"Ce côté casino rend accro" : ils dépensent des fortunes dans des jeux vidéo pour smartphones
Franceinfo a rencontré des joueurs qui n'hésitent pas à perdre des centaines, voire des milliers d'euros, dans des microtransactions. Souvent à regret.
C'est l'un des cartons du moment. Disponible depuis le 25 avril pour les smartphones Android et les iPhones, Harry Potter : Hogwarts Mystery permet à n'importe qui de se glisser dans la peau d'un apprenti magicien de la célèbre école de Poudlard et de vivre des aventures le temps d'un trajet de bus. Jouable gratuitement, l'application utilise toutefois une mécanique bien connue des jeux free-to-play ("gratuits à jouer"), à l'instar du célèbre Candy Crush, pour générer des revenus.
Dans le jeu, chaque action consomme des points d'énergie. Quand ceux-ci tombent à zéro, deux solutions existent : patienter 1h30 pour que la jauge d'énergie se régénère, ou passer à la caisse et débourser quelques euros afin de continuer à s'amuser. Ces mécanismes créent parfois des situations frustrantes et moralement discutables. De nombreux joueurs de Harry Potter : Hogwarts Mystery ont ainsi assisté à l'étranglement de leur personnage par une plante magique sans pouvoir réagir, faute de points d'énergie ou d'euros à dépenser.
Ça fait 20 min que j'attends que la jauge d'energie monte et mon perso est en train de se faire étrangler par un filet du diable jsuis pas bien mdrrrr #HogwartsMystery
— PURSE FIRST (@unhappened_) 25 avril 2018
Si la majorité des amateurs de jeux free-to-play s'accommodent d'une progression gratuite et limitée, d'autres n'hésitent pas à investir des sommes colossales dans ces divertissements mobiles. Choyés par les éditeurs, ces joueurs prêts à dépenser des centaines ou des milliers d'euros sont surnommés les whales ("baleines") dans leur milieu.
"J'ai mis environ 1 600 euros dans 'Summoners War'"
Parmi eux, on trouve des adultes au train de vie élevé. Âgé de 30 ans et négociant en champagne, le Finlandais Ed racontait ainsi au Monde en mai 2016 avoir "investi" plus de 20 000 euros pour améliorer son armée dans le jeu de stratégie mobile Clash of Clans, et devenir ainsi le très convoité "meilleur joueur mondial". Cité par le quotidien, il expliquait placidement voir dans ce jeu free-to-play un loisir qui lui permettait d'"économiser de l'argent (...) au lieu d'aller en dépenser à boire des coups".
Il n'est pourtant pas nécessaire de faire partie d'une sorte de jet-set du jeu vidéo pour être considéré comme un gros poisson dans l'univers des applications free-to-play. "Cela ne m'a jamais posé problème de dépenser de l'argent pour un jeu gratuit", explique à franceinfo Olivier*. Etudiant en informatique de 19 ans dans la région de Verviers (Belgique), le jeune homme a déjà "mis 2 000 euros dans League of Legends [un jeu gratuit sur ordinateur], et environ 1 600 euros dans Summoners War", un jeu de stratégie pour smartphones auquel son frère l'a initié au printemps 2016.
Olivier, qui vit encore chez ses parents, finance ses loisirs avec son argent de poche et des petits boulots qui lui rapportent environ 300 euros par mois. Il en dépense en moyenne 60 par mois dans Summoners War, mais ne se considère pas comme une whale car, pour lui, ce sont "des mecs qui ont beaucoup d'argent et investissent au moins 300 ou 400 euros par mois dans un jeu". Il voit dans ses dépenses un moyen de récompenser les développeurs, "d'élargir [ses] possibilités" lors de ses parties et de se faire plaisir pour ce jeu qui l'accompagne presque "18 heures par jour, et qui est constamment allumé sur [son] téléphone".
Tant que le montant que je dépense est inférieur au nombre d'heures que je passe sur le jeu, cela ne me pose pas de problème.
