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"Plus personne ne sort après 20 heures" : un an après l'agression mortelle de Zhang Chaolin, la communauté chinoise d'Aubervilliers vit toujours dans la crainte

Article rédigé par Licia Meysenq
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Une manifestation qui suit la mort de Zhang Chaolin, à Auvervilliers (Seine-Saint-Denis), le 14 aout 2016. (DENIS MEYER / HANS LUCAS)

Il y a un an, Zhang Chaolin mourait après avoir été agressé à Aubervilliers. Si l'affaire a révélé l'ampleur des violences racistes contre la communauté chinoise, celle-ci continue à vivre la peur au ventre, malgré les moyens mis en œuvre.

"Je ne peux plus sortir à Aubervilliers sans me retrouver face à mes agresseurs." Pour offrir un hamburger à sa fille, Dominique He a pris le métro puis marché une dizaine de minutes, boudant le fast-food de sa commune au profit d'un établissement parisien, situé de l’autre côté du périphérique. "Dès que je mets le nez dehors, j’ai peur de me faire passer à tabac et qu’on me vole mes affaires", explique ce Chinois installé à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis, depuis une dizaine d’années. Le visage cerné par des nuits sans sommeil, le quadragénaire raconte son agression la plus violente, parmi la dizaine dont il a déjà été victime. "Des hommes m’ont frappé sur le visage, particulièrement les yeux." C’était en 2016 et il a cru mourir.

Son histoire fait écho à celle de Zhang Chaolin, mort il y a tout juste un an. Le 7 août 2016, trois hommes projettent le couturier de 49 ans contre le trottoir, pour voler le sac de l'ami qui l'accompagne. Montant du butin : un paquet de bonbons, un chargeur de téléphone et des cigarettes. Ses agresseurs ont été renvoyés aux assises le 21 juillet, la juge d'instruction ayant retenu le motif aggravant de racisme. "Les gens sont racistes, ils s’imaginent que nous, les Chinois, avons plein d’argent et deviennent violents pour nous voler", soupire Dominique He. La communauté chinoise s’est mobilisée pour dénoncer l'agression de Zhang Chaolin, les violences ainsi que le racisme dont ils sont victimes. Mais un an après, leur quotidien est toujours teinté de peur.

Je n’arrive pas à sortir dans la rue sans tenir mes clés fermement dans la main, comme arme d’autodéfense.

Dominique He

à franceinfo

"J'ai su que rien ne serait plus comme avant"

Pour le collectif Sécurité pour tous, coordinateur de grands rassemblements organisés après la mort de Zhang Chaolin, cette agression a été un électrochoc. "Il y a eu une prise de conscience des Français d’origine asiatique par rapport au phénomène de racisme dont ils sont victimes", explique Jacques, membre du collectif. "Avant, il n’y avait pas cette communication, les membres de la communauté chinoise de France n’en parlaient pas entre eux", acquiesce Tamara Lui, présidente de l’association Chinois de France-Français de Chine.

Un rassemblement à Aubervilliers après la mort de Zhang Chaolin, le 21 août 2016. (MICHEL STOUPAK / CITIZENSIDE)

Cette prise de conscience s’est accompagnée d’un changement dans les habitudes de ces habitants d'Aubervilliers. Zhang Chao Hui était rentré, pour la première fois depuis des années, dans son village natal de Chine, lorsqu’il a appris la mort de son cousin Zhang Chaolin. "Tout le monde en parlait, là-bas. J’ai su que rien ne serait plus comme avant." Depuis, lorsqu’il se rend dans la commune où il a travaillé dans l’import-export, il prend soin de ne rien emporter avec lui : "Ni téléphone, ni sac, ni argent liquide : à peine un billet de dix euros." Amer, il raconte comment les mariages, tout un symbole dans la culture chinoise, ont été chamboulés. "Ils ont désormais lieu en périphérie de Paris, dans des salles sécurisées, plutôt que là où nous vivons", soupire-t-il. Des buffets froids ont remplacé les traditionnels festins. "Personne ne mange rien, c’est d’une tristesse absolue. Mais les familles préfèrent ça à se faire braquer." Déçus, certains mariés célèbrent une deuxième fois leurs noces en Chine.

