"On ne peut pas bien faire notre travail dans ces conditions" : le difficile quotidien des ouvriers d'abattoirs
L'association de protection des animaux L214 a publié, jeudi 8 juin, une vidéo où des cochons sont abattus dans de mauvaises conditions. Mais derrière la souffrance animale se cache celle des employés des abattoirs, qui travaillent à des cadences élevées et dans de mauvaises conditions.
"Cette odeur, c'est l'odeur de la mort. Et quand elle s'incruste dans les narines, on ne s'en débarrasse jamais." Mauricio Garcia-Pereira n'oubliera jamais la puanteur qui régnait à l'abattoir municipal de Limoges (Haute-Vienne), dans lequel il a travaillé pendant sept ans. Un mélange "d'excréments", de "pourri" et de "périmé" qu'il peine à décrire.
En 2016, il a filmé clandestinement, sur son lieu de travail, l'abattage de vaches gestantes pour L214. Cette association publie régulièrement des vidéos dénonçant la souffrance animale. La dernière, diffusée jeudi 8 juin, montre des cochons étourdis dans de mauvaises conditions, à Houdan (Yvelines). "Derrière ces images-chocs, il y a quelque chose qu'on ne voit pas. Cette chose, c'est la souffrance des salariés et leurs conditions de travail très difficiles", s'indigne Pascal Le Cadre, délégué syndical Force Ouvrière et employé dans une usine bretonne qui pratique l'abattage.
Pour cerner les difficultés de ces travailleurs, souvent anonymes et oubliés, franceinfo les a interrogés sur leur quotidien.
"Une partie des travailleurs est frappée de surdité"
"L'odeur", reprend Mauricio Garcia-Pereira, "on finit par s'y habituer." L'Espagnol sirote une bière entre deux trains, lorsqu'on le rencontre à Paris. Parti à Colmar (Haut-Rhin) pour quelques jours, il a assisté à une projection sur la maltraitance animale. "Mais physiquement, c'est très éprouvant", explique-t-il.
Olivia Mokiejewski, journaliste et auteure de l'ouvrage Le Peuple des abattoirs, ne dit pas autre chose. Elle estime que les hommes doivent porter des charges 15 à 20 fois supérieures à ce qu'ils peuvent normalement supporter. "Tout le monde finit par avoir des troubles musculo-squelettiques. Au bout d'un moment, le physique lâche", confie-t-elle, frappée par l'air précocément vieilli des ouvriers qu'elle a côtoyés pendant dix jours, lorsqu'elle s'est fait embaucher, pour les besoins de son enquête, dans un abattoir.
Le bruit aussi, est insupportable. "Les animaux poussent des cris, les machines tournent en boucle", explique Pascal Le Cadre. Dans son entreprise du Morbihan, le niveau sonore dépasse parfois 100 décibels, l'équivalent du bruit produit par un marteau-piqueur. Un danger pour l'association JNA, spécialisée dans les risques pour l'audition. "Une partie des travailleurs est frappée de surdité. Nous avons demandé à nos supérieurs de mieux isoler les murs, ils ont répondu que c'était trop cher et ont juste mis des bouchons d'oreilles à notre disposition", dénonce le syndicaliste. "Le pire, c'est quand le sang des animaux nous gicle dans les yeux. On est aveugle pendant trente minutes et ça brûle", soupire Mauricio Garcia-Pereira. Les lunettes de protection ne sont pas obligatoires à son poste de découpe. "La direction ne voulait pas m'en fournir car il aurait fallu les essuyer régulièrement. Selon eux, ce geste m'aurait fait perdre du temps", dit-il, fataliste, en haussant ses frêles épaules.
Cinq heures pour abattre 5 500 porcs : des cadences infernales
Tout est question de temps, dans les abattoirs. "Nous avons 5 heures pour abattre 5 500 porcs, tous les jours", détaille Pascal Le Cadre. "Le lundi, pour rattraper les deux jours de fermeture du week-end, on enchaînait, debout et sans faire de pause, onze heures de travail", se souvient Mauricio. "On ne peut pas bien faire notre travail dans ces conditions, ni respecter la réglementation." Dans son abattoir, lorsque la chaîne de production prend du retard, un chef veille au grain :"Il débarque et hurle 'Dépêchez-vous !'."
