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Vrai ou faux La proposition de loi Liot pour abroger la réforme des retraites est-elle contraire à la Constitution, comme l'affirme le gouvernement ?

La majorité présidentielle invoque l'article 40 de la Constitution, destiné à préserver les finances publiques, pour contrer cette initiative de l'opposition. Si la loi était appliquée au sens strict, la proposition de loi Liot semblerait bien irrecevable.
Article rédigé par Linh-Lan Dao
France Télévisions
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La Première ministre Elisabeth Borne s'exprime auprès des médias après une rencontre avec Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, à l'hôtel Matignon, le 17 mai 2023. (CHRISTOPHE PETIT TESSON / EPA / MAXPPP)

Après l'article 49.3, c'est au tour de l'article 40 de la Constitution d'être au cœur du débat politique. L'exécutif l'a invoqué afin de souligner l'irrecevabilité financière de la proposition de loi du groupe centriste Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires (Liot). Ce texte vise à abroger la réforme des retraites, en la compensant financièrement par une hausse de la taxe sur le tabac.

"Il est assez irresponsable de la part d'un groupe parlementaire de laisser croire qu'on peut présenter une proposition de loi qui supprime 18 milliards de ressources", a d'abord estimé la Première ministre, Elisabeth Borne, le 17 mai, qualifiant le texte de "miroir aux alouettes". "Cette proposition d'abrogation est inconstitutionnelle" a-t-elle conclu.


Jean-René Cazeneuve, député Renaissance du Gers et rapporteur général du budget, est du même avis : "Elle ne respecte pas l'article 40 de la Constitution (...) donc sur le fond, cette loi ne devrait pas être examinée le 8 juin, en tout cas son article 1", a-t-il renchéri le lendemain sur franceinfo. Mais disent-ils vrai ou fake ?

Une baisse des ressources publiques interdite par la Constitution

L'article 40 de la Constitution dispose que "les propositions et amendements" parlementaires sont irrecevables lorsqu'ils provoquent "soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l'aggravation d'une charge publique". L'enjeu est de préserver les finances de l'Etat. En abrogeant la réforme des retraites, la proposition de loi Liot contribue bien à une baisse des ressources publiques, comme le soulignent Elisabeth Borne ou Jean-René Cazeneuve. Les macronistes estiment cette baisse entre 15 (selon Emmanuel Macron) et 22 milliards d'euros (selon la députée Aurore Bergé).

Mais dans le même temps, la Constitution autorise la compensation de ce coût par l'augmentation d'une autre recette. Il est "admis que le gage [la compensation] puisse consister en la création d'un impôt nouveau ou en la majoration du taux d'un impôt existant", précise l'Assemblée nationale dans une fiche de synthèse. Le Conseil constitutionnel exige notamment que ce gage soit "crédible et réel", c'est-à-dire reposant sur des recettes suffisantes et pérennes.

Le "gage tabac", une compensation suffisante ?

La proposition de loi Liot prévoit justement dans son article 2 de compenser la perte de recettes par une majoration de la taxe sur les tabacs. Or, pour Jean-François Kerléo, professeur agrégé de droit public à l'université d'Aix-Marseille, "le critère 'crédible et réel' du gage n'est pas rempli". Il estime même qu'il y a disproportion entre les éventuelles pertes liées à l'abrogation de la réforme des retraites et les recettes fiscales apportées par le tabac. "La diminution des recettes, par le fait de revenir à l'âge légal précédent [62 ans], n'est pas suffisamment compensée par le gage tabac. Habituellement, on utilise ce dernier pour compenser une diminution de recettes raisonnable, pour un amendement qui n'a pas d'impact significatif sur le budget." Autrement dit, la compensation proposée par le groupe Liot n'est pas suffisante et, en ces termes, la proposition de loi est irrecevable financièrement.

Ce "gage tabac", loin d'être original selon l'enseignant, avait déjà été jugé insuffisant pour compenser des baisses de recettes dans le projet de loi Egalité femmes-hommes (2013) ou encore dans le cadre du projet de loi de finances pour 2014. A l'inverse, il est arrivé que le gouvernement supprime le "gage tabac" lorsqu'il était favorable à une proposition de loi. "Si le gouvernement avait accepté de laisser le gage tabac pour chaque amendement adopté, le paquet de cigarettes coûterait 200 euros !", s'amuse Jean-François Kerléo.