Des associations aux contours troubles

Certains habitants se sont constitués en associations ou en collectifs, afin d'organiser leur propre défense. L’une d'elles propose d'escorter les gens entre la sortie du métro Aubervilliers et leur domicile. "C’est pour cela que je ne sors que le samedi, entre 18 et 23 heures, quand ils sont là", explique Jean. L’adolescent a un œil cerclé de bleu : on lui a volé son smartphone la semaine précédente. Dominique He, lui, explique qu’ils sont plusieurs dans son quartier à organiser des rondes de nuit.

Certains disposent d’armes, comme des battes de base-ball ou des sabres, mais ils ne sont pas violents, c’est de la défense. Ce n'est pas faire justice soi-même, c’est de l’entraide.

Jean

à franceinfo

Hua Qin Cao assure lui "faire le travail de la police, mais en mieux". Le président de l’Association de l’amitié chinoise en France reçoit au fond d’une cour d’immeuble, dans une salle sans fenêtre où traînent quelques lampions festifs. "Quand les agressions ont commencé, en 2015, j’ai diffusé mon numéro dans la presse chinoise et sur le réseau social WeChat", explique-t-il. Sur cette application mobile, développée en Chine et très utilisée par la communauté chinoise de France, les membres échangent leurs informations sur les agresseurs, notamment le chemin qu'ils empruntent après avoir pris la fuite.

Il décrit ainsi son rôle : appelé par les victimes d’agression, il contacte les autorités, les accompagne au commissariat et veille même sur elles à l’hôpital. "Si ce n’est pas moi qui le fais, la police ne vient pas quand on l’appelle, reprend-il. Il m’arrivait de monter avec eux dans le véhicule et pointer du doigt l’agresseur." Contactée par franceinfo, la préfecture de police n'a pas répondu à nos sollicitations. Tous ces "services" sont bénévoles, assure Hua Qin Cao : "Je fais ça parce que j’ai trois enfants et que je veux qu’ils grandissent dans un univers apaisé."

Un système de rétribution existe pourtant bien, selon Rui Wang, président de l’Association des jeunes Chinois de France, mais qu'il présente comme des dons pour "l’encourager". "Il ne faut pas croire que ses services sont gratuits", ironise Anthony Daguet, adjoint au maire d'Aubervilliers, qui tient à prendre ses distances. "Nous coopérons avec les associations dont nous sommes sûrs qu’elle n’ont pas de lien avec la mafia", précise-t-il. "On me considère comme mafieux parce que je suis allé trois fois en prison", balaie Hua Qin Cao, condamné pour proxénétisme en 2013 et concerné par quatre-vingt dix affaires au fichier de traitement des antécédents judiciaires, selon Le Monde.

Policiers et caméras pour réduire la délinquance

L’association de Hua Qin Cao ne fait pas partie de celles retenues par la mairie d'Aubervilliers pour participer à la commission mise en place après la mort de Zhang Chaolin, réclamée dès septembre 2016 par plusieurs collectifs. Victor Hu, président du Fashion Center, le plus important centre commercial de grossistes en Europe, il loue cette initiative. "Avec la mairie, la sous-préfecture et les membres des associations, on est à peu près une vingtaine à se réunir deux fois par mois." Ces assemblées, qui allient dialogue et compte-rendus de la situation sur le terrain, ont été bénéfiques, dit-il : "Chez les grossistes, les agressions ont baissé de 50% en quelques mois."

Une vue du Centre international de commerce de gros France-Asie, à Aubervilliers, le 10 avril 2015. (JOEL SAGET / AFP)

La mairie a obtenu l'affectation de quarante policiers supplémentaires pour multiplier les rondes dans la ville. Vingt-cinq caméras de sécurité devraient également être installées avant décembre, pour un coût de 800 000 euros en partie financé par l’Etat. Un soulagement teinté d’amertume, pour Anthony Daguet. "Cela faisait vingt ans qu’on demandait des moyens pour notre ville", déplore-t-il. Depuis la mort de Zhang Chaolin, la délinquance a baissé de 40%, d'après les chiffres qui lui ont été fournis par les autorités.

Depuis l'agression, l'ambiance est à la paranoïa

Une baisse que les habitants ont du mal à percevoir, eux qui décrivent une ville morte et vidée de sa substance. "Les gens, quand ils sortent du métro, se mettent à courir vers leur habitation de peur d'être attaqués", raconte Rui Wang, qui reconnaît malgré tout une diminution des agressions. "On ne laisse pas les enfants jouer au square, raconte un proche de Hua Qin Cao. Un jour, une bande d'agresseurs a débarqué pour voler les sacs à dos et les vêtements qu'ils portaient. Ça les a traumatisés." Les interrogés sont catégoriques : s'ils le pouvaient, ils déménageraient.  

