Manifestation des agriculteurs à Bruxelles : "Le problème n'est pas technique, la solution doit être politique", estime une chercheuse

Depuis plusieurs semaines, les agriculteurs manifestent à travers toute l’Europe et se rassemblent jeudi devant le Conseil européen où un sommet extraordinaire est prévu. La sociologue Elise Roullaud analyse l'imbrication européenne au sein du mouvement agricole.
Article rédigé par Yassine Karchi
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Des tracteurs défilent dans le quartier des institutions européennes, à Bruxelles (Belgique), le 1er février 2024. (HATIM KAGHAT / BELGA MAG / AFP)

Pilier de l’Union européenne (UE), l’agriculture constitue l’une des principales dépenses de son budget. Depuis quelques semaines, la colère des agriculteurs s'étend à travers toute l’Europe, visant tout particulièrement l'UE. Les agriculteurs allemands, polonais, roumains, français ont d’ailleurs récemment été rejoints dans leur mouvement de protestation par leurs homologues belges. Jeudi 1er février, ils convergent devant le siège du Conseil européen, où se déroule un sommet extraordinaire. Ces agriculteurs dénoncent, entre autres, l'augmentation du prix du gazole, la surcharge administrative et des contraintes environnementales qu'ils jugent trop lourdes. Des doléances qui témoignent d'un sentiment de défiance envers les décisions prises à Bruxelles

Elise Roullaud, maîtresse de conférences en sociologie à l’université catholique de l'Ouest et autrice de l’ouvrage Contester l’Europe agricole. La Confédération paysanne à l’épreuve de la PAC, publié en 2017, revient sur les raisons européennes de la révolte. Selon elle, “il y a des réalités sociales, économiques qui sont extrêmement diverses, rien qu'à l'échelle de la France, et qui sont encore plus fortes à l'échelle de l'espace européen”. 

Franceinfo : Pourquoi les agriculteurs européens s’en prennent-ils à l’Union européenne ? 

Elise Roullaud : L'Union européenne, par le biais de la Politique agricole commune (PAC), est une pourvoyeuse d'aides financières très importantes pour les agriculteurs français et plus largement européens.

"Au travers de sa Politique agricole commune, l'Europe est un acteur important du quotidien des agriculteurs."

Elise Roullaud, sociologue

à franceinfo

Cette PAC est essentielle par les aides qu'elle apporte. Les aides directes aux agriculteurs constituent une part essentielle de leurs revenus pour nombre d’entre eux. Bien évidemment, cette situation n'est pas homogène, cela dépend des productions, mais par exemple, les éleveurs bovins sont extrêmement dépendants des aides directes. Quand il est question d'une mobilisation dans laquelle les agriculteurs mettent en avant notamment leur revenu, ils se tournent vers l'Europe parce qu'elle est un des acteurs clés de sa définition.

Comment s'organise le mouvement agricole en Europe ?

Au niveau européen, il y a deux syndicats agricoles. Le principal est le Copa-Cogeca, qui rassemble le plus d'organisations professionnelles agricoles et les plus importantes au niveau national. Il y a ensuite la Coordination européenne Via Campesina, qui émane de la Coordination paysanne européenne créée en 1986.

"La difficulté de ces syndicats européens est d’avoir une parole commune, en raison de conditions sociales et économiques très diverses."

Elise Roullaud, sociologue

à franceinfo

Déjà, à l'échelle nationale, les réalités agricoles sont extrêmement diverses, il peut donc être difficile, même pour des syndicats nationaux, de porter une parole commune à l'ensemble des agriculteurs adhérents. Le Copa-Cogeca et la Coordination européenne Via Campesina ne portent pas les mêmes revendications. Le Copa-Cogeca [présidé par Christiane Lambert, ancienne présidente de la FNSEA] est beaucoup plus proche de l'agro-industrie et défend la libéralisation des marchés agricoles et la concentration des productions. Alors que la Coordination européenne Via Campesina s'y oppose en défendant un modèle d’agriculture "paysanne", avec des exploitations agricoles sur l’ensemble du territoire, des aides financières versées en fonction du nombre de personnes travaillant sur les fermes et non en fonction de leur surface, ainsi que la souveraineté alimentaire.

