Le désespoir d'un éleveur de porcs breton : "Tout ça va très mal finir"
Emmanuel Rault gère une exploitation de 140 truies à Quintenic, dans les Côtes-d'Armor. Il est au bord de la ruine. Voici son témoignage.
"Viens voir les verrats… Lui c'est Mélench'. Oui, oui, comme Mélenchon, parce qu'il est nerveux." Au milieu des bêtes, Emmanuel Rault retrouve un peu le sourire. Acculé par les dettes, cet éleveur de Quintenic (Côtes-d'Armor) confesse avoir fait une "grosse bêtise" : il a repris une exploitation porcine. Francetv info a visité son exploitation pour comprendre le chaos de la filière, confrontée à la faiblesse des cours et aux exigences de la grande distribution.
"J'ai dit au véto que j'allais laisser mourir les bêtes"
Salarié pendant vingt-deux ans dans la filière porcine, Emmanuel Rault, 45 ans, a ouvert son propre élevage le 1er avril 2014, en y investissant toutes ses économies. Son dossier a été refusé par deux banques, avant qu'une troisième finisse par lui faire confiance. "Eux, ils ont vu le bonhomme, pas le bâtiment trop ancien." A l'époque, le porc est encore vendu à un prix correct. Il lui faut débourser 130 000 euros pour le stock de 140 truies. Mais rapidement, les cours stagnent. Pire, ils dégringolent, à partir de septembre.
Impossible de joindre les deux bouts. Lors des neuf premiers mois d'exercice, Emmanuel a "prélevé" 3 500 euros sur son chiffre d'affaires pour survivre, soit 390 euros par mois. Cette année, ce père de trois enfants est monté à 1 000 euros par mois, plombant d'autant sa dette. Pépin de voiture, groupe électrogène défectueux… Chaque dépense est aujourd'hui un casse-tête. "Je suis honnête avec les gens, je leur demande à chaque fois si je peux les payer en plusieurs fois." Dans son classeur, les factures non honorées s'empilent. "Il y a deux mois, j'ai pété un plomb. J'ai appelé le vétérinaire du fournisseur d'alimentation pour les bêtes, et je lui ai dit que j'allais arrêter de les nourrir, que ce sont elles qui allaient mourir et pas mes enfants." Il n'a jamais mis cette menace à exécution.
"Je suis fort, mais ça peut péter du jour au lendemain"
Au quotidien, les problèmes de trésorerie pèsent sur la vie de famille. "Sans le salaire de ma femme, on est cuits, c'est fini", reconnaît Emmanuel. Enseignante à temps partiel à 900 euros mensuels, son épouse enchaîne les cours particuliers pour arrondir les fins de mois. "Passer d'une situation confortable à une situation de misère, vingt dieux… Vous savez, je n'étais pas prêt dans ma tête à perdre de l'argent. Je suis fort dans ma tête, mais ça peut péter du jour au lendemain", confie Emmanuel Rault.
"Depuis un an, c'est du n'importe quoi", commente sa fille, encore adolescente. Emmanuel travaille 70 heures par semaine environ et il est incapable de dire à quand remontent ses dernières vacances. "J'ai ouvert un dossier RSA en février, mais je ne l'ai pas encore déposé, il manque toujours quelque chose. C'est une dame du conseil général qui m'a dit de le faire, mais j'ai honte."
Dans le monde agricole, il faut une bonne dose de courage pour se confier ainsi. "Beaucoup d'agriculteurs préfèrent rester chez eux, terrés dans le silence." Lui n'a jamais pensé au suicide. "Je ferai crever mes bestioles plutôt que d'en crever. Mais ça ne peut pas continuer. J'aime beaucoup ce métier, je veux continuer, mais peut-être qu'il faudra quelqu'un d'extérieur pour me faire arrêter les frais."
"Je me tire une balle dans le pied en achetant du jambon à l'hyper"
On demande à Emmanuel s'il achète du jambon. Il ouvre alors son frigo et en sort des dés en sachet. "On ne prend que du Tradilège, parce que la marque est approvisionnée par mon groupement d'éleveurs. Regardez, c'est marqué 'porc français' dessus." Maigre consolation. Faute de moyens, Emmanuel achète lui-même de la viande à bas prix dans les grandes surfaces. "C'est un circuit fermé. On engraisse ceux qui nous font crever." Alors que les cours sont à la baisse, il signale d'ailleurs que les prix, eux, n'ont pas bougé dans les magasins. C'est la preuve, selon lui, des marges excessives opérées par la grande distribution. "Vos lardons, vous trouvez que leur prix a baissé au supermarché ? Alors, où est l'argent ?"
Mais il n'y a pas que la grande distribution qui agace Emmanuel. "J'en veux à l'Europe, au libéralisme. Aujourd'hui, on est incapables de suivre les prix des Allemands et des Espagnols, qui inondent le marché grâce à leur main-d'œuvre moins chère – venue des pays de l'Est, par exemple – ce qui fait chuter les cours." Malgré l'absence d'étiquetage de l'origine de la viande, il accuse des marques comme Herta ou Fleury Michon de ne pas s'approvisionner suffisamment en France. "Il faudrait que les citadins fassent davantage attention" à l'origine de la viande de porc, estime-t-il.
"Vous croyez que c'est drôle de pigner devant le ministre ?"
La pluie battante finit au pied des porcelets, à cause d'une fuite trop coûteuse à colmater. "J'ai droit à une aide d'urgence de l'Etat pour jeunes investisseurs, car je suis très endetté. C'est ça notre métier aujourd'hui, c'est de demander des aides, et ça me fait chier." Tout ce qu'il voudrait, lui, c'est "vivre de [son] métier dignement". Il lui est déjà arrivé d'exprimer sa colère avec d'autres éleveurs. "Vous croyez que c'est drôle d'aller faire les marioles, la nuit, dans des actions commandos ? Vous croyez que c'est drôle d'aller pigner [pleurnicher] devant le ministre ?"
En Bretagne, on compte encore beaucoup d'éleveurs comme Emmanuel Rault. Selon les syndicats professionnels, dans la région, 300 seraient désormais proches du dépôt de bilan, sur 3 000 professionnels. "Je suis écœuré, si je dois m'arrêter, je ne voudrais pas le faire en silence. Tout ça va très mal finir." Le quadragénaire retrouve une dernière fois le sourire, devant une photo de petit cochon scotchée sur le mur. "Voilà, prenez ça en photo, tout est résumé là : 'mon territoire, mon merdier, mon problème'."
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