Une habitante d'Aubervilliers rend hommage à Zhang Chaolin sur le lieu de son agression, le 14 août 2016. (DENIS MEYER / HANS LUCAS)

"La ville est morte, plus personne ne sort après 20 heures", déplore Chen*. Il se rappelle l'ambiance qui régnait il y a une quinzaine d'années : "Les personnes âgées descendaient discuter dans la rue, on mangeait dehors." Les violences contre la communauté chinoise ne sont pas nouvelles, elles ont commencé à la fin des années 2000. Mais depuis la mort de Zhang Chaolin, l'ambiance est a la paranoïa. "Tout le monde est découragé de porter plainte. Donc je crois peu à cette baisse de 40% des agressions", reprend Chen.

Ça arrange bien l’Etat et les hommes politiques d’avancer ces chiffres pour montrer que tout s’est amélioré. Il faudrait qu'ils viennent voir ce qui se passe dans la rue.

Chen*

à franceinfo

Le spectre de la récupération politique

Les politiques ont été nombreux à faire le déplacement jusqu’à Aubervilliers en septembre 2016, quelques semaines après que Zhang Chaolin a succombé à ses blessures, de Valérie Pécresse, présidente LR de la région Ile-de-France, au ministre de l’Intérieur de l'époque, Bernard Cazeneuve. "Forcément, il y a de la récupération politique, lance une responsable d’association excédée. D'un coup, tout le monde s’est rendu compte que la communauté chinoise représentait un grand potentiel d’électeurs." La jeune femme décrit des relations parfois houleuses entre les associations – notamment à l’approche des élections présidentielles. "C’est devenu une guerre pour exister médiatiquement."   

"Le problème avec les associatifs, souffle Zhang Chao Hui, c’est qu’il s’agit principalement de jeunes actifs, nés en France et sortis de grandes écoles. Ils ne vivent pas à Aubervilliers." Pas du tout le même profil que son cousin, Zhang Chaolin, ni représentatifs des membres de la communauté chinoise de la ville. "La plupart sont des travailleurs pauvres, qui maîtrisent mal le français : c’est de plus en plus de la survie et ils sont mal représentés." Selon lui, les plus aisés, qui ont fait fortune dans l’import-export, sont repartis en Chine. "Mon beau-frère a été agressé, on lui a tout volé. Il a pris son passeport et est rentré."

"Les préjugés ont la vie dure"

L’homme, qui travaille dans un bureau de tabac, est même allé jusqu’à interpeler le secrétaire d’Etat Benjamin Griveaux, de passage par hasard dans sa boutique, pour organiser une réunion avec des associatifs.Objectif : "Que les Français aient moins de méconnaissance à propos de la culture et l’histoire des Chinois", détaille-t-il en montrant des photos de lui posant aux côtés de l’ancien député, soigneusement conservées sur son smartphone. "C’est dans les codes culturels, de montrer qu’on a de l’argent grâce à des signes extérieurs de richesses, détaille-t-il. Comme pour l’argent liquide : en Chine, très peu de gens gardent leurs espèces dans des banques, par manque de confiance."

Aubervilliers n'est certes pas un havre de paix. "L'insécurité ici est plus forte qu'ailleurs", concède Isabelle, 56 ans. Mais les agressions contre les membres de la communauté chinoise sont disproportionnées, ajoute cette habitante, Albertivillarienne de longue date. "C'est très clairement du ciblage. Il y a quelques années, quand on sortait du métro, certains agresseurs attendaient que des gens d'origine asiatique passent pour leur sauter dessus", déplore-t-elle. "Les jeunes sont persuadés que les gens de la communauté chinoise sont tous millionnaires", explique Oussmane*, qui travaille dans le secteur éducatif. Des histoires de cambriolages ou de braquages dans les bus de touristes chinois qui rapportent des milliers d’euros circulent dans le quartier. "Pour certains, communauté chinoise rime avec argent facile", insiste-t-il. "Depuis l’agression de Zhang Chaolin, on travaille beaucoup sur les notions de racisme, mais les préjugés ont la peau dure."

* Les prénoms ont été changés

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