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Violences sexuelles : comment policiers et gendarmes sont-ils formés pour recueillir la parole des victimes ?

Critiquées par certains pour avoir révélé des agressions sexuelles sur les réseaux sociaux, plusieurs femmes ont dénoncé l'accueil qui leur avait été réservé dans les commissariats. Et justifié cette libération de la parole sur internet par un découragement face à l'issue de leurs démarches pour porter plainte.

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13 min
Depuis 2001, les victimes de violences sexuelles peuvent porter plainte dans n'importe quel commissariat ou gendarmerie en France.  (ALAIN LE BOT / PHOTONONSTOP RM)

Lorsqu'elle pousse la porte du commissariat de sa petite ville, près de Lyon, en 2016, Amandine* est décidée. Trois ans auparavant, elle a subi une agression sexuelle. La prescription est imminente et c'est ce qui motive la jeune femme de 26 ans à aller porter plainte. "On m'a mise dans un bureau avec la seule policière présente ce jour-là. Elle m'a demandé de raconter mon histoire." Celle d'un ami, qui lui propose de venir boire un verre chez lui avant de l'embrasser de force, en lui maintenant les poignets. "J'ai eu des bleus pendant quelques jours. Heureusement, quelqu'un est arrivé et a frappé à la porte. Sinon, cela aurait pu aller plus loin." Mais Amandine ressort du commissariat déçue, après avoir signé une main courante.

La policière écrivait pour me faire plaisir. Elle m'a dit que ce n'était pas une agression sexuelle car il ne m'avait pas touché les seins.

Amandine, 26 ans

à franceinfo

Ce genre de témoignages s'est multiplié sur les réseaux sociaux, dans le sillage de l'affaire Weinstein. Critiquées par certains pour avoir révélé des agressions sexuelles sur les réseaux sociaux, avec le hashtag #balancetonporc, plusieurs femmes ont dénoncé l'accueil qui leur avait été réservé dans les commissariats. Et justifié cette libération de la parole sur internet par un découragement face à l'issue de leurs démarches pour porter plainte.

Pouvoir porter plainte partout

Sur Twitter, la police nationale a répondu, encourageant toutes les femmes victimes de harcèlement sexuel à venir porter plainte dans les 1 000 points d'accueil en France, dont 500 ouverts 24 heures sur 24. Et mis en avant la formation de ses agents sur le sujet. 

La réalité est plus nuancée. Certes, les victimes de violences sexuelles peuvent, depuis 2001, porter plainte dans n'importe quel commissariat ou gendarmerie en France, même si l'infraction présumée a été commise à des centaines de kilomètres de là. Et depuis 2004, une charte régit l'accueil du public. Celle-ci exige un "comportement empreint de politesse, de retenue et de correction" et un "accueil privilégié" pour les "victimes d’infractions pénales". Mais tomber sur un agent spécialisé dans le traitement de ces affaires n'est pas systématique, surtout si cette plainte est déposée dans une petite structure, qui plus est le soir ou le week-end. Les policiers et gendarmes chargés de l'accueil et du "tout-venant" judiciaire doivent faire avec leur formation initiale pour gérer ce type de victimes.

A l'école de police, les jeunes recrues suivent des "modules accueil", où ils sont mis en situation. "Exemple, une intervention dans un appartement pour violences conjugales", explique-t-on au ministère de l'Intérieur. En guise de piqûre de rappel, des journées de sensibilisations sont organisées – la prochaine a lieu mi-novembre – avec une psychologue, un travailleur social et une ancienne victime. 

"J'ai dû témoigner dans le hall"

Les gendarmes des unités territoriales, qui prennent les plaintes, complètent leur formation initiale avec "des formations aux techniques de contact" deux jours par ci, quelques heures par là, comme l'explique à franceinfo le colonel Jacques-Charles Fombonne, responsable de la formation des unités de recherche, qui interviennent dans un second temps, dans le cadre des enquêtes judiciaires.