Interrogé par franceinfo, Vincent Touzé, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), met en garde contre un tel choix de compensation : "L'idée des taxes sur les tabacs, à l'origine, ce n'est pas de rapporter des recettes. C'est d'encourager les gens à moins fumer en payant cher le tabac, plaide-t-il. A partir d'un niveau de taxation trop élevé, les recettes issues de la vente de tabac [15,2 milliards d'euros, selon le bilan annuel de la douane 2021] pourraient même diminuer", anticipe l'économiste. Pas sûr, de plus, que ces recettes soient suffisantes pour qu'il y ait compensation, estime Vincent Touzé, d'autant que "les besoins de financements du système de retraite vont augmenter d'année en année".

Un avis demandé au président LFI de la commission des finances

Qui peut juger de la recevabilité financière de la proposition de loi ? En vertu de l'article 89 du règlement de l'Assemblée nationale, cette appréciation est confiée au bureau de l'Assemblée, ou à une délégation du bureau. Il s'agit là d'un premier contrôle a priori. Lorsque la proposition Liot a été déposée le 25 avril, le bureau, présidé par Yaël Braun-Pivet (Renaissance) l'a jugée recevable. En ne censurant pas ce texte, "elle respecte la tradition parlementaire souple qui consiste à laisser passer les propositions de lois dépensières", observe Anne-Charlène Bezzina, maîtresse de conférences en droit public à l'université de Rouen. En effet, les propositions de loi retoquées au titre de l'article 40 sont rares.

Mais, mardi 23 mai, la majorité s'est saisie de l'alinéa 4 de l'article 89 du règlement de l'Assemblée, qui permet au gouvernement, ou à tout député, de questionner la recevabilité d'un texte de loi. Celle-ci est "appréciée par le président ou le rapporteur général de la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire ou un membre de son bureau désigné à cet effet", précise le règlement. C'est finalement à Eric Coquerel, président de la commission des finances, que la députée Fadila Khattabi (Renaissance) s'est adressée, selon LCP.

Eric Coquerel s'était exprimé le 16 mai sur YouTube en faveur de la recevabilité de la proposition de loi. Toutefois, Jean-François Kerléo s'inquiète d'un possible manque d'objectivité, lié à la fonction de président de la commission des finances : "Elle est dévolue depuis 2008 à un représentant du principal parti de l'opposition (...) Celui-ci doit mettre de côté ses opinions sur le texte de loi, pour en faire une analyse, non pas politique, mais juridique", met-il en garde. Interrogé par franceinfo, le président du groupe Les Républicains à l'Assemblée nationale, Olivier Marleix, va même plus loin : "On a un membre de l'opposition qui se comporte de manière militante et qui est président de la commission des finances. Objectivement, c'est un sujet !"

La Constitution, arme d'un gouvernement à la majorité relative

Si l'article 40 donne beaucoup de marge de manœuvre à l'exécutif, il a toujours été interprété de façon souple, selon Bertrand-Léo Combrade, professeur de droit public à l'université de Poitiers. S'il était appliqué de façon stricte, "il pourrait être invoqué à chaque fois par le gouvernement pour empêcher l'examen des propositions et des amendements parlementaires", explique le chercheur. Ce qui n'est pas le cas en pratique. Alors, pourquoi l'exécutif brandit-il l'article 40 aujourd'hui ? "Avant, il avait la majorité politique et le nombre de parlementaires qu'il fallait pour faire voter ses lois. Maintenant que cette majorité est relative, il découvre les moyens juridiques à sa disposition", analyse le spécialiste.

Eric Coquerel, lui, livrait une autre analyse, lundi sur Public Sénat : "Ils ont peur de la défaite. Si cette loi [sur la réforme des retraites] est battue à l'Assemblée, je ne vois pas comment elle [s'appliquerait] de manière normale." En cas d'adoption par le Parlement, il reviendra au Conseil constitutionnel de statuer sur la recevabilité de la proposition de loi Liot. Mais ce scénario semble peu probable : il faudrait que la loi soit validée par l'Assemblée, puis par le Sénat, qui est majoritairement à droite.

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