Difficile alors de vérifier qu'un animal est bien endormi avant de le tuer. "La maltraitance des animaux, c'est totalement lié aux conditions de travail des salariés", décrit Olivia Mokiejewski. Les vétérinaires qui travaillent au sein des abattoirs, trop occupés à veiller au respect des normes sanitaires, n'ont pas le temps de considérer le bien-être animal, selon elle.
Il y avait un accident du travail par jour, ça n'existe dans aucune autre profession.
Mauricio Garcia-Pereiraà franceinfo
Mauricio montre son pouce, barré d'une énorme cicatrice. Souvenir d'un coup de couteau maladroit qui avait presque entièrement tranché son tendon. "Au bout d'un an, le livret d'incident, qui recense les accidents, était aussi épais qu'un annuaire", tente-t-il de plaisanter.
Des conditions qui déshumanisent
"De telles conditions de travail, ça fait de nous des robots, soupire l'Espagnol. Parfois, on oublie qu'on tue des êtres vivants." Après cinq ans de profession, il se prend en photo au milieu des carcasses d'animaux, pour s'amuser. "C'était devenu un environnement totalement normal pour moi." En dehors du travail, lorsqu'il rentre chez lui et que la fatigue gagne petit à petit tous ses membres, il ne supporte plus les autres.
J'étais devenu asocial. Mes enfants m'appelaient pour savoir s'ils pouvaient venir me voir et je leur répondais 'foutez-moi la paix !'
Mauricio Garcia-Pereiraà franceinfo
"Quand il faut se lever tous les jours à 3 heures du matin pour travailler dans ces conditions, on devient une machine", explique Olivia Mokiejewski. Elle se souvient des salariés qui, le samedi matin, se retrouvent devant les portes closes de leur abattoir. "Ils agissent par automatisme." Végétarienne, la journaliste s'imaginait les employés des abattoirs comme des bourreaux sans cœur. Depuis son enquête, elle a changé d'avis. "On ne peut pas parler de la souffrance des animaux sans parler de la souffrance de ceux qui les tuent."
Sa souffrance, Mauricio a du mal à en parler. "J’ai pensé à me pendre", finit-il par lâcher pudiquement, après un instant d’hésitation. Le quinquagénaire ne s'épanche pas sur le sujet, légèrement gêné. Pascal Le Cadre se bat, lui, pour faire reconnaître la tentative de suicide d’une de ses collègues comme consécutive à son travail, une raison balayée d’un revers de la main par la direction. "Elle s’est immolée au fioul devant le bureau du service du personnel." Il décrit une personne au bout du rouleau, minée par la douleur et la peur de perdre son emploi. "Quand on a mal, on commence par s’appliquer de la pommade, puis on prend des médicaments, puis de la drogue", additionne-t-il.
Un salaire de misère et la drogue pour tenir
"Tout le monde boit ou se drogue pour tenir, explique Mauricio, j'ai vu quelqu'un se faire un rail de coke à 6 heures du matin". Ces conditions de travail rendent difficile le recrutement d'employés.
L'agence d'intérim qui m'a recruté envoyait toujours une dizaine de personnes travailler quand il y avait trois postes à pourvoir. C'est tellement dur que les personnes normalement constituées jettent l'éponge au bout d'une journée.
Mauricio Garcia-Pereiraà franceinfo
Mauricio a multiplié les contrats d'intérim d'une semaine, pendant deux ans. "Ils me mettaient la pression comme ça, en me disant que si je n'étais pas assez efficace, ils ne me renouvelleraient pas." Ses anciens collègues sont tous en fragilité sociale. Certains ont connu la rue, d'autres sont, comme lui, immigrés et parlent peu le français. "Le tout, pour un salaire de misère : je gagnais 1 500 euros net par mois", soupire-t-il. Le médecin du travail l'a, depuis, déclaré non-apte à tous les postes de l'abattoir. Licencié par son entreprise, il est désormais au chômage et s'est fait militant de la cause animale.
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