C'est d'abord à ces "primo-intervenants", côté police comme gendarmerie, que les femmes ont affaire quand elles appellent le 17 ou quand elles se déplacent pour aller porter plainte ou déposer une main courante. "Beaucoup d'entre elles se sentent mal à l'aise de devoir expliquer la raison de leur venue, dans le hall, devant tout le monde", souligne Sandrine Rousseau, ancienne porte-parole d'Europe Ecologie-Les Verts et fondatrice de l'association Parler. Devant ce manque de confidentialité, "la moitié repart", regrette-t-elle. "Il faudrait peut-être un bureau de plaintes et d'accueil spécial", suggère David*, un officier de police judiciaire parisien, qui reconnaît la gêne occasionnée pour les victimes. "Certains grands commissariats disposent d'un espace plus confidentiel mais ce n'est pas possible partout, observe Sophie*, une policière de l'Essonne. Pour des raisons de sécurité, l'agent d'accueil est obligé de demander l'objet de la plainte, ne serait-ce que pour savoir si la femme est toujours en danger ou si l'agression remonte à plus longtemps."

Si cette dernière se présente dans un commissariat pour une agression sexuelle ou un viol, elle est, la plupart du temps, orientée vers un enquêteur d'une brigade de protection de la famille, qui ont remplacé les brigades des mineurs en 2009. Mais si elle se présente pour un cas de harcèlement sexuel, sa plainte est prise à l'accueil. C'est ce qui est arrivé à Amandine, lorsqu'elle est revenue au commissariat de sa ville en octobre 2017 pour signaler la présence d'un ex devant chez elle, qui l'avait harcelée de textos six ans plus tôt. "Il n'y avait pas de salle disponible donc j'ai dû témoigner dans le hall. Mais contrairement à la première fois, la policière était très gentille. Elle faisait l'accueil en même temps mais elle m'a dit que j'avais bien fait de venir et m'a encouragée à donner tous les détails", raconte-t-elle. Là encore, elle ressort avec une main courante. 

Pas de formation sur le harcèlement sexuel

"Une main courante, ça ne vaut rien sur le plan judiciaire !" s'agace un procureur de région, qui milite pour la suppression de ce dispositif. La loi est claire sur ce point : les services de police et de gendarmerie sont tenus de prendre la plainte de toute victime d'infraction à la loi pénale. Le harcèlement sexuel en fait partie. C'est un délit puni de deux ans de prison et 30 000 euros d'amende. Mais bien souvent, les femmes sont découragées à l'avance. "Quand on sait que cela ne donnera rien sur le plan judiciaire, alors on ne prend pas la plainte. Ou on requalifie, si l'on peut, en agression sexuelle ou en violences volontaires avec plus de 8 jours d'ITT", reconnaît Hervé*, membre d'une unité de protection familiale dans une ville de province. "Sinon, on risque un classement à la diagonale – autrement dit à la poubelle – au niveau du parquet", ajoute-t-il.

"Ce n'est pas aux policiers d'opérer ce filtrage et de qualifier les faits", rétorque un parquetier. Reste que les chiffres sont là : plus de 90% des plaintes pour harcèlement sexuel sont classées sans suite. "Quand cela se passe au travail, les magistrats ont tendance à minimiser l'absence de poursuites en se disant qu'il y a les prud'hommes en deuxième recours", note Marylin Baldeck, présidente de l'Association des violences faites aux femmes (AVFT). En cause, également, la difficulté à caractériser l'infraction, malgré la redéfinition par la loi en 2012. "C'est fourre-tout et bâtard", estime Hervé. L'absence de formation des forces de l'ordre sur ce sujet n'arrange rien. "Il y a eu une prise de conscience sur le harcèlement scolaire et le harcèlement dans le couple, traités par les brigades spécialisées", explique Sophie, policière dans l'Essonne. Mais pas pour le harcèlement sexuel, traité avec "le petit judiciaire", entre les vols à l'arraché et les problèmes de voisinage.  

On se disait : 'Une femme dans une entreprise, elle peut partir'. Alors que non.

