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La multiplication des blogs transforme-t-elle le journalisme ? Assistons-nous à la naissance d'un nouveau média ?

Après les Etats-Unis, où le phénomène a pris son essor il y a quatre ans, bouleversant le paysage médiatique et politique de ce pays, c"est au tour de l"Europe d"être touchée par la fièvre des blogs.
Article rédigé par Marion Msika-Jossen
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 36 min
 

Après les Etats-Unis, où le phénomène a pris son essor il y a quatre ans, bouleversant le paysage médiatique et politique de ce pays, c"est au tour de l"Europe d"être touchée par la fièvre des blogs.

Toutes les occasions sont bonnes pour en parler, depuis le Parlement européen, qui a invité, le 12 septembre, des journalistes à débattre des rapports entre blogs et médias , à l'occasion de la nouvelle version de son site internet, jusqu'au magazine "Elle", qui en a fait la matière de son dernier éditorial. En France, les accros se comptent par centaines de milliers et leur nombre croit de manière exponentielle.

Le blog n"est rien d"autre qu"un site web personnel facile à créer, grâce auquel les blogueurs peuvent diffuser leurs écrits, photos, minividéos sur la toile. Des dizaines d"hébergeurs leur offrent des outils, gratuitement ou par abonnement, permettant que s'instaure entre blogueurs une interactivité permanente et illimitée, sur les thèmes les plus divers.

Plusieurs événements majeurs ont favorisé l"attrait pour les blogs, en suscitant une avalanche de prises de parole, de contestations, d'interrogations : la destruction du World Trade Center le 11 septembre 2001, le déclenchement de la guerre contre l'Irak, la campagne présidentielle américaine, le tsunami dans l"océan Indien, le référendum français sur le Traité constitutionnel européen, et plus récemment les dégâts provoqués par le cyclone Katrina à la Nouvelle Orléans.

Caractéristiques des blogs ? Typologie des blogueurs ? Riposte des médias installés ? Nouvel espace démocratique ? En bref, assistons-nous à la naissance d'un nouveau média ? Ce phénomène en rapide évolution est encore trop mouvant, contradictoire, paradoxal pour permettre des réponses tranchées.

Tentons d'éclairer les enjeux qui se dessinent autour des blogs et de la blogosphère.

Quelques fonctionnalités techniques

Une fois l"hébergeur choisi (Ublog, LiveJournal, Typepad, Viabloga, Movable Type, Radio, France2et3.), l'aspirant blogueur ou le groupe qui souhaitent créer leur blog peuvent le faire en quelques clics, en leur nom ou sous un pseudo, à titre personnel ou collectif.

C'est sur la page d"accueil qui lui est attribuée d"office, que le blogueur pourra écrire son billet (« post »), au sommet de sa page au-dessus du billet précédent, c'est-à-dire par ordre ante-chronologique, de manière à ce que la lecture de ses messages se déroule de haut en bas.

Diverses fonctionnalités clairement accessibles sur la page d'accueil permettent au blogueur de multiplier les échanges et les interactions avec des correspondants. Dans la colonne "Mes liens préférés", il peut inscrire une sélection de sites qu'il apprécie, tandis que dans la "Liste des amis" il énumère les adresses électroniques des blogueurs avec lesquels il correspond régulièrement et qui participent à faire connaître son blog. Fonction particulièrement importante, la case "Commentaires", toujours présente, permet à chaque lecteur de blog de réagir à tous les messages.

Si certains hébergeurs sont gratuits, d"autres, qui proposent des abonnements allant de 3 à 20 euros mensuels, offrent des prestations plus élaborées, comme le trackback. Il s'agit d'un lien actif ou rétro-lien, qui fait circuler automatiquement un billet sur la toile et avertit son auteur par un "ping" lorsque son billet est lu. Ce procédé affiche aussi sous le blog initial l'adresse du blog qui a réagi et le début du commentaire. Le blogueur peut ainsi évaluer le nombre de blogs qui "pointent" son site, et donc son impact dans la blogosphère, mais aussi visualiser d'un rapide coup d"œil l'ensemble des réactions à son billet.

L'imagination est au pouvoir, dans l'univers numérique. De nouveaux outils surgissent en rafale, améliorant, simplifiant, automatisant sans cesse l'interactivité de la toile, au profit de ce qui fait l'essence même des blogs : une communication ouverte, gratuite et permanente de chaque blogueur avec l'ensemble de la blogosphère.

Typologie des blogeurs

Plutôt jeunes, plus réactifs que les lecteurs de presse écrite ou que les téléspectateurs, les blogueurs disposent d'une certaine aisance matérielle et d'un bon niveau culturel. A l'affût des innovations dans le secteur des Technologies de l'information et de la communication (Tic), beaucoup appartiennent au monde de l"informatique et de la com.

Où vivent les blogueurs ? Surtout dans les pays développés, Etats-Unis, Europe, Japon, là où s'épanouissent les trusts des télécommunications et les fabricants de matériels informatiques, mais ils sont aussi présents partout ailleurs dans le monde où existent des connexions téléphoniques. De nombreux internautes très courageux, comme en Iran, en Chine ou en Tunisie, utilisent les blogs pour résister à l'oppression.

