L'article à lire pour comprendre ce qu'est le front républicain, cette notion qui ressurgit régulièrement lors de l'élection présidentielle
"Ni Marine Le Pen, ni Emmanuel Macron." De nombreux électeurs, notamment à gauche, rejettent l'idée d'un front républicain. D'où vient ce concept et pourquoi semble-t-il moins fédérateur en 2022 qu'en 2002 et en 2017 ?
Une marée humaine dans la rue et une vague historique dans les urnes. Vingt ans après la victoire écrasante de Jacques Chirac face à Jean-Marie Le Pen, invité surprise du second tour de l'élection présidentielle, le front républicain est-il encore en mesure de barrer la route de l'Elysée à l'extrême droite ? S'agit-il d'un concept "tout pourri", "dont plus personne ne veut", comme l'avait qualifié Marine Le Pen lors de l'entre-deux-tours de la présidentielle de 2017 où, déjà, elle affrontait Emmanuel Macron pour la fonction suprême ?
Alors que les Français sont appelés aux urnes dimanche 24 avril, les observateurs se demandent si le rejet du Rassemblement national suffira à convaincre ceux qui n'ont pas choisi Emmanuel Macron au premier tour à voter à reculons pour lui au second.
Qu'appelle-t-on le front républicain ?
"C'est tout simplement l'idée que toute participation du Front national (FN) [devenu depuis le RN] à une majorité politique doit être bloquée absolument", résume Christophe Bouillaud, professeur de sciences politiques à l'Institut d'études politiques de Grenoble. Pour les partis, cela implique deux choses : d'un côté, refuser de présenter des listes communes avec le FN aux élections et, de l'autre, "tout faire pour que les électeurs des partis dits 'républicains', en cas de choix entre un candidat FN et celui d'un parti républicain, se mobilisent pour le second".
Ce concept, qui ressurgit à chaque percée électorale de l'extrême droite, n'est pas systématique. "Dans les années 1980-1990, certains élus locaux de droite font des alliances avec le FN", raconte Christophe Bouillaud, comme lors de l'élection municipale de 1983 à Dreux (Eure-et-Loir) ou lors des élections municipales de 2014. L'UMP avait maintenu ses candidats au second tour face au FN dans une centaine de villes, préférant le "ni-ni" (ni la gauche, ni l'extrême droite) au barrage.
A gauche aussi, les appels à former des "pactes démocratiques" ou des "désistements républicains" contre l'extrême droite sont parfois ignorés, au gré des circonstances et des configurations électorales. Le front républicain n'est donc ni un réflexe, ni une formule magique.
Depuis quand existe-t-il ?
La stratégie voit le jour au début de la Troisième République (1870-1940) : alors que les forces de droite sont encore hostiles au régime parlementaire, les groupes de gauche se désistent au second tour de divers scrutins pour favoriser le mieux placé d'entre eux et protéger la République naissante.
Mais l'expression apparaît plus tard, en 1955, sous la plume de Jean-Jacques Servan-Schreiber, fondateur de L'Express. Elle désigne cette fois la coalition, formée par des forces de gauche et des gaullistes aux élections législatives de 1956, contre la montée du poujadisme. Ce mouvement d'extrême droite populiste compte alors dans ses rangs un jeune homme politique qui verra plus tard se dresser face à lui ce front républicain : un certain Jean-Marie Le Pen.
Pourquoi le RN est-il considéré comme antirépublicain par les électeurs qui font front ?
La question de savoir si le RN prône un modèle antirépublicain suscite des réponses différentes de la part des spécialistes de ce courant. "Il ne s'agit pas d'un parti comme les autres. La thématique xénophobe et anti-immigration est au centre de son logiciel", observe l'historienne Valérie Igounet, qui cite "le rapport du RN aux étrangers, sa vision xénophobe, sa notion des libertés, sa notion de la Constitution, etc." En voulant, si elle accède au pouvoir, modifier la Constitution pour intégrer notamment la notion de "priorité nationale", Marine Le Pen promeut une transformation des institutions de la République selon les marqueurs historiques de l'extrême droite.