Quelles sont les aides européennes mises en place pour aider les agriculteurs ? 

Il y a deux piliers dans la PAC. Le premier pilier comprend les aides directes aux revenus, qui représentent les deux tiers du budget de la PAC. Les aides directes aux revenus sont composées des aides découplées et couplées. Les aides découplées sont versées en fonction de la surface de l'exploitation – et ce, quelle que soit la production – tandis que les aides couplées sont attachées à des productions spécifiques. Par exemple, en France, les ovins, les caprins ou encore les bovins de plus de 16 mois.

Deuxième pilier : les aides au développement rural, qui répondent aussi à des enjeux environnementaux. Par exemple, les indemnités compensatoires de handicaps naturels sont des aides versées aux producteurs qui connaissent des conditions de production difficiles. Elles visent aussi à soutenir les mesures agro-environnementales.

Y a-t-il une contradiction à vouloir concilier les exigences environnementales et le nécessaire soutien aux agriculteurs ?

Cette conciliation pourrait ne pas être contradictoire si la PAC était clairement orientée vers une aide à des pratiques agro-environnementales. Or, la PAC actuelle accorde une grosse part à l'agriculture intensive. Les aides directes sont versées à la surface et cela tend à favoriser l’agrandissement des exploitations et l’intensification de la production. Les agriculteurs se retrouvent pris en tension entre deux injonctions contradictoires : produire plus, tout en devant répondre à des enjeux de préservation de l’environnement. Les mobilisations agricoles actuelles révèlent cette tension qui crée un malaise fort chez les agriculteurs et agricultrices.

Dans leurs revendications, certains agriculteurs portent notamment l’abolition de la “lourdeur administrative” qui pèse sur eux. Est-ce réellement le cas ?

Les agriculteurs ont effectivement des démarches quasi quotidiennes importantes à effectuer. Ils doivent enregistrer chaque traitement réalisé sur leurs animaux ou dans leurs champs. Il y a donc un suivi de leurs pratiques qui est réel et qui peut être effectivement vécu comme intrusif ou comme une remise en cause de leurs savoirs professionnels.

Il y a également une numérisation de tout ce travail administratif. Par exemple, la déclaration PAC est dématérialisée. Et cette dématérialisation peut mettre en difficulté, parce que l’on maîtrise mal les outils informatiques, parce que l’on appréhende mal les catégories administratives qui ne prennent pas forcément en compte toutes les réalités, etc. Les agriculteurs peuvent ressentir le stress de se tromper dans leurs déclarations car ces aides de la PAC sont vitales pour eux. C’est aussi très technique de remplir une déclaration PAC. Beaucoup d'agriculteurs délèguent ce travail à un comptable. Ce sont alors de nouvelles charges financières à assumer.

Qu'est-ce que l'Union européenne peut changer aujourd'hui pour les agriculteurs ?

Le problème n'est pas technique. Les gouvernements nationaux au sein du Conseil européen et les eurodéputés doivent apporter une solution politique. Quel type d'agriculture veut-on en Europe ? Quelles productions pour quel espace de consommation ? Et surtout, comment faire pour que les agriculteurs et les agricultrices vivent de leur travail ?

La situation des agriculteurs est-elle uniquement "la faute de l’Europe" ?

Non, ce n’est pas que la faute de l’Europe. Les agriculteurs savent que la PAC se décide à l’échelle européenne et que ses grandes orientations se négocient par les gouvernements dans l’UE, mais chaque Etat membre a des marges de manœuvre importantes dans les modalités d'application de la PAC. Les agriculteurs en France s'adressent, en premier lieu, au gouvernement en visant les préfectures parce qu'ils savent parfaitement que ce sont aussi les gouvernements nationaux qui ont un rôle décisionnel important.

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