Les blogueurs ont adopté les valeurs du net : ouverture et échange, gratuité et transparence. Ils se promènent sur la toile sans passeport ni pièce d'identité. Dans ce territoire libéré qu'ils parcourent à grande vitesse, le maître mot est "horizontalité" dans la diffusion de l"information, tandis que les mots "égalité" et "indépendance" comptent toujours, comme un écho lointain de l"autogestion, même si la pub, présente sur un certain nombre de blogs, n'a plus rien d'horripilant pour eux.

Ce qui motive la majorité des blogueurs ? La mise en exergue de leur ego. Curieux d'eux-mêmes, ils veulent offrir au plus grand nombre de leurs congénères leurs émois intimes, leurs marottes et leurs avis, et surtout, ils espèrent susciter chez eux le maximum de réactions. Un penchant à l'extraversion qui correspond à une tendance forte de la société, où la frontière entre public et privé est en permanence dynamitée par la téléréalité, la multiplication des chaînes, les mobiles, les Msn et Sms, les ordinateurs portables, une société où règne un état de connexion permanente... A l'inverse, l'anonymat est également garanti, il est même crucial pour les cyberdissidents.

Les blogueurs se reconnaissent entre eux selon leurs affinités et leurs centres d"intérêt. Sur le web, ils se rencontrent par groupes, sous-groupes, communautés. Leurs passions sont diverses et parfois surprenantes. En plus de la catégorie la plus nombreuse, celle des journaux personnels adolescents qui ont cessé d'être intimes, on trouve un amoncellement hétéroclite des blogs en tout genre et de toutes formes : artistiques, de critique musicale , d'entreprise, de médias (quasiment toutes les rédactions en ont installés sur leurs sites internet), juridiques, de guerre (« warblogs »), littéraires (voir le blog du journaliste Thomas Ka), d"humeur, photoblogs, de quartier, sur les Tic ( Roland Piquepaille), sur l'actualité artistique parisienne , politiques (Strauss-Kahn, Lipietz, Lang, Juppé, etc.), d"agitation citoyenne ,de voyage.Sur le site du " garage de Pierre", des blogueurs racontent même leurs voyages en 2CV autour du monde.

Le phénomène prend tant d'ampleur que les blogeurs ont décidé de se rencontrer. A Paris, en mars 2005, Loïc Le Meur (vice-président de Six-Apart, éditeur de l"hébergeur Typepad qui abrite 20 % des blogs dans le monde), fin connaisseur de la blogosphère, a réuni au Sénat trois cents blogueurs venant de vingt-deux pays, dont l"Iran et Israël. Et le 21 septembre, cinq copains blogueurs parisiens , dont Pierre Vallet et Benoît Dausse , en ont invités autant au cinéma L"Entrepôt pour la troisième édition de « Paris blogue-t-il » (voir l'aperçu de la soirée sur le site de l"artiste Stéphane Galienni).

Combien y a-t-il de blogs sur le web ? Selon une étude récente du cabinet américain Perseus, le phénomène, déjà considérable, va continuer à prendre de l"ampleur : le nombre de blogs sur la planète devrait passer de 31 millions actuellement à 53 millions fin 2005. Et en France ? On en compterait 2,5 millions, qui sont lus par 10 millions de personnes, dont 8 millions d"ados, selon Loïc Le Meur. En juin le créateur de Six-Apart a établi une estimation du nombre de blogs dans les pays de l'Union européenne (plus la Suisse).

Même s'ils ne sont pas seuls, les ados sont particulièrement accros : le site de la radio Skyrock totalisait plus de 100 000 blogs au début 2004, tandis que Ublog (racheté par Six-Apart) en totalisait plus de 20 000. Ailleurs dans le monde, la vague blog ne cesse d'enfler : en Corée du sud, l'hébergeur Navar en compte à lui seul un million, et LiveJournal en dénombrait 1,5 millions en janvier 2004. Mais selon Technorati, 55 % des blogs étaient qualifiés d'actifs en juillet 2005: leur auteur avait écrit au moins une fois au cours des trois derniers mois. Et ils n'étaient que 13 % à être actualisés au moins une fois par semaine. Et si beaucoup de blogs "meurent d'abandon" beaucoup d'autres naissent dans le même temps.

Il est donc très difficile de donner une photo chiffrée et sociologique un tant soit peu précise des blogueurs, tant la blogosphère est hétéroclite. Les sondages, nombreux, sont souvent contradictoires, notamment sur la part des femmes et des hommes. Selon la formule consacrée, ils représentent tout au plus « des indicateurs de tendance ». En réalité, on peut dire qu"il y a presque autant de sortes de blogs que de blogueurs.

Comment l'information pourrait-elle se composer à l'avenir

Trois événements récents laissent supposer qu"une page est en train de se tourner dans le monde journalistique et que le monopole de la presse « classique » commence à être entamé.

Lors de l'attaque américaine sur l'Irak, c'est un Irakien longtemps anonyme, le blogueur Salam Pax, qui informa le monde sur ce qui se passait dans la capitale irakienne et qui donnait le pouls de Bagdad aux journalistes du monde entier. Avec le cyclone qui a ravagé La Louisiane, les rédactions des grands médias américains ont fait appel à des blogueurs pour recevoir informations et photos avant que leurs reporters aient pu rejoindre les lieux de la catastrophe. Et lors des attentats meurtriers de Londres, c'est une minividéo tournée dans le métro avec un mobile, avant l"arrivée des secours, qui sera diffusée sur les télévisions de tous les continents, même si on n'y voyait pas grand-chose. Trois circonstances où, en l'absence des journalistes, les buts ont été marqués par les blogueurs.