Le secrétaire d’État chargé des Affaires européennes, Clément Beaune, qualifiait ainsi la candidate d'"antisociale, antirépublicaine et antieuropéenne", dimanche 17 avril sur Europe1. A l'inverse, le RN se défend d'être un parti d'extrême droite et assure défendre les valeurs de la République. "Moi, je respecte l'État de droit", lançait ainsi Marine Le Pen sur BFMTV, interrogée en pleine campagne sur la proposition de son rival, Eric Zemmour, d'instaurer un ministère de la remigration : "C'est totalement antirépublicain", relevait-elle.
Le front républicain est-il efficace pour faire barrage à l'extrême droite ?
Cela dépend. Lors des législatives de 1956 – première mouture moderne du front républicain –, la coalition parvient à affaiblir l'influence du mouvement poujadiste sur l'Assemblée nationale, mais ce dernier y remporte tout de même 52 sièges (sur 595). Depuis, les effets de ces alliances de circonstances varient grandement d'une élection à l'autre : certains candidats d'extrême droite triomphent malgré la présence d'un front républicain, tandis que d'autres échouent sans qu'aucun appel au barrage ne soit lancé.
Lors de la présidentielle de 2002, l'efficacité de la mobilisation face à l'extrême droite est incontestable : face à Jean-Marie Le Pen (16,86% au premier tour), le candidat du RPR et président sortant, Jacques Chirac (19,88% au premier tour), l'emporte avec 82% des voix.
En 2017, lors du premier duel Emmanuel Macron-Marine Le Pen, les voix d'électeurs venant de l'extrême gauche jusqu'à la droite se reportent encore massivement sur le candidat d'En marche ! Au total, 52% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon au premier tour et 71% des électeurs de Benoît Hamon se rangent au second tour derrière Emmanuel Macron, selon une enquête Ipsos-Sopra Steria (en PDF). A droite, c'est le cas de 48% des électeurs de François Fillon.
Pourquoi le front républicain est-il fragilisé aujourd'hui ?
Même au nom du refus de l'extrême droite, voter pour un adversaire politique n'est pas chose aisée. "Une partie de l'électorat de gauche est probablement extrêmement usée par cette situation", note Christophe Bouillaud. D'autant plus que ces "électeurs à contrecœur" n'ont pas vu leurs idées imprégner la politique des représentants qu'ils avaient contribué à faire élire. "Macron a été élu en 2017 grâce au refus d'une grande partie de l'électorat de voter Le Pen, mais il s'est comporté comme s'il avait reçu un mandat plein et entier pour son projet", analyse-t-il.
"A la base, le front républicain était une mesure exceptionnelle pour des circonstances exceptionnelles. Or, il s'est banalisé", poursuit Rémi Lefebvre, politologue spécialiste du Parti socialiste. Pour reprendre l'expression de l'écologiste Eric Piolle, sur Twitter, à force de construire des barrages, "les castors sont fatigués".
Depuis que j'ai l'âge de voter, on nous fait construire des barrages contre l'extrême droite, toujours + hauts, toujours + loin.
— Éric Piolle (@EricPiolle) April 10, 2022
Ce soir je dis à @EmmanuelMacron que les castors sont fatigués. La République est en sursis. Il doit le réaliser ou aucun barrage ne suffira. pic.twitter.com/d4tLyeK72g
"On a pu voir s'installer l'idée que le front républicain ne servait à rien, ou même qu'il nourrissait le phénomène qu'il prétendait combattre, en accréditant l'idée que le FN était le seul vrai parti antisystème face à 'l'UMPS', poursuit le politologue. Beaucoup de gens à gauche sont conscients du danger du RN, mais ont l'impression qu'en votant Macron, ils favorisent la montée de l'extrême droite."
Un sentiment qui s'accompagne, pour une partie de la gauche, d'une "détestation d'Emmanuel Macron [qui] rend le barrage difficile", ce qui pourrait favoriser l'abstention ou le vote blanc. A cinq jours du second tour, l'écart dans les sondages se creuse légèrement à l'avantage du président sortant, mais ne témoigne pas de la construction d'un front républicain. Et pour cause : selon un sondage Ipsos-Sopra Steria pour franceinfo et Le Parisien-Aujourd'hui en France, du mardi 19 avril, 39% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon interrogés confient qu'ils voteront pour Emmanuel Macron, soit une baisse de 13points par rapport au report de voix de 2017. Alors que des manifestations contre l'extrême droite étaient organisées dans toute la France, samedi 16 avril, un slogan a ainsi volé la vedette au front républicain : "Ni Le Pen, Ni Macron."
Les électeurs portent-ils un regard différent sur l'extrême droite d'aujourd'hui ?
La stratégie de dédiabolisation initiée par Marine Le Pen au début des années 2000 a porté ses fruits. Pour l'historienne Valérie Igounet, spécialiste de l'extrême droite, "quand on voit Marine Le Pen et Eric Zemmour dépasser 30% des voix, on sent bien que ceux qui se sont exprimés par le vote ont envie que les choses changent et banalisent des personnes qui représentent l'extrême droite française". Mais l'adhésion d'une partie de l'électorat français à ces idées ne signifie pas mécaniquement l'affaiblissement du rejet qu'elles suscitent chez les autres. Ainsi, cette banalisation n'opère "pas forcément aux yeux des gens à qui on demande de faire front républicain'" nuance Rémi Lefebvre.
Comment expliquer, dès lors, la tentation de l'abstention ou du vote blanc en lieu et place du front républicain ? Christophe Bouillaud n'exclut pas la piste générationnelle. Chez les citoyens plus âgés, "la famille Le Pen reste inacceptable et sa définition ne bougera pas : l'antisémitisme, la négation de la Shoah..." liste-t-il comme autant de digues infranchissables. Mais les plus jeunes, eux, ont surtout connu le FN "dédiabolisé" de Marine Le Pen.
Qui appelle au front républicain en 2022 ?
En 2002, tous les candidats, à l'exception d'Arlette Laguiller (LO), avaient appelé à voter pour Jacques Chirac afin de barrer le chemin de l'Elysée à Jean-Marie Le Pen. Vingt ans plus tard, Anne Hidalgo (PS), Fabien Roussel (PCF) et Yannick Jadot (EELV), à gauche, et Valérie Pécresse (LR), à droite, appellent explicitement leurs électeurs à mettre un bulletin Macron dans l'urne. Nicolas Dupont-Aignan (Debout la France) et le polémiste Eric Zemmour (Reconquête !) appellent à voter pour Marine Le Pen, tandis que Jean Lassalle et Nathalie Arthaud (LO) ne donnent aucune consigne. Le troisième homme du premier tour, Jean-Luc Mélenchon, invite quant à lui à "ne pas donner une seule voix à Marine Le Pen", tout comme Philippe Poutou (NPA).
J'ai eu la flemme de tout lire, vous me faites un résumé ?
Depuis les législatives de 1956, le front républicain désigne une coalition transpartisane ayant pour objectif d'empêcher l'extrême droite d'accéder au pouvoir. Ces alliances prennent des formes différentes d'un scrutin à l'autre et ne sont pas toujours couronnées de succès.
Le 21 avril 2002, le candidat du FN, Jean-Marie Le Pen, accède contre toute attente au second tour de l'élection présidentielle face à Jacques Chirac (RPR). Le choc est tel qu'une écrasante majorité de la classe politique et des citoyens de tous bords politiques acceptent de soutenir le président sortant, qui l'emporte avec 82% des voix.
Mais depuis vingt ans, Marine Le Pen a œuvré à la "dédiabolisation" du FN, puis du RN. En 2017, Emmanuel Macron la bat à l'élection présidentielle avec 66,10% des voix. En 2022, l'affiche est la même, mais de nombreux électeurs, notamment à gauche, déclarent ne vouloir voter ni pour l'un, ni pour l'autre, estimant que le vote Macron ne fait pas reculer l'extrême droite. Ce rejet du front républicain, difficile à quantifier, rend l'issue du scrutin incertaine.
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