettre en ordre les faits. "Il semble que les violences sexuelles survenaient toutes les trois semaines environ", relate la légiste.

"Ses absences auraient débuté le 27 novembre 2010", note-t-elle. Puis en 2011, alors qu'elle travaillait encore, les épisodes se rapprochent. "Les troubles ne se produisaient que les week-ends. Je ne comprenais pas pourquoi je dormais autant", confie alors Gisèle Pelicot à l'experte. En 2013, une fois installée à Mazan, le petit village du Vaucluse où le couple a emménagé pour sa retraite, les épisodes sont de plus en plus rapprochés. "Madame Pelicot dormait parfois deux ou trois jours de suite. Elle avait ensuite des périodes d'insomnies puisqu'elle n'arrivait plus à dormir sans ses médicaments. Elle était fréquemment désorientée, avait des troubles de l'équilibre", décrit l'experte. 

"Elle a progressivement perdu son autonomie et toute confiance en elle. Imaginez-vous : vous ne vous souvenez même pas de vous être brossé les dents."

Anne Martinat Sainte-Beuve, médecin légiste

devant le tribunal d'Avignon

Dans son rapport d'expertise, la médecin a estimé que toutes ces années de soumission chimique lui ont fait courir "un risque vital, avec mise en danger d'elle-même et d'autrui", lorsqu'elle conduisait notamment. Gisèle Pelicot aura été plongée pendant près d'une décennie dans une forme immense d'anxiété. "Quand on se rencontre, elle évoque une perte de poids de 16 kg", relève l'experte dans son compte rendu, qu'elle déroule à la barre.

Des séquelles physiques et psychiques

Ses enfants étaient ainsi persuadés que leur mère avait la maladie d'Alzheimer. Ils envisageaient même de la placer dans un institut spécialisé avant la révélation des faits. Mais Gisèle Pelicot n'était pas gagnée par la démence. Quand l'experte la rencontre, elle vit désormais loin de son mari et confirme ne plus souffrir de troubles cognitifs. Son soulagement est tel qu'il semble "faire écran" à l'anxiété provoquée par le choc de la révélation des horreurs subies.

"Chez Madame Pelicot, il y a d'évidence une résilience tout à fait exceptionnelle, qui lui permet de tenir debout."

Anne Martinat Sainte-Beuve, experte légiste

devant le tribunal d'Avignon

La retraitée parle vite, ne pleure pas et montre une forme de colère en décalage avec son statut de victime. Elle évoque alors les faits "avec une certaine dissociation", relève Anne Martinat Sainte-Beuve, "un processus de défense psychique que l'on rencontre souvent chez les victimes d'attentat, capables de raconter des horreurs très calmement"

A l'examen gynécologique, la légiste observe plusieurs signes symptomatiques de rapports sexuels forcés. Elle constate aussi des symptômes d'infections sexuellement transmissibles. Au total, quatre pathologies ont été détectées, dont un papillomavirus. "Le frottis réalisé ensuite révélera l'absence de lésions cancéreuses", précise la médecin, qui souligne que la victime a "miraculeusement" échappé à une hépatite B ou C, à la syphilis et au VIH, auquel elle a été exposée à six reprises par l'un des accusés. Elle sera traitée par voie intramusculaire : Gisèle Pelicot refuse désormais d'ingérer quelque médicament que ce soit.

A la fin de sa déposition, Stéphane Babonneau, l'avocat de Gisèle Pelicot, demande à l'experte s'il est possible que le corps de sa cliente ait pu souffrir lorsqu'elle était inconsciente.

"On peut souffrir. Simplement, on ne s'en souvient pas. Mais le corps le perçoit."

Anne Martinat Sainte-Beuve, experte légiste

devant le tribunal d'Avignon

L'avocat demande également si la retraitée a pu mentir sur tout ou une partie de son récit lors de cette rencontre fin 2020. Anne Martinat Sainte-Beuve répond du tac au tac : "Je me permets d'affirmer, je suis catégorique, que je n'ai jamais eu aucun doute par rapport à la crédibilité des propos de Madame Pelicot. Je suis rompue à l'exercice. Des simulateurs, j'en ai déjà vu. Jamais, à aucun moment, je n'ai douté."

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