Olivier, joueur de "Summoners War"à franceinfo
Des gains aléatoires qui peuvent coûter cher
Olivier est serein vis-à-vis de ses dépenses. Pourtant Summoners War fait partie des "gachas", un genre de jeux free-to-play qui en incitent plus d'un à la dépense. Inspirés des machines à sous japonaises qui distribuent à chaque essai un jouet d'une valeur variable (les "gachapons"), ces jeux reposent sur le concept d'une collection virtuelle à compléter. Dans Summoners War, le joueur est ainsi invité à se constituer une équipe de monstres plus ou moins puissants avant de les faire combattre dans des donjons ou des arènes. Pour les obtenir, il doit acheter une sorte de pochette-surprise contre de l'argent virtuel, glané durant ses parties, ou quelques euros. Evidemment, les monstres les plus puissants sont les plus rares, donc objets de toutes les convoitises.
Ce fameux mécanisme des loot boxes ("caisses de butin"), qui a fait polémique à l'automne dernier lors de la sortie du jeu Star Wars : Battlefront 2, est quasiment décliné à l'infini dans l'univers des jeux pour smartphones. Sorti début 2015, Dragon Ball Z : Dokkan Battle a attiré des dizaines de millions de fans du manga japonais en leur proposant de collectionner leurs personnages favoris pour les opposer dans des combats s'apparentant au "pierre-feuille-ciseau". Une mécanique de jeu simpliste qui n'a pas empêché son éditeur Bandai d'empocher plus de 30 millions de dollars en un peu plus de deux ans, selon les estimations du site ZDnet réalisées en avril 2017.
"Je dépensais 50 euros, puis 50, et ainsi de suite..."
Jean-François, développeur informatique de 27 ans, a déboursé 2 000 euros en microtransactions dans Dokkan Battle depuis deux ans. Il reste malgré tout lucide sur les mécanismes utilisés par Bandai pour le pousser à la dépense : "À une époque, le jeu proposait de nouveaux personnages toutes les deux semaines, qui étaient toujours plus puissants, comme Sangoku et Vegeta, puis Gogeta, tous transformés en Super Saiyan 4 (...) Je pouvais dépenser 50 euros mais ne pas avoir le personnage que je voulais. Du coup, je rajoutais 50 euros, et ainsi de suite... L'achat ne prend que quelques secondes, donc les sommes augmentent rapidement."
L'aspect collection joue beaucoup : on veut vraiment obtenir tous les personnages, à la manière de Pokémon. Mais leur obtention est en partie payante et surtout aléatoire. Ce côté casino rend accro.
Jean-François, joueur de "Dragon Ball Z : Dokkan Battle"à franceinfo
Pourtant, de son propre aveu, le jeu n'est pas passionnant. "Il n'a pas évolué depuis ses débuts : j'attends par exemple toujours de pouvoir organiser des combats contre mes amis !", reconnaît-il. Cet aspect addictif des gatchas, Loris le connaît bien. Lui aussi joueur de Dokkan Battle, il décrit à franceinfo l'état d'excitation ressenti au moment de l'animation affichée lors d'une "invocation", terme utilisé pour désigner ses pochettes-surprises virtuelles. "Plus on voit de capsules tomber du ciel ou plus Goku se transforme avant de lancer un kaméhaméha, plus on sait que notre pourcentage de chances d'obtenir un personnage puissant est grand", détaille cet étudiant belge de 21 ans qui vit chez ses parents. "Et quand le personnage qu'on rêve d'avoir apparaît enfin, c'est vraiment le moment où l'on prend le plus de plaisir ! Tout le monde aime ça."
Travaillant en alternance et gagnant environ 500 euros par mois, Loris a dépensé environ 400 euros en un an dans Dokkan Battle. "Une grosse somme, reconnaît-il. Mais là où c'est un cercle vicieux, c'est que si on abandonne le jeu, on se dit que toutes ces dépenses n'auront servi à rien !" Il a tout de même décidé de "freiner" son désir d'obtenir la collection de personnages de Dragon Ball la plus complète possible, et ne met désormais la main à la poche que lorsqu'il s'agit d'y ajouter ses héros favoris. Mais tous ne sont pas dans son cas : début janvier, un joueur américain du gacha Final Fantasy : Brave Exvius racontait sur la plateforme Reddit avoir perdu la confiance de son épouse après s'être endetté de près de 16 000 dollars (13 600 euros environ) pour de la "camelote numérique".
Je suis devenu accro aux jeux d'argent pour un jeu qui n'offre aucun retour, aucune récompense pour mes dépenses.