Sans opposer frontalement journaliste et blogueur (un certain nombre portent les deux casquettes), on peut souligner que, jusqu'à présent, l'information était diffusée du haut vers le bas, des rédactions vers les lecteurs, les journalistes détenant une position dominante, personne ne contestant réellement leur magistère et leur monopole. Mais depuis peu, les blogueurs, encouragés dans certains cas par des journalistes reconnus, ont inversé le sens de ce flux. Désormais, l'information peut aussi circuler du bas vers le haut. C'est sur ce principe que le site France3.fr a commencé à établir une liste des blogs, qu'il héberge, par régions. L'enjeu étant de créer une carte de France des blogs de toutes les régions. La volonté de la chaîne est, en effet, d'établir une interaction constante entre les téléspectateurs, les rédactions régionales et la rédaction nationale de France 3.

L'information rapportée par une rédaction régionale et qui "remonte" vers la rédaction nationale peut être fouillée et discutée par les habitants d'une région particulièrement, concernés par un sujet. Par exemple, si les blogs de France 3 avaient été mis en place à l'époque de l'explosion de l'usine AZF, à Toulouse, il est probable que la discussion autour de ce drame, et des conséquences vécues par les habitants, aurait été nourrie de manière particulièrement forte.

L'individu lambda, s'il possède une information exclusive, s'il est témoin d'un événement ou s'il détient un scoop conséquent, peut être (presque) certain que son info parviendra au sommet de l'actualité, grâce au relais de la blogosphère. Son information peut aussi circuler transversalement, horizontalement, tous azimuts, jusque dans les coins les plus reculés de la planète. Les meilleurs journalistes ont compris l'intérêt de cette nouvelle source d'informations, en étant attentifs à ce qui se diffuse sur la toile et à ce que se racontent les blogueurs.

Mais, sauf exception, la plus grande partie de l'information fournie par les blogueurs est de nature différente de celle proposée par les rédactions. Il s'agit avant tout de messages qui critiquent un éditorial, un article de presse écrite, une émission de télévision et qui sollicitent la réponse du journaliste concerné. Aux Etats-Unis, des groupes de blogueurs se sont faits une spécialité d'ausculter les papiers des journalistes vedettes pour en débusquer les erreurs, les poussant même à la démission (Dan Rather de CBS, Jason Blair du New York Times). Ce travail critique présente un avantage : inciter les journalistes à être plus méticuleux, puisqu"ils sont sous la surveillance de leur lectorat et même de certains blogueurs devenus professionnels, qui publient éditos et contre-enquêtes.

Grâce à l'outil Rss, une tendance se fait jour : permettre à tout internaute de disposer de sa petite agence de presse à domicile. Il est averti de l'arrivée de nouveaux articles sur son écran et par un simple clic, il peut les consulter en lecture d"un article. C"est le cas d' AlerteInfo, édité par le groupement des principaux éditeurs de presse en ligne (France Télé Interactive, Nouvel Obs, Le Monde, Libé, L"Equipe, etc.). Le téléchargement d"AlerteInfo permet de recevoir, gratuitement et minute par minute, tous les articles rangés par rubriques : A la une, International, France, Communication-hightech, etc.

Dans le même ordre d'idées, celui de la veille permanente de l'info en ligne, il faut signaler le système Watson 2.0., venu des Etats-Unis, dont le principe est proche d"AlerteInfo. Grâce à une fenêtre ouverte en permanence sur l'écran, l'internaute peut jeter un coup d"œil sur les articles parus. Mieux, s'il travaille sur un sujet, une case pour recevoir les mots clés lui permet de sélectionner les articles parus sur la toile concernant le sujet qui l'intéresse, via le moteur de recherche Google. Et plusieurs sections lui permettent de trier les articles selon le type de média sur lequel il est paru : news (journal, agence de presse), blog, site web.

Tous ces bouleversements dessinent de nouvelles perspectives. Malgré le fait que le gros de l"information continue d'être fourni par les organes de presse, qui disposent d'équipes de journalistes professionnels, il est vraisemblable que la physionomie des médias est en train d'être modifiée par l'impact des blogs et leur capacité à peser sur l'opinion. Selon les auteurs de « Blog Story»*, Cyril Fievet et Emily Turrettini, « les blogs vont compléter les médias traditionnels et, peut-être, contribuer à les transformer ».

* Ed Eyrolles, Paris 2004

Stratégies des rédactions pour continuer à capter leur lectorat.

Le développement des blogs a frappé de plein fouet les médias traditionnels, presse, radio, télévision, dans un contexte de grande concurrence et de déréglementation.

Après une période où ce phénomène a été considéré avec méfiance, sinon même ignoré, ces médias ont fait le dos rond, puis se le sont peu à peu approprié, voire même ont tenté de l'apprivoiser. Sous la poussée des blogs d'internautes, les principaux médias ont ouvert des blogs pour certains de leurs journalistes et ont prévu un espace pour bloguer destiné à leurs lecteurs, auditeurs (Skyrock) ou téléspectateurs, comme c'est le cas de France2.fr.