Sophie, policière dans l'Essonne

à franceinfo

Sophie le voit venir "gros comme une maison" : le harcèlement sexuel pourrait bien devenir cause nationale en 2018, avec la nouvelle loi en préparation par Marlène Schiappa, secrétaire d'Etat à l'Egalité entre les femmes et les hommes. Le traitement policier pour ce type de plainte quittera peut-être, alors, le hall d'accueil des commissariats pour atterrir sur les bureaux des brigades de protection familiale.

Comme leur nom l'indique, celles-ci sont spécialisées dans les violences intrafamiliales. Elles sont composées de policiers volontaires, qui doivent suivre plusieurs stages avant de pouvoir les intégrer. L'effort de formation est fait sur le recueil de la parole des enfants et les violences conjugales. Dans la réalité, les agents commencent bien souvent avant d'avoir pu suivre ce cursus, calendrier et manque d'effectifs obligent. "Ils se forment auprès des plus anciens, en assistant aux auditions, explique Sophie, qui a travaillé dix ans dans une brigade de mineurs. 

Du côté des gendarmes, ces formations sont aussi axées sur les techniques d'audition de mineurs et sur les violences intrafamiliales. Elles sont dispensées sur la base du volontariat. "On adapte assez bien ce que l'on a appris pour conduire l'audition d'un mineur à celle d'une femme", souligne Sophie. Les enquêteurs évitent, par exemple, les questions induites. Les auditions peuvent également être filmées, pour éviter leur répétition. Mais c'est loin d'être systématique. "Les femmes se plaignent souvent de devoir répéter plusieurs fois, à l'occasion de la plainte, d'une seconde audition, devant le psychologue, puis le juge, énumère Sandrine Rousseau. Non seulement c'est difficile mais si elles varient dans un détail, cela peut leur porter préjudice."

Un cadre pas toujours adapté

En outre, les locaux pour recevoir les femmes ne sont pas adaptés comme ils le sont pour les mineurs. Derrière le policier qui accueille Sandrine dans un commissariat nantais en 2013, trône une affiche pour un club échangiste. "Ça ne met pas très à l'aise." Malgré l'existence d'une vidéo de son agression sexuelle par trois jeunes hommes quand elle avait 13 ans, la jeune femme de 21 ans ressort sans plainte. "Il m'a dit que ça ne servait à rien car je ne me souvenais plus du nom des personnes."

"Quand j'ai porté plainte il y a quatre ans à Paris, pour une agression sexuelle, je suis tombée sur un policier spécialisé très bien, à l'écoute, se souvient pour sa part Madeleine, 26 ans. Mais le cadre n'était pas très intime. Plusieurs collègues rentraient et sortaient. L'un d'entre eux a même lancé à la cantonade qu'il y avait une fête le soir-même." Les questions, elles, sont beaucoup plus incisives qu'avec un enfant. "Il m'a demandé si j'avais dit 'non', si je l'avais repoussé. Ce n'était pas le cas puisque j'étais sous emprise à ce moment-là. Il m'a ensuite envoyée voir une psychologue. Elle m'a découragé de porter plainte car je ne pourrai jamais rien prouver."

C'est aussi une psychologue qui a encouragé Marie à retirer sa plainte cette année. Elle s'était présentée pour dénoncer un viol commis par un ami dans un contexte d'alcoolisation deux mois plus tôt. Si la jeune femme de 24 ans dit avoir été bien reçue pour sa plainte dans son commissariat de quartier, elle garde un très mauvais souvenir de son audition par deux policiers d'une brigade spécialisée dans un autre commissariat.

Ils m'ont dit 't'aimes le sexe violent'. Et ils m'ont demandé mes positions préférées.

Marie, 24 ans

à franceinfo

"J'avais l'impression que c'était mon procès. La présomption d'innocence se transforme en présomption de mensonge", poursuit-elle. Marie a maintenu sa plainte mais celle-ci a été classée sans suite. "Les policiers n'ont pas à anticiper la procédure, on passe son temps à nous avertir des risques", s'insurge Sandrine Rousseau. Quand elle a porté plainte contre le député EELV Denis Baupin pour agression sexuelle, le policier lui a demandé comment elle était habillée. "C'est la seule question qui m'a dérangée", glisse-t-elle.

