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Réforme des retraites : pourquoi les grandes manifestations se déroulent-elles (presque) toujours entre République et Nation à Paris ?

Depuis les années 30, un arc de manifestations reliant la place de la République à celle de la Nation, en passant par la Bastille, s'est dessiné dans la capitale française. Entre symboles et configuration des lieux, ce parcours n'est pas choisi au hasard.
Article rédigé par Salomé Boulet
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
La place de la République à Paris, lieu de départ de la manifestation contre la réforme des retraites, le 19 janvier 2023 (ALAIN JOCARD / AFP)

Un parcours pas vraiment surprenant : la manifestation à Paris contre la réforme des retraites, jeudi 19 janvier, partait de la place de la République pour rejoindre la place de la Nation en passant par la place de la Bastille. Au fil des années, ce trajet est devenu presque rituel.

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République, Bastille, Nation. Ces lieux, aux noms et origines ancrés dans l’histoire, ne sont pas choisis au hasard. “Il est impossible d’éviter toute symbolique” dans le choix des points de rendez-vous de mobilisation, rappelait déjà à Libération en 1995 Danielle Tartakowsky, historienne, spécialiste de l'histoire des mouvements sociaux. République, et sa statue monumentale inaugurée en 1883 ; Nation, l'ancienne place du Trône, où un autre ensemble monumental célèbre lui aussi la République ; et entre les deux, Bastille, à l’emplacement de l’ancienne forteresse, où la colonne de Juillet commémore à la fois les révolutions de 1789 et 1830. Ainsi, explique l'historienne Evelyne Cohen, se met progressivement en place de 1840 à 1900 "un triangle République-Bastille-Nation entre lesquels se sont déplacées, suivant un ordre variable, jusqu’à nos jours, la plupart des manifestations à signification républicaine et les mouvements revendicatifs".

C'est d'ailleurs cette symbolique qu'embrassent François Mitterrand en 1981 et François Hollande en 2012, en choisissant de célébrer leur élection à la Bastille – contre la Concorde pour Jacques Chirac (1995) ou Nicolas Sarkozy (2007), et le Louvre puis le Champ-de-Mars pour Emmanuel Macron (2017 et 2022). 

Quant à la place de la République, c'est là, en 1958, que Charles De Gaulle présente la Constitution de la Ve République. C'est là aussi que converge spontanément la foule après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher en 2015 et après ceux du 13 novembre 2015 à Paris et à Saint-Denis. Et c'est là encore d'où part la manifestation contre l’extrême droite en 2002, après l'accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de l'élection présidentielle. 

C'est dans les années 30 que le gouvernement autorise formellement, en les encadrant, les manifestations sur la voie publique. Le décret-loi du 23 octobre 1935 impose notamment l'obligation d'une déclaration préalable, et les organisateurs doivent préciser "l'itinéraire projeté". Le 14 juillet 1936, une manifestation salue la victoire électorale du Front populaire et les premières mesures sociales prises par le gouvernement Blum (congés payés, augmentation générale, semaine de 40 heures, etc.). Deux cortèges partent simultanément de la place de la République et de l’Hôtel de Ville pour se croiser à la Bastille et gagner la Nation. Progressivement, un arc se confirme pour les manifestations – du moins celles de la gauche : République, Bastille, Nation. Comme ce jeudi 19 janvier. Ou comme celle du 12 décembre 1995, point culminant de la mobilisation contre le "plan Juppé" sur les retraites et la Sécurité sociale. Et celles qui plusieurs mois durant, en 2016, ont rythmé la mobilisation contre la loi Travail.

Le "triangle d'or" des manifestations République-Bastille-Nation a d'autres atouts, à commencer par sa relative compacité – un peu plus de quatre kilomètres (boulevard du Temple puis boulevard Beaumarchais, place de la Bastille, rue de Lyon, avenue Daumesnil puis boulevard Diderot jusqu'à la place de la Nation). "Il ne faut pas négliger la configuration des lieux, expliquait Danielle Tartakowsky, toujours pour Libération. On commence sur les grands boulevards, car on peut facilement s’y rassembler.” En plus de son accessibilité et sa localisation, la place de la République a l’avantage de pouvoir être sécurisée facilement par les forces de l’ordre. La suite du trajet emprunte de longues et larges artères. 

Un point de dispersion loin des lieux de pouvoir

Un atout pour les organisateurs de ces rassemblements qui doivent valider, au préalable, leur parcours auprès de la préfecture. “À Paris, toute utilisation du domaine public pour y organiser des manifestations à caractère festif, sportif, commercial, caritatif ou culturel doit faire l’objet d’une demande auprès de la Préfecture de police qui examine et étudie le projet”, précise le site de la préfecture de police. D'autres trajets sont fréquemment empruntés, commençant ou finissant à Denfert-Rochereau ou place d'Italie, mais aucun parcours n'a acquis le statut symbolique de "Répu-Bastille-Nation".

Les autorités peuvent demander des modifications d’horaires ou de parcours. La préfecture de police de Paris a, par exemple, refusé le parcours initial demandé par les syndicats pour le 5 octobre 2021. Le cortège devait partir de la place de la République et terminer place de la Concorde. Pour les syndicats, le refus résultait “de choix politiques, avec la volonté d'éloigner les cortèges syndicaux des lieux de pouvoir”. Ce à quoi la préfecture a répondu que “les trajets proposés posent des difficultés de sécurité, notamment sur la partie comprise entre Opéra et Concorde, et amènent la préfecture de police à préconiser des modifications d'itinéraires". Place de la Concorde, l'Élysée et l'Assemblée nationale ne sont qu'a quelques centaines de mètres. Le parcours République-Bastille-Nation, maintes fois utilisé par les organisations syndicales, a donc l'avantage de s'éloigner, pas à pas, du cœur de Paris. 

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