En France, Libération a été le premier quotidien à diffuser des blogs de ses journalistes sur son site internet, celui de Pascal Riché et celui de Pierre Haski et de son carnet de voyage. Sur le site du Monde.fr, on trouve le blog de Francis Pisani, un journaliste basé à San Francisco, qui scrute l"évolution des Tic. Sur France3.fr, le blog du journal de la rédaction régionale du 19-20 ,en Lorraine-Champagne-Ardenne, permet aux téléspectateurs-internautes de réagir après chaque reportage. Le 21 septembre, sur France2.fr, le blog de l"émission Campus consacrée à l"actualité littéraire a proposé un débat sur les blogs. Un internaute y livrait crûment son avis sur ce sujet : « C"est un peu comme si on avait demandé il y a 500 ans "L"imprimerie est-elle une nouvelle forme littéraire ?", alors qu"il s"agissait surtout d"un facilitateur de publication. Comme le blog. » Les blogs assurent aux lecteurs d'un journal une sorte de continuité dans la lecture, d"interaction avec la rédaction, de forum permanent à travers un courrier des lecteurs d'un nouveau type, de veille également pour le médiateur, qui peut mesurer la réaction de son lectorat, par exemple lors d"une prise de position trop partisane d"un éditorialiste. Et cela vaut aussi pour les radios et les télévisions.

Si le net est un complément d"informations pour les lecteurs de la presse écrite, il représente aussi un concurrent de taille pour les rédactions, qui capte progressivement leur lectorat. Dans une interview à Pointblog, le magnat de la presse Rupert Murdoch reconnaissait qu"en « 1964, quatre Américains sur cinq lisaient quotidiennement un journal. Aujourd"hui seul un sur deux le fait, et pour les plus jeunes lecteurs c"est encore pire». Le 20 septembre, le groupe New York Times annonçait 500 suppressions d"emplois, après une première coupe de 200 personnes quelques mois plus tôt. Motif : moins d"entrées publicitaire et revenus de la diffusion en baisse. Dans le même temps, la directrice générale du groupe, Janet Robinson, annonçait : « Nous continuons à bénéficier d"une croissance à deux chiffres de nos revenus publicitaires sur les médias numériques, particulièrement About.com », acheté 410 millions de dollars en mars. Et c"est tout logiquement que le groupe a augmenté ses tarifs publicitaires sur ce site. Même difficultés dans le groupe Knight-Ridder (journaux de Philadelphie en Pennsylvanie), avec une suppression de 100 postes sur 650.

La presse papier payante n"en est pas encore là en France, même si ses chiffres de vente se tassent, en particulier sous la concurrence des gratuits comme 20 minutes et Métro. Plusieurs rédactions ont mis en ligne leurs journaux, dès le milieu des années 90, pour l"essentiel la reprise des articles des éditions papier. Le "plus" de ces sites, ce sont les portfolios, très demandés, les vidéos, les blogs, les liens hypertextes et l"actualisation permanente des articles. Mais la situation se tend, puisque la rédaction de Libération, à l'instar de ce qu'à fait le New York Times, prévoit de réorganiser sa rédaction pour qu'elle travaille sur les deux supports, le papier et internet, dans le but de produire un "bimédia" et, surtout, d'augmenter le chiffre d'affaires d'internet, qui stagne à 5%.

Cybermilitants dans les pays autoritaires

Dans la plupart des pays sous la coupe de régimes répressifs on recense un grand nombre de cybermilitants. A mi-chemin entre journalisme et engagement, ces blogueurs sont souvent persécutés, emprisonnés, voire même éliminés.

Sans prétendre à l'exhaustivité, dressons le tableau de la situation, en commençant par la Chine. Deux chiffres résument la situation : plus de quarante cyberdissidents emprisonnés pour 30 000 agents chargés de mettre en œuvre l"opération de surveillance du net, « Bouclier doré », organisée par le ministère de la Sécurité publique et le ministère de l"Industrie de l"information. Dans ce pays, où le nombre des internautes double tous les six mois et celui des sites tous les ans, la répression est féroce. Le pouvoir ferme les cybercafés, surveille les forums de discussion, traque les rares sites chinois (6-4tianwang.com, Xici.net), entrave l'accès à des centaines de sites de médias étrangers (cnn.com, bbc.co.uk, washingtonpost.com), bloque les sites sur les droits de l'homme (amnesty.org, rsf.org), contrôle les moteurs de recherche et emprisonne à tour de bras (voir le rapport de Reporters sans frontières sur la situation chinoise). Le 30 avril 2005, Shi Tao a été condamné à dix ans de prison. Pour ne pas perdre un immense marché, Yahoo avait révélé son identité électronique.

Du côté de l'Afrique, arrêtons-nous à la Tunisie, qui se prépare à recevoir en novembre prochain le Sommet mondial de la société de l'information, sous l'égide de l'Onu, malgré les protestations qui affluent sur le web. De nombreux internautes y sont emprisonnés : l"avocat Mohammed Abdou, incarcéré, depuis le 1er mars 2005, a été condamné à trois ans et demi de prison pour un article publié sur la liste de diffusion Tunisnews ; neuf jeunes internautes du site Zarzis ont été condamnés, en 2004, à de nombreuses années de prison pour avoir téléchargé des "documents subversifs" ; le webmaster Zouhair Yahyaoui a écopé de deux ans de prison, le 10 juillet 2002, après avoir été torturé, pour "propagation de fausses nouvelles" sur le site Tunezine qu'il avait créé en juillet 2001 pour y publier des documents de l'opposition. Signalons aussi la campagne de presse obscène dont a été récemment victime Sihem Bensedrine, directrice du magazine en ligne Kalima et militante des droits de l"homme.

La situation est presque similaire en Iran, un pays où 70% de la population a moins de 30 ans et où les blogueurs sont si nombreux que le farsi est devenu la quatrième langue de la blogosphère. Attachés aux droits démocratiques, ces jeunes internautes, hommes et femmes, sont en butte à la répression des mollahs, comme Mojtaba Saminejad, âgé de 25 ans, arrêté le 12 février 2005 et condamné à deux ans de prison pour "insulte envers le guide suprême". Ces cyberdissidents iraniens bénéficient du soutien d'une imposante communauté iranienne installée au Canada, de près de 100 000 personnes. Selon Hossein Derakhshan, vivant à Toronto (http://hoder.com/weblog), "les blogs jouent un rôle crucial en brisant le monopole du gouvernement sur l'information." (sur l'Iran, voir http://www.rsf.org/article.php3?id_article=14978). Pour le journaliste iranien Arash Sigarchi, « pendant des années, le journalisme a été soumis à des restrictions, mais la technologie a le pouvoir de les faire disparaître. Un blog permet d"écrire librement. Dans la mesure où il n"est pas nécessaire de l"imprimer ou de le diffuser via d"autres médias, c"est un outil qui permet d"informer et d"exprimer rapidement des opinions ».

Dans ce rapide tour d'horizon des Etats où la liberté d'expression n'a pas cours, impossible de ne pas citer l'Ukraine, pays où a eu lieu un crime atroce : son principal cyberdissident, Géorgiy Gongadze, a été enlevé et décapité le 16 septembre 2000. Directeur du journal en ligne " Ukrainska Pravda" , une « pravda » non officielle bien sûr, il enquêtait sur la corruption aux sommets de l"Etat. Viktor Iouchtchenko lui a décerné le titre de « héros de l"Ukraine ». Cinq ans plus tard, en septembre 2005, une commission d"enquête parlementaire ukrainienne a accusé l'ancien président Koutchma d"être le commanditaire de cette exécution. Mais cela sera-t-il suffisant pour que justice soit rendue ?

Cet aperçu, bien incomplet, de la situation dans les pays privés de liberté d'expression prouve, si besoin était, que les blogs représentent pour un grand nombre d'internautes un moyen de renforcer leur résistance et d'en appeler à la solidarité du reste du monde dans leur lutte pour plus de liberté et de démocratie.

* Reporters sans frontières, qui publie sur son site des rapports très précis sur la situation des journalistes dans le monde, y compris des cyberdissidents, vient de publier "Le Guide pratique du blogger et du cyberdissident". Le journaliste-blogueur américain Dan Gillmor et des journalistes français de pointblog.com (http://www.pointblog.com/) ont participé à la rédaction de ce guide. Disponible en français, anglais, arabe, chinois et farsi on peut le télécharger sur le site de Rsf.

Les communautés de blogueurs peuvent être des groupes de pression

Dans quel pays les blogueurs sont-ils assez nombreux pour réussir à révéler des scandales, provoquer des démissions dans les rédactions, mobiliser l"opinion publique ? Aux Etats-Unis, sans conteste.

Dans le domaine des médias, ce sont des blogueurs qui ont poussé à la démission le journaliste vedette de CBS, Dan Rather, en mars 2005, après avoir démontré que le document brandi devant les caméras de CBS, durant l"élection présidentielle, pour prouver que Bush Junior avait bénéficié d'une exemption du service militaire, était un faux. Un autre journaliste, Jason Blair, du New York Times, ne résista pas aux preuves diffusées sur des blogs montrant qu'il avait plagié des confrères et inventé ses reportages durant quatre ans. Sa chute, en mai 2003, entraîna celle de deux responsables éditoriaux, dont le directeur de la rédaction Howell Raines, et porta gravement atteinte à la réputation et à la crédibilité du célèbre quotidien américain.

Au plan politique, ce sont encore des blogueurs, Atrios et Josh Marshall, qui mirent en évidence le sous-entendu raciste de propos tenus au Sénat par le sénateur républicain Trent Lott. Saluant la mémoire du sénateur démocrate Thurmond, il précisa que ce politicien raciste du sud des Etats-Unis aurait évité à l"Amérique « tous ces problèmes », s'il avait été élu président, car il s'était présenté à l"élection présidentielle de 1948. L"emballement qui s'empara de la blogosphère, malgré le silence de la presse, obligea le sénateur à démissionner.

Les blogueurs se signalèrent aussi, lors du cyclone Katrina, en s'emparant du net pour appeler à l'aide, dénoncer l"incurie des autorités, diffuser des informations ou des photos prises avec leurs mobiles. Avec des outils tels que Google Maps et Google Earth, ils purent signaler leur localisation ou connaître l"état de leur quartier. Pendant quelques jours, le mot clé ("tag") le plus utilisé sur le site de partage de photos Flickr a été « Katrina ». Mais passés les premiers jours, les blogueurs réduisirent nettement leurs connexions, les médias établis reprenant la première place.

Un dernier exemple de l'impact des blogueurs mérite d'être signalé, en relation avec la guerre en Irak. Au moment où les soldats américains pénétrèrent dans Bagdad, en avril 2003, aucun journaliste occidental n"était présent dans la ville. C'est un jeune architecte irakien, ayant pour pseudonyme Salam Pax, qui racontera sur son blog la tension régnant dans la population avant l'assaut américain, dans une ville encore sous le contrôle de Saddam Hussein. C'est lui qui décrira les bombardements et l'occupation de la capitale. La blogosphère se divisa sur son identité, certains soupçonnant une supercherie ou une manipulation des services américains. Son blog atteindra la deuxième place au top 100 mondial des blogueurs établi par Technorati. En mai 2003, Salam Pax sortira de l"ombre, après avoir été interviewé par un journaliste du Guardian.

