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Récit Disparition de Tiphaine Véron : du Japon au pôle "cold cases" de Nanterre, le combat d'une famille qui a porté l'enquête à bout de bras

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Image extraite d'une caméra de surveillance d'une épicerie de Nikko, au Japon, sur laquelle apparaît Tiphaine Véron, le 28 juillet 2018, à la veille de sa disparition. (MEHDI FEDOUACH / AFP)
Depuis plus de quatre ans, les proches de la jeune femme de 36 ans soulèvent des montagnes pour faire avancer le dossier et éviter qu'il ne soit clôturé. Alors que le pôle des crimes non élucidés de Nanterre a été créé il y a tout juste un an, franceinfo revient sur cette affaire.

"Le pôle cold cases, c'est un énorme soulagement. Quand j'ai appris [le 18 janvier] qu'il prenait le dossier, je n'avais jamais été aussi heureuse depuis quatre ans." Damien Véron a mis sa vie entre parenthèses depuis le 29 juillet 2018. Ce jour-là, sa sœur Tiphaine s'est volatilisée au Japon, où elle effectuait un séjour touristique. Depuis, sa famille la cherche sans relâche. Une quête "à plein temps", faute d'enquête policière et judiciaire satisfaisante du côté japonais comme français, selon les proches de la disparue.

Tiphaine Véron, 36 ans, n'a plus donné signe de vie dès le deuxième jour de son arrivée au pays du soleil levant. Cette assistante scolaire originaire de Poitiers (Vienne), passionnée par la culture japonaise, avait minutieusement préparé l'itinéraire de son voyage de trois semaines. Arrivée le 27 juillet à Tokyo, l'ancienne étudiante en histoire de l'art, dépeinte comme "enjouée, originale et réservée" par ses frère et sœur, se rend immédiatement à Nikko, première étape de son périple. Cette petite ville, célèbre pour ses sanctuaires, ses temples et son pont rouge Shinkyo, accueille des millions de touristes chaque année.

Aucune enquête criminelle ouverte au Japon

La veille de sa disparition, la touriste française, visage souriant et poncho en plastique bleu anti-pluie, est captée par les caméras de surveillance de Nikko. Son téléphone, depuis lequel elle envoie régulièrement des messages WhatsApp à sa famille, trace ses allées et venues entre l'hôtel Turtle Inn, où elle a élu domicile pour deux nuits, les sites touristiques et un restaurant. Le lendemain matin, trois couples – allemand, français, japonais – et un Japonais la croisent au petit déjeuner. Selon le témoignage de l'hôtelier, dernière personne à déclarer l'avoir vue, Tiphaine Véron quitte l'établissement vers 10h30. En réalité, les analyses téléphoniques obtenues de haute lutte par sa famille vont révéler qu'elle surfe sur son portable jusqu'à 11h40 depuis sa chambre d'hôtel. Après, c'est le black out.

La jeune femme a-t-elle, ou non, quitté l'hôtel, laissant derrière elle sa valise et son passeport ? Depuis quatre ans et demi, cette question reste sans réponse. C'est la détermination de sa famille qui a permis de reconstituer son emploi du temps les dernières heures avant sa disparition. Si une information judiciaire pour "enlèvement et séquestration" a été ouverte à Poitiers, en septembