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Mon collègue est un automate : ami ou ennemi ?

Les automates vont-ils supprimer 3 millions d'emplois d'ici à 2025, comme l'affirme le cabinet Roland Berger ? Ils sont déjà omniprésents dans le monde du travail. Notamment dans la grande distribution et à La Poste. Témoignages.

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Une caisse automatique dans un hypermarché de Mérignac (Gironde), dans la banlieue de Bordeaux. (PIERRE ANDRIEU / AFP)

"Les automates sont parmi nous", proclame une campagne publicitaire de La Poste, au-dessus de la tête des guichetiers. Et ce n'est qu'un début : trois millions d'emplois seraient supprimés d'ici à 2025 par des robots, des automates et des logiciels, selon une récente étude du cabinet Roland Berger.

Aux guichets de La Poste ou dans les hypermarchés, des machines grignotent depuis plusieurs années les tâches autrefois effectuées par des salariés. Alliés, amis ou ennemis ? Comment les employés jugent-ils ces collègues automates ?

A 43 ans, Danièle Larue travaille depuis deux décennies comme hôtesse de caisse dans l'hypermarché Auchan de Boulogne-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais. Elle s'y est usée l'épaule au point de devoir, il y a cinq ans, lâcher les caisses classiques pour passer aux caisses automatiques. Comment perçoit-elle ce changement de poste ? "Cela nous a été présenté, au départ, comme un avantage, une possibilité de reclassement pour ceux dont la maladie professionnelle est reconnue", se souvient-elle. 

"Le client nous siffle, nous hèle..."

Physiquement, donc, elle trouve la tâche plus facile à supporter. A l'autre bout de la France, sa collègue Nathalie Prieur, 46 ans, chargée de surveiller des caisses automatiques à Perpignan (Pyrénées-Orientales), lui fait écho. Avec un grand rire : "Moi qui me suis abîmée en caisse, je ne m'abîmerai plus rien puisque je ne fais que surveiller les automates !"

Psychologiquement, c'est autre choseEn quoi consiste leur travail ? A aider le client s'il n'arrive pas à se servir de la machine (la fluidité ou plutôt "l'efficacité" du passage fait partie des critères pris en compte pour leur prime). A vérifier que le client s'en sert correctement, et à jeter un œil sur lui pour éviter les vols. Enfin, à intégrer des baisses de prix non prévues dans le logiciel, qu'il s'agisse de remises lors des soldes ou lorsque le client bénéficie de bons de réduction. Bref, à devenir "contremaître de l'interaction homme-machine"  pour reprendre l'expression savante de la sociologue du travail Marie-Anne Dujarier, maître de conférences à l'université Paris III-Sorbonne nouvelle et spécialiste de ces questions.

Cette supervision est bien plus stressante que le travail classique en caisses, souligne Danièle Larue. La raison ? "Surveiller le passage du client réclame un bon potentiel de concentration. Au point qu'on ne peut pas l'exercer sur une longue durée. Chez nous, c'est quatre heures maximum." 

L'attention n'est pas seule source de cette tension.  Nathalie Prieur se montre intarissable sur le client... qui vous transforme en robot. "Le rapport avec le client a changé ! Comme il y a marqué 'caisse rapide" ou "caisse minute", il nous demande une réactivité hyper rapide. Et nous considère presque comme une machine. Il nous siffle, il nous hèle, et on se retrouve parfois avec quatre clients plus ou moins énervés à gérer, sans compter ceux qui viennent demander des renseignements."

"Les plus jeunes sont adeptes du système"

D'autant que l'acheteur, incité à se diriger vers les caisses automatiques en cas d'affluence, n'est pas forcément ravi d'avoir affaire à une machine. Surtout s'il la maîtrise mal, faute de savoir lire, de comprendre les consignes... ou faute de saisir la logique du concepteur. Selon Nathalie Prieur, "les plus jeunes sont adeptes du système parce qu'ils n'ont pas de gros caddies et savent s'en servir, mais on a encore bon nombre de clients qui ne sont pas habitués. Avec la crise et le chômage, les gens ont de plus en plus d'agressivité, ça devient de plus en plus compliqué."

Cet énervement est exacerbé dans des services publics, comme à La Poste, où les automates se répandent comme des traînées de poudre. Guichetier contractuel (non fonctionnaire) à La Poste, âgé de 30 ans, Loïc* travaille depuis neuf ans dans le bureau parisien d'un quartier populaire.

Il avoue avoir "beaucoup de mal à envoyer les gens aux automates". Les raisons ? "D'abord parce que l’opération est la même que celle que je fais à mon guichet. Ensuite parce que, si je le prends au guichet, ça m’évite de passer pour un fainéant."  A l'en croire, l'injure fuse facilement. Et plus aisément encore dans les quartiers huppés, où la clientèle, affirme-t-il, "vous traite alors de façon méprisante".

Mais il y a aussi des motifs qui choquent son sens du service public, et son souci des populations les plus fragiles. "On nous demande d'apprendre aux gens à se servir des machines. Or, dans mon bureau, il y a beaucoup d’étrangers qui ne maîtrisent pas le français. Ils ne pourront jamais lire les consignes !" De la même manière, il souligne que la machine, partant du principe que le client est informé, ne demande pas "si c'est urgent, si c'est important ou s'il faut garder une trace"."Si on ne lui dit pas, le client n'y pensera pas !" Et ne choisira pas nécessairement la solution la plus pertinente, ou la plus économique.

Des consignes jugées absurdes

Loïc estime que certaines consignes sont absurdes : "On nous demande d’envoyer le client à l’automate, pour une lettre recommandée, et de le faire revenir ensuite au guichet pour un coup de tampon alors que ça irait beaucoup plus vite de tout faire tout de suite sur le poste de travail !"  Il ajoute : "Certes, rien n’interdit de le faire. Mais on va avoir des consignes très fortes dans l'autre sens et se faire mal voir par sa hiérarchie. Si vous faites des affranchissements au guichet, le chef demande des explications !"

Et la pression est forte, tout particulièrement à La Poste, qui a encore été confrontée en 2013 à plusieurs suicides. Sans bruit ou presque, l'entreprise a supprimé 80 000 postes en dix ans. Le mouvement se poursuit. Et l'automatisation des bureaux progresse à grands pas, jusqu'à des projets de bureaux entièrement automatisés parfois dénoncés par les usagers, comme le signalait en juin le site Normandie Actu

Joint par francetv info, La Poste assure qu'il n'y a, pour l'instant, aucun bureau entièrement automatisé. Et que le client peut exiger qu'une opération se déroule entièrement au guichet. Quitte à placer l'employé entre le marteau et l'enclume. "Si on considère que vous faites trop d'opérations au guichet, inutile d'espérer la moindre promotion", conclut Loïc.

* Le prénom a été modifié à la demande de la personne interviewée.

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