Ces exemples illustrent l"impact des blogueurs, capables de peser sur les événements, due à leur aptitude à constituer dans certaines circonstances, de manière certes aléatoire et éphémère, de véritables groupes de pression. Une tendance destinée à se renforcer à l'avenir ? Un supplément de démocratie numérique insufflé à la société tout entière ?

Francis Pisani, journaliste-blogueur, spécialiste des Technologies de l'information et de la communication

Journaliste indépendant français installé près de la Silicon Valley, Francis Pisani scrute depuis des années l"évolution des Tic et les métamorphoses de la sphère médiatique, sur son blog « Transnets, des gadgets aux réseaux ».

France2-3 - Comment en êtes-vous arrivé aux blogs dans votre parcours de journaliste ?

Francis Pisani - J'ai d'abord écrit sur le sujet relativement tôt, quand j'ai découvert l'existence des blogs et senti qu'ils pouvaient prendre de l'importance. J'ai ensuite compris que la tenue d'un blog me permettrait d'alimenter un site avec mes papiers beaucoup plus simplement qu'avec d'autres technologies plus traditionnelles, comme Dreamweaver et autres. Essentiel pour les journalistes indépendants. Il m'a encore fallu un temps - décidément, je suis très lent - pour comprendre que je pouvais m'y exprimer plus librement. Quand Boris Razon, rédacteur en chef du Monde.fr m'a offert de tenir un blog sur les questions de technologie sur son site, j'ai sauté dessus. J'ai découvert qu'on pouvait trouver beaucoup de plaisir dans la relation avec certains lecteurs. Mais c'est aussi une redoutable contrainte, et la contrepartie économique, sous forme de salaire, ne marche que pour une petite poignée de privilégiés. J'anime aussi un blog en espagnol et un blog universitaire en anglais sur la perception des États-Unis dans le monde .

Quel est l'apport du blog dans votre travail de recherche de l´information ? Où trouvez-vous les informations que vous diffusez dans votre blog ?

Ma position est un peu particulière, dans la mesure où je vis sur une planète doublement différente de celle de la majorité des Français : San Francisco et les Tic. Je trouve souvent dans les journaux d'ici des infos dont je pense qu'elles valent la peine d'être rapportées. Mais je m'appuie aussi beaucoup sur mes contacts personnels, les discussions que j'ai avec mes amis ou des gens que je rencontre. C'est essentiel pour prendre le pouls de ce qui se passe vraiment et de ce qui est en train de bouger. Les blogs de tous ces gens, car ils en ont tous un... ou plusieurs, me permettent de répondre à certaines questions à peine évoquées, de sentir les réactions, de jauger l'importance d'un événement, d'un produit, d'une tendance, sur la base de ce que les gens en disent. C'est une façon essentielle de suivre les discussions sérieuses et les débats, à mesure qu'ils se produisent.

Comment cette pratique a-t-elle modifié votre travail au quotidien et transforme-t-elle votre statut professionnel ?

Ça me fait facilement deux heures de boulot en plus chaque jour et je n'en avais pas vraiment besoin. Mais ça me permet de trouver une fenêtre vers le public français, dans la mesure où les quotidiens nationaux estiment qu'ils n'ont pas besoin de correspondants dans la région. Ça n'est le cas ni des allemands, ni des anglais, ni des espagnols. Quant au statut du blogueur, je m'amuse de voir que des gens se présentent comme... blogueurs. Je commence aussi à le faire : journaliste et blogueur. Les gens ont parfois un peu plus de respect. Ils nous considèrent un peu comme des éditorialistes. Mon interprétation, et elle vaut ce qu'elle vaut, c'est qu'ils ont l'impression qu'on est à la fois dans ce qui bouge et qu'on pense... Tout le monde peut se tromper.


Ciblez-vous un public particulier et quel est le niveau d´interactivité auquel vous êtes parvenu ?

J'ai l'impression que ceux qui me lisent sont surtout les vrais fans de technologie, les "geeks" comme on dit par ici, alors que je voudrais attirer l'attention des gens qui se posent des questions sans être encore convaincus. Le baromètre essentiel, ce sont les commentaires des lecteurs. Il est possible, et j'ai certains indices, que les moins familiers commentent moins. J'ajoute que les commentaires sont presque toujours intéressants. Je dialogue - sur le site et en dehors - avec plusieurs de ceux qui me font l'honneur de participer. J'apprends beaucoup d'eux et ce n'est pas une formule.

Quelle est la spécificité américaine dans l´utilisation des blogs : façonnage de l´opinion, impact économique, politique, social et culturel ?

La spécificité évidente me semble se trouver dans l'importance prise par le phénomène, mais il me semble que la France a une proportion de blogueurs particulièrement élevée par rapport au taux de pénétration de l'internet. Dans cette société américaine où la vie démocratique peut être très intense, les blogs sont un moyen de plus pour participer. Le côté négatif, c'est que l'attention se concentre sur les blogueurs qui ont beaucoup de lecteurs et qui finissent par atteindre un statut de journaliste vedette, avec intégration et salaire correspondant. Le côté positif, c'est que nous avons vu plusieurs cas où les blogueurs, de droite et de gauche, ont permis à la société civile d'exercer une fonction de suivi et de critiques, aussi bien des principaux acteurs politiques (démission du sénateur Trent Lott) que des grands médias (démission de Dan Rather de CBS). Rompre le monopole de la parole, ce que les blogs contribuent à faire, me semble une excellente chose. Mais il ne faut pas idéaliser le phénomène, et une approche critique est nécessaire.

Quelles sont les forces et les faiblesses du blog et quelles propositions faites-vous pour en améliorer l´efficacité ? Les blogs ont-ils un avenir ?

Je vois plusieurs limitations principales : 1) l'interactivité y est réelle, mais limitée aux commentaires ou au dialogue entre blogueurs, la fameuse blogosphère. 2) La logique des réseaux fait qu'un tout petit nombre de blogueurs d'élite, ou considérés comme tels, attire la presque totalité du trafic, alors que la longue queue de ceux qui ont moins d'ambition est très active et très riche. 3) C'est une activité qui prend beaucoup de temps et, en général, rapporte très peu ou pas du tout ; elle a la vertu de permettre aux plus passionnés de s'exprimer plus facilement qu'auparavant, mais tout le monde doit manger. 4) Les informations sont organisées suivant le temps (les derniers messages en haut de la page) et, malgré les catégories, elles laissent peu de place en général aux recherches thématiques, qui sont importantes pour la gestion des connaissances ; je crois beaucoup à l'intégration des wikis et des blogs. 5) Enfin, même si c'est un problème qui doit être abordé à partir de situations concrètes, il ne faut jamais oublier de poser la question à la lumière de l'accès aux Tic et de la formation qui permet de se les approprier, c'est-à-dire de les utiliser conformément à ses intérêts propres, d'individus ou de groupes.

Quant à l'avenir, il suffit de rappeler, d'une part, que l'utilisation principale de l'internet, avec le "search", est orientée vers l'expression et la communication horizontale, courriels, et vers la messagerie instantanée (IM) comme Msn, Yahoo, Aol et bientôt Google Talk. Les blogs en font partie. Les wikis aussi.

Quel est l'intérêt des wikis ?

Ce logiciel dynamique est prometteur. Personne n"est propriétaire de ses pages, qui sont en accès libre et modifiables-évolutives à tout moment par n"importe quel internaute. La philosophie du wiki, c"est le partage des connaissances et la gratuité. L"encyclopédie Wikipedia est construite sur ce principe. Je crois beaucoup, et je la pratique, à l'intégration des wikis et des blogs, pour aller vers une participation toujours plus active et plus large.

Le blog de Francis Pisani Transnets, des gadgets aux réseaux. * Francis Pisani couvre tous les sujets concernant les Tic, « telles qu"elles sont perçues en Californie », pour Le Monde, El Pais, Le Monde diplomatique, Reforma (Mexique) entre autres. Il a aussi un parcours universitaire multiforme, dont des cours sur le "Journalisme et internet" à l'Université de Stanford. Il est également auteur de documentaires et co-auteur d"un livre sur le cyberjournalisme en Amérique Latine. Il dirige LatinoTek.com, un site sur les technologies de l'information et de la communication pour l'Amérique latine, l'Espagne et les populations hispanophones des Etats-Unis. Il collabore à plusieurs sites francophones : Netsurf.ch, LaLettre.com, ActualInfo.com.

Alain Hertoghe, journaliste-blogueur à Paris

Alain Hertoghe a travaillé durant de nombreuses années au journal La Croix, il vient d"ouvrir son blog, Carte de presse.

France2-3 - Comment vous est venue l"idée d"ouvrir un blog ?

Alain Hertoghe - Lorsque j"ai quitté La Croix, je n"ai pas tout de suite pensé à tenir un blog. L"idée m"en est venue après avoir travaillé pour Yahoo, où j"ai tenu une chronique sur la campagne présidentielle américaine pendant huit mois. C"est à ce moment-là que j"ai mesuré l"ampleur du phénomène blog et sa force. Un des déclics a été la démission de Dan Rather de CBS. Les journalistes-blogueurs avaient enquêté et démontré que le document montré par la chaîne, qui prouvait que Bush avait pu éviter son service militaire au Viêt-nam, était faux. Pas la presse traditionnelle.

Que représente un blog pour un journaliste comme vous ?

Mon blog, c"est mon jogging quotidien. C"est nécessaire à ma bonne santé. Le supplément, avec le blog, par rapport à la presse écrite traditionnelle, c"est que je reçois les commentaires à chaud de mes lecteurs, qui ne se privent pas de réagir. Certes, je ne travaille plus dans un journal, mais je continue d"en avoir les contraintes, et peut-être même plus d"exigences, du fait de la réactivité immédiate des lecteurs. A terme, je veux que ce blog ait sa propre autonomie financière et qu"il devienne une référence. Ce qui se passe pour les journalistes sur le net est de l"ordre du défrichage et de la conquête de nouveaux espaces. Ces journalistes d'un nouveau type sont en train de gagner leurs lettres de noblesse.

