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Plongée immersive en URSS, lancement compliqué et réputation sulfureuse : c'est quoi le projet DAU qui intrigue le tout-Paris ?

La grande expérience immersive a débuté au Théâtre de la Ville à Paris où elle se tient jusqu'au 17 février. Entre couacs à l'ouverture et déception de certains visiteurs, franceinfo vous résume ce projet DAU.

Article rédigé par franceinfo avec AFP
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Publié Mis à jour
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Projection d'un des films issus du projet DAU dans une des salles du Théâtre de la Ville à Paris le 23 janvier 2019. (PHILIPPE LOPEZ / AFP)

Place du Châtelet à Paris, une queue de visiteurs s'impatientent pour obtenir le précieux "visa" pour DAU (prononcez Dao). Ce projet artistique qui se tient au Théâtre de la Ville, au Centre Pompidou et, bientôt, au Théâtre du Châtelet fait parler. Son ouverture, mercredi 25 janvier au Théâtre de la Ville, était prévue la veille avant d'être reportée. Franceinfo essaie de faire la lumière sur ce projet fou et flou que le Guardian (article en anglais) a comparé à un "Truman Show totalitaire". 

C'est quoi ce projet ?

A la base, il y a un cinéaste russe : Ilya Khrzhanovsky. L'homme de 43 ans "est le cerveau de toute l'affaire", avance Libération. Depuis douze ans, il mûrit un biopic sur Lev Landau, prix Nobel de physique russe. Le réalisateur souhaite reconstituer la vie de l'Institut physico-technique d’Ukraine, que Lev Landau avait dirigé, sous l'URSS, retrace Le Monde. De 2009 à 2011, Ilya Khrzhanovsky entasse ainsi 400 personnes en Ukraine, dans une immense piscine désaffectée. Objectif ? Reproduire la vie quotidienne de l'Institut, sous l'œil des caméras, raconte Le Parisien.

L'idée n'a jamais vu le jour en l'état. Mais DAU, projet "hors-norme" financé par un riche homme d'affaires russe pionnier de la 4G, en est la prolongation. De son expérience en Ukraine, le cinéaste ressort avec 700 heures de rushes, lesquels ont ensuite servi à la réalisation d'une quinzaine de films pour DAU. Mais plus que de proposer de simples films, le projet DAU doit aujourd'hui permettre une plongée "immersive" dans l'URSS des années 30 à 60. Accessible 24 heures sur 24, il doit durer jusqu'au 17 février. Il propose ainsi aux visiteurs des expériences multiples : films, concerts, conférences ou encore expériences scientifiques.

Pour accéder à cette œuvre, le visiteur doit obtenir un visa pour DAU. Pour cela, il faut avoir plus de 18 ans, répondre à un questionnaire – plus ou moins poussé en fonction de la durée de votre "séjour" – et se délester au minimum de 35 euros (pour 6 heures de visite), 70 euros (pour 24 heures) ou 150 euros (pour un accès illimité). 

Pourquoi un tel tapage ?

Les jours précédant le lancement de DAU, une certaine fièvre s'est emparée de la capitale. Et pour cause : ce projet, pour lequel le Théâtre du Châtelet, en plein chantier de restauration, a investi 150 000 euros et a "abandonné ses murs" durant trois semaines, raconte Le Parisien, garde une part de mystèreAvant de s'établir pour sa première mondiale à Paris, DAU devait avoir lieu à Berlin, mais la ville allemande avait refusé de l'accueillir pour des raisons de "sécurité" en octobre dernier, rapporte Libération. 

Il faut dire que le projet n'est pas des plus limpides. "C’est quoi DAU ? Du cinéma ? Non. Du théâtre ? Non. De l’art ? Non. C’est une expérience unique et inédite", s'enflamme ainsi Ruth Mackenzie, la directrice artistique du ­Châtelet, dans Le Monde. Le site internet de DAU parle d'"une expérience en constante évolution qui ne sera jamais complètement terminée" et évoque une implication "dans d’autres expériences spirituelles, intellectuelles ou artistiques inspirées par votre intersection personnelle avec le monde créé par DAU".

Et le projet possède aussi un écrin glamour, qui peut fasciner certains spectateurs. Des stars de l'art contemporain comme Marina Abramovic et Carsten Höller ont été filmées par Ilya Khrzhanovsky. Les voix off de ces films ont été enregistrées par Isabelle Adjani, Fanny Ardant et Gérard Depardieu, détaille Vanity Fair. 

Que peuvent voir les visiteurs ?

A l'intérieur des théâtres, des décors soviétiques, des performances ou des concerts attendent le visiteur qui aura pris le soin de déposer son portable à l'entrée. "DAU est un peu un grand bazar à la soviétique, ce que [les organisateurs] souhaitent sans doute", suggère Laure, une visiteuse, à l'AFP. Sur cinq étages, on trouve un peu tout et n'importe quoi. "La première chose que l'on voit quand on entre, c'est la boutique où on peut acheter des goodies comme une cuillère à soupe trouée et le trou possède la forme d'une faucille et d'un marteau", explique l'un de nos journalistes qui a visité l'exposition.