"Nothing024"sur Reddit
"Peut-être plus de 30 000 euros" dépensés par un youtubeur spécialisé
Krayn*, qui diffuse en direct sur internet ses parties de jeux vidéo et possède également une chaîne YouTube, a lui aussi succombé aux charmes de Dokkan Battle il y a deux ans. Très rapidement, ce Lyonnais de 36 ans a réalisé que ce jeu vidéo mobile pouvait devenir une importante source de revenus pour lui grâce aux vidéos qu'il publie sur le sujet. "Celles consacrées à Dokkan Battle, qui ne représentent qu'une petite fraction de mon contenu, étaient visionnées plusieurs dizaines de milliers de fois ! C'était surtout le cas pour celles où je me filmais en train de faire des invocations, qui sont pourtant très basiques. Ces vidéos-là me rapportaient chacune entre 30 et 50 dollars [25 et 42 euros], voire 100 pendant les fêtes de fin d'année [85 euros]", raconte le youtubeur à franceinfo.
Plutôt que de garder pour lui cet argent, Krayn, qui ne souhaite que "payer son loyer et sa nourriture", le réinvestit dans les microtransactions en jeu. "Au total, même si je suis dans une position privilégiée car mon investissement a été rentabilisé par les revenus générés par mes vidéos, j'ai dépensé plus de 20 000 euros dans Dokkan Battle. Il est même possible que ce soit plus de 30 000 euros", détaille le youtubeur, qui se considère sans problème comme une whale.
Lui-même sensible "au boost du moral que peut procurer une invocation chanceuse lorsqu'on n'est pas au mieux dans sa vie", le trentenaire se dit conscient des risques addictifs des gachas. Dans ses vidéos, il répète à l'envi qu'il n'est pas un exemple à suivre et que ses activités sont réalisées dans le cadre de son activité professionnelle. Il a même publié une vidéo en septembre sur les dangers de ce type de jeux, certes gratuits, mais qui poussent à la dépense.
Un "engrenage" dénoncé par l'UFC-Que Choisir
Après plus d'une année à produire des vidéos consacrées à Dokkan Battle, Krayn a décidé d'arrêter d'y jouer début mai, "refroidi" par le modèle économique du jeu. "J'ai récemment été invité par Bandai à une conférence organisée par Google à San Francisco, et réservée aux développeurs. Je les ai vus inciter les concepteurs d'applications à enregistrer le moindre comportement des utilisateurs pour optimiser leurs revenus. Moi, je suis un joueur, je suis attaché à l'amusement, à l'aspect communautaire qu'il provoque... Il n'était quasiment jamais question de cela dans ce que j'ai vu", déplore-t-il.
Contacté par franceinfo, Antoine Autier, responsable adjoint des études de l'UFC-Que Choisir, dénonce un "engrenage qui peut être entretenu pour que les consommateurs dépensent beaucoup", et pointe du doigt l'opacité du système de loot boxes qui pullulent dans ce type de jeu. Rien n'oblige en effet les éditeurs de gachas à afficher les probabilités de gains des personnages les plus rares à obtenir.
Si le joueur désire obtenir un élément particulier et que le hasard est en fait organisé pour aller à son encontre, il n'y a pas de barrière pour l'empêcher d'aller trop loin.
Antoine Autier, de l'UFC-Que Choisirà franceinfo
"Il faut vraiment encadrer ces pratiques, qui sont très dangereuses, alerte Krayn. Pour moi, c'est exactement le même principe qu'un casino, sauf qu'on est sûr de ne rien gagner à la fin." L'association de consommateurs a d'ailleurs interpellé l'Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel) au sujet des loot boxes, l'hiver dernier, et réclame la transparence sur les probabilités de gains.
Toujours féru de gachas de son propre aveu, le Lyonnais a décidé de se tourner vers des jeux mobiles moins risqués financièrement, comme Star Wars Galaxy of Heroes, Marvel Strike Force. "Ces jeux-là assurent au joueur la possibilité de débloquer le personnage qu'il souhaite, sans aspect aléatoire. Je veux faire de la prévention, et montrer qu'il est possible d'apprécier ce type de jeu et de s'y adonner de manière plus sûre", conclut-il.
* Les personnes interrogées par franceinfo ont souhaité être présentées avec leur pseudonyme ou avec un faux nom.
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