Comment voyez-vous le développement du net pour les journalistes indépendants ?
Je pense d'abord aux Etats-Unis, qui ont une longueur d'avance sur nous, où le blog est entré dans les mœurs des campagnes politiques, avec le suivi des hommes politiques. Le journal américain du net, Drudge Report, a été invité aux deux conventions républicaines pour suivre les débats. En France il y a encore une place à prendre. La campagne des présidentielles de 2007 s"amorce nettement, la bataille est engagée et on va assister à un certain nombre de fuites. Avec la fin du règne de Chirac, c"est donc une période propice aux infos de première main. C"est la fin de la paralysie et le net ne sera pas de trop pour suivre la campagne et diffuser des infos pas forcement « politiquement correctes ». Ce sera même sûrement très stimulant pour la presse écrite, qui sera un peu malmenée. Mais, à terme, elle sera plus vigoureuse face à ce petit net qui lui mord les chevilles. Concrètement, j"espère sortir début 2006 une info qui compte par semaine. Avec le blog, je suis producteur et diffuseur d'infos, tout en m'appuyant sur mon réseau d"informateurs.

Qu'apporte le net par rapport au journalisme traditionnel ?
J'ai été habitué à un traitement classique de l"information, avec les contraintes de la verticalité d"une rédaction, qui force à un respect illimité, mais qui nuit à l"impertinence du ton. Le net, c"est l"horizontalité. Demain, avec le net, des gens qui ne seront pas journalistes à 100 %, y compris financièrement, produiront plus ou moins régulièrement de l"info. La notion de journalisme deviendra de plus en plus accessible. On quittera les sentiers battus qui veulent que tout journaliste sorte d'une école. Avec le temps, je me suis aperçu que les journalistes sortis des écoles avaient de moins en moins de culture générale et de recul par rapport aux sujets qu"ils traitent. Ils sont formatés, opérationnels et lisses. Je pense que des personnalités, des impertinents de l"info, ça ne peut faire de mal à personne.

Concrètement, comment le travail du journaliste s'est transformé avec le net ?

Avant, quand je travaillais en Amérique centrale, la première chose que je faisais, c"était d"aller acheter les journaux sur place et je n"avais pas toujours une masse de documents. C"était le journal du jour et puis c"est tout. Aujourd'hui, avec le net, avant de partir sur le terrain, j'ai déjà en tête un maximum d"infos, j"ai plein de documents à ma disposition, j"arrive avec de la matière. Ce qui me permet de creuser l"info, d"aller plus en profondeur dans le sujet. J"ai une possibilité d"améliorer mon papier. Du coup, on fait des choses plus intéressantes. Le lecteur est prêt à acheter cette presse-là, meilleure. Il ne faut pas s"imaginer que la presse était meilleure auparavant. Son autorité maximale, à l"époque de l"ORTF, n"était pas spécialement réjouissante pour l"indépendance du journalisme. Je trouve qu"on manque de mémoire, et on devrait relativiser les critiques sur la presse d'aujourd'hui, contrairement aux associations de critique des médias comme Acrimed.

N"assistons-nous pas à une dégradation de la qualité du travail de journaliste ?

En terme de qualité, il y a eu un grand changement. En presse écrite, la réduction des coûts fait qu"on n'a plus forcément un correcteur et que les secrétaires de rédaction ne relisent pas forcément tous les papiers, faute de temps. La fiction qui veut que la rédaction en chef relise tous les papiers est une rigolade. Mais sur le net, dès que je fais une erreur sur l"info, une erreur de syntaxe, une faute d"orthographe ou de grammaire, les gens réagissent immédiatement. L"interactivité du net permet de corriger tout de suite une erreur, d"améliorer l"info, de la faire évoluer. C"est un work in progress passionnant, pas figé. Avec le blog, il y a une vigilance permanente. On est plus exposé, pas couvert par une rédaction, quand il y a une erreur. Sur le net, les gens comparent et ils ont plus de matière pour comparer. La guerre en Irak a été, de ce point de vue, extrêmement instructive sur l"évolution du lectorat.

Comment comptez-vous faire évoluer votre blog ?

Mon intuition est qu"il existe un vrai créneau pour les journalistes. Il existe peu de blogs de journalistes indépendants en France. Ce sont souvent des blogs qui accompagnent des journaux, comme celui de Pascal Riché, excellent, mais qui reste dans un ton Libé. L"info principale c"est Libé, l"accompagnement c"est le blog.

Mais à terme, ce sont les grands médias qui reprendront les « posts », les infos du net, et non l"inverse, comme c"est encore le cas aujourd"hui. Le net va de plus en plus être en amont de l"info, dans la chaîne de production et de diffusion. Actuellement, ce sont les médias classiques qui détiennent les places d"honneur, mais avec la plus-value d"info apportée par le net, les places vont progressivement être redistribuées. Ça va rajouter du piment. Les moyens essentiels, pour le journaliste du net, sont un ordinateur, l"internet, le wifi, la caméra numérique et l"enregistreur MP3. Et l'ensemble est très léger. Si un des médecins qui soigne Chirac a décidé de parler, La Croix ne diffusera pas l"info. En revanche, un journaliste indépendant la diffusera sur le net.

Le blog d'Alain Hertoghe Carte de presse.

* Alain Hertoghe, journaliste et réalisateur de documentaires, a travaillé dix-sept ans au quotidien La Croix, où il a été successivement envoyé spécial, notamment en Amérique centrale et au Moyen-Orient (première guerre du Golfe), chef de rubrique, rédacteur en chef adjoint du site (2001-2004). Il a été licencié en 2004, à la suite de la publication de son livre "La guerre à outrances. Comment la presse nous a désinformés sur l"Irak" (Calmann-Lévy). Dans ce livre, il analyse, à partir de différents quotidiens français, la couverture de l"offensive américano-britannique sur Bagdad. En juin 2005, il lance son blog, Carte de presse.

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