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La France post-Charlie : "Les marches du 11 janvier ont révélé les fractures du pays"

La sortie de l'essai d'Emmanuel Todd "Qui est Charlie ? " relance le débat sur l'interprétation des événements du 11 janvier 2015. Existe-t-il encore une France de Charlie ? Le sociologue Ahmed Boubaker répond à francetv info.

Article rédigé par Elise Lambert - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Un hommage aux attentats de Charlie Hebdo dans les rues de Paris en janvier 2015. (© PASCAL ROSSIGNOL / REUTERS )

Il y a eu la France des Charlie, celle des anti-Charlie et celle des absents. Quatre mois après les attentats de Charlie Hebdo et de l'Hypercasher, plusieurs ouvrages reviennent sur les événements du 11 janvier 2015 et analysent la France de l'après-Charlie.

Un pays inconsciemment islamophobe pour Emmanuel Todd dans son ouvrage Qui est Charlie ? Sociologie d'une crise religieuse (Seuil)... Une France manipulée par les pouvoirs publics pour Serge Federbusch dans La marche des Lemmings (Ixelles éditions)... Un épisode qui annonce un "maccarthysme démocratique" pour le philosophe Régis Debray sur Médiapart. Autant d'interprétations de la France post-Charlie. Sous les bannières de la liberté d'expression, de la laïcité et de l'égalité, c'est en fait une France divisée qui aurait montré son visage après le 11 janvier.

Pour le sociologue Ahmed Boubaker, chercheur au centre Max Weber du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), les événements de Charlie Hebdo ont surtout révélé des fractures françaises déjà existantes.

Francetvinfo : Comment avez-vous vécu les événements du 11 janvier ?

Ahmed Boubaker : Je n'ai pas perçu le 11 janvier comme une imposture [ce que dénonce Emmanuel Todd dans son ouvrage]. J'ai marché à Lyon ce jour-là, et le rassemblement a été spontané. Tout le monde a fait attention à ce qu'il n'y ait pas d'amalgames, que les musulmans ne soient pas assimilés aux terroristes. Il y avait un vrai climat de sérénité et de "vivre ensemble" dans les rangs. Je l'ai ressenti comme un événement très pacifiste. C'était un moment très fort dont la France avait besoin. Evidemment, toute la France n'est pas venue manifester, mais je ne pense pas qu'il y ait eu de mauvaise foi ce jour-là.

En revanche, j'ai été très surpris par l'attitude du gouvernement. C'est assez rare que dans les plus hautes sphères de l'Etat, on appelle la population à manifester. Le gouvernement a fait une sorte d'OPA sur la rue, et je comprends que certaines personnes aient pu se sentir "forcées" de manifester, et qu'on parle de cet épisode comme d'un moment d'unanimisme faussé.

Quatre mois plus tard, que reste-t-il de "l'esprit Charlie" ?

La faute principale, c'est que les décideurs politiques n'ont pas réussi à perpétuer l'esprit du 11 janvier et se sont concentrés sur de mauvaises questions. On se focalisait sur ceux qui n'étaient "pas Charlie", on emmenait au commissariat des enfants qui n'avaient pas fait la minute de silence, plutôt que de se demander comment on en était arrivé là, comment on pouvait éviter que des jeunes Français se sentent exclus au point de vouloir se réfugier dans d'autres mouvances, telles que l'intégrisme religieux.

Il ne s'agit plus aujourd'hui de continuer à se demander qui est Charlie ou qui ne l'est pas, mais de se demander "de quoi Charlie est-il devenu le nom?" et je dois bien avouer que, pour moi, le bilan est plutôt négatif. On n'a jamais vu autant d'actes islamophobes depuis le 11 janvier, il y a eu d'autres tentatives d'attentats contre des églises et je ne parle pas de toutes les sorties politiques des dirigeants sur le voile, la longueur d'une jupe ou les statistiques ethniques qui ne font que crisper le débat. 

Comment analysez-vous les mesures sécuritaires prises par le gouvernement après les attentats ?

Assurer la sécurité des Français, essayer de repérer et de prévenir les actes terroristes c'est très bien, mais ça ne règle pas les problèmes d'intégration d'une partie de la population ni celle des discriminations.

On assiste à une division de la France entre ceux qui s'emparent de la laïcité pour en faire une question identitaire (comme l'extrême droite) et la laïcité de gauche qui veut absolument effacer le religieux de l'espace public. Le proposition de loi Laborde sur la laïcité montre jusqu'où cela peut aller : elle prévoit d'élargir la neutralité religieuse aux personnes privées comme les employés de crèches, mais dépasse de loin les principes de la loi de 1905, qui limitaient la séparation de l'Eglise au seul espace public.

J'ai participé à un groupe de réflexion sous le gouvernement de Jean-Marc Ayrault pour définir une nouvelle politique d'intégration, mais nos propositions ont été abandonnées. Je suppose qu'il n'y a pas assez de budget pour les politiques sociales. Or elles sont pourtant au coeur des fractures actuelles. Le problème de la France aujourd'hui, c'est qu'on continue à construire des clivages entre les personnes. Ce n'est pas pour rien que Manuel Valls a parlé d'apartheid territorial, ethnique et social. Les marches du 11 janvier n'ont été que le révélateur de toutes ces fractures.

La France devient-elle un pays de plus en plus communautaire ?

Oui, dans le sens où on crée de nouvelles communautés à l'intérieur même de la société, au lieu de les intégrer. On va vers une "américanisation" de la société. On est en train de construire des murs culturels dans notre pays, je pense par exemple aux Français d'origine maghrébine qui vivent en France depuis des années, qui en partagent les valeurs, qui sont intégrés culturellement mais qui, socialement, restent à part. Ces conflits vont durer sur le long terme : on en parle depuis trente ans mais rien n'a changé.

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