Au gré de ses pérégrinations, le spectateur, livré à lui-même, découvre un bar où sont servis de la bière, de la vodka au raifort ou à la pomme de terre, mais aussi des scènes de vie dans l'Union soviétique reconstituées, comme celle où un groupe de femmes récite des chants russes. "C'est l'expérience la plus immersive, on a vraiment l'impression de rentrer chez les gens", résume notre journaliste.

Les 700 heures de rushes tournés en Ukraine sont, elles, visibles dans des photomatons dorés postés à l'entrée du Théâtre de la Ville. Les films nés de ces plans sont également projetés dans une grande salle. On peut également voir un concert, se méprendre devant des mannequins à taille humaine troublants de vérité ou dialoguer avec un chaman.

Pourquoi DAU fait polémique ?

D'abord, le lancement de l'expérience a été chaotique. L'ouverture officielle a été décalée d'un jour, car les organisateurs attendaient l'accord de la préfecture de police de Paris. Les portes se sont ouvertes finalement le 25 janvier. Et, sur les trois lieux initialement prévus, seuls le Théâtre de la Ville et le Centre Pompidou accueillent les spectateurs. Le Théâtre du Châtelet est lui toujours fermé. 

Par ailleurs, il faut s'armer de patience pour obtenir son "visa". "Pour faire l'expérience DAU, (...) vous devez vous habituer à attendre", note le New York Times (en anglais). Et, une fois à l'intérieur, l'expérience s'avère désarçonnante. "C'est intéressant avec tous ces artefacts communistes, mais on ne comprend pas bien où les organisateurs veulent en venir", affirme à l'AFP Laure. Quand elle n'est pas totalement décevante. "A DAU, l'immersion en URSS est totale : on fait la queue pendant des heures pour se rendre compte qu'il n'y a rien", écrit un visiteur sur Twitter. Notre journaliste a lui aussi été déçu : "Quand je vois les membres du staff avec leurs oreillettes ou un vieux édenté avec un casque avec des oreilles de peluche qui nous parle de sextoys et de son sexe qu'il a branché sur sa XBox... Pour l'expérience immersive, on repassera."

DAU a répondu à ces critiques par la voix de sa chargée de communication, citée par France 3 Paris-Ile de France"On a eu quelques cafouillages techniques, c’est vrai. Mais il faut prendre en compte le fait, d’une part, que les deux théâtres sont en travaux et, d’autre part, l’ampleur et le caractère inédit du projet dans son ensemble... C’est sûr, le vernis n’est pas là. Mais en même temps, ce n’est pas ce qu’on cherche, il y a une volonté de casser les codes. (...) Il n’y a pas de master plan, l’idée est justement que le spectateur ne soit pas guidé."

Le projet est également précédé d'une réputation sulfureuse. Outre des scènes de sexe, simulées ou non, visibles dans les films, des entretiens d'embauche aux questions déplacées ("on voudrait faire participer au projet des personnes en fin de vie et des prostituées, est-ce que cela vous dérangerait d’en recruter ?"), les personnes qui ont collaboré dépeignent un "environnement sectaire" rapporte Libération. "Les filles qui travaillent sur le projet avec Ilya depuis dix ans le suivent partout, lui sont dévouées corps et âme, c’est un dieu pour elles. Et c’est vrai qu’il joue avec les sentiments des gens", souffle une témoin citée par le quotidien. Une autre parle d'une "secte rassemblée autour du gourou Ilya qui leur lave le cerveau depuis dix ans à essayer de légitimer son despotisme par une pseudo-poétique de la mémoire". Elle évoque aussi les conditions de travail, qu'elle compare à de l'esclavagisme, des équipes techniques chargées de mettre en place l'expérience. 

Quel bilan pour le lancement de ce projet insaisissable ?

Une semaine après le lancement du projet, le bilan est mitigé. La journaliste du Figaro qui a fait l'expérience lundi parle d'un "gigantesque fiasco" (article abonnés). Mais d'autres y ont trouvé leur compte : "Je ne suis pas déçue. Le début de l'expérience commence vraiment avec le smartphone que l'on doit abandonner le temps de la visite", confie Annie, une retraitée, à l'AFP. "C'est mystérieux, très intrigant, estime Claire, je dirais que c'est un peu dostoïevskien. Ça me fait penser à une réflexion sur le bien et le mal." DAU sera-t-il un succès ? Les organisateurs espérent 40 000 spectateurs sur trois semaines. Au moment de l'ouverture officielle, 6 000 visas avaient été distribués.

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