"Si le témoignage est fragile, tout peut s'écrouler"

"Si on demande à une femme si elle portait une mini-jupe à 3 heures du matin ou du rouge à lèvres, ce n'est pas pour la juger, tempère Sophie. On se doit d'aller dans les moindres détails pour chercher la preuve. Toute la procédure découle de cette première audition. Si la parole de la victime est fragile, tout peut s'écrouler." Les enquêteurs le savent : un dossier fragile ne résistera pas aux questions de la défense devant un tribunal. "L'absence de consentement ne suffit pas. Il faut pouvoir prouver que l'auteur savait que la femme ne consentait pas", rappelle un magistrat d'un parquet francilien. "Or, certaines sont parfois tétanisées et ne manifestent pas ce refus." Difficile de le faire entendre à des jurés si le dossier va jusqu'aux assises.

"Globalement, l'évolution des services de police sur ces sujets est très positive", estime Delphine Driguez, une avocate spécialisée depuis dix-sept ans dans les infractions sexuelles. Marylin Baldeck n'est pas tout à fait de cet avis. "Il y a encore le pire comme le meilleur, quel que soit le profil de l'enquêteur. Les femmes peuvent ressortir sécurisées d'un commissariat de quartier et laminées d'une audition à la PJ. C'est un peu la roulette russe", constate la présidente de l'AFVT. Au-delà de la nécessaire formation, "l'envie" de ces policiers de travailler dans ces services et leur "fibre psychologique" font toute la différence, selon elle.

La crainte d'une erreur judiciaire

Une observation partagée par Hervé, passionné par son travail à la brigade de protection familiale. Problème, selon lui, le manque de reconnaissance de la hiérarchie et de la société en général pour les policiers des mœurs. "C'est plus facile de recevoir une lettre de félicitations et de prendre la pose dans les médias pour une prise de cannabis que pour avoir élucidé une affaire de viol", déplore-t-il. "Je suis le moins gradé de mon unité mais la reconnaissance des victimes me suffit. Ce n'est pas le cas de tous mes collègues, qui peuvent finir par être frustrés et démobilisés." En gendarmerie, cette hiérarchisation des affaires n'existe pas, du fait de la non spécialisation des unités, assure le colonel Jacques-Charles Fombonne : "Une enquête subtile sur une agression sexuelle est autant valorisée qu'un flag en stups." 

La difficulté majeure, dans ces affaires, est de matérialiser l'infraction par des éléments de preuve. Bien souvent, ces faits se produisent dans l'intimité d'une chambre, d'un couloir, d'un bureau, sans témoin. La crainte d'une erreur judiciaire est permanente. "Un policier s'est énervé contre moi pendant l'audition : 'T'as l'air détendue alors que tu pourrais envoyer un mec en prison !'", se souvient Marie. 

Par ces questions intrusives, on voit aussi si la personne ment. Car cela arrive.

Sophie, policière dans l'Essonne

à franceinfo

"Un certain nombre de plaintes sont calomnieuses", confirme le magistrat du parquet francilien. Selon lui, la formation est importante mais "plus on est spécialisé, moins on va douter""Dans certains dossiers, ça pue le règlement de compte", abonde son confrère en région. Dans la première affaire de viol que David a traitée, "l'enquête a déterminé que le rapport était consenti à 100%". L'officier de police judiciaire en est ressorti "choqué". Pour autant, il n'en a gardé aucun a priori. Et assure que la majorité de ses collègues n'ont aucun cliché en tête. "On sait qu'une agression sexuelle ou un viol peut être commis par un proche, un ami, un voisin, un ex, un petit copain, un employeur." Selon lui, la libération de la parole actuelle encouragera peut-être les femmes à venir porter plainte plus vite. "Quand un viol ou une agression sexuelle sont commis par un inconnu dans un parking, la dénonciation est immédiate. Quand l'auteur est un proche, c'est beaucoup plus long." Au risque de se heurter à la prescription. Si pousser la porte d'un commissariat ou d'une gendarmerie est trop difficile, d'aucuns rapellent cette alternative : écrire directement au procureur de la République. 

* Les prénoms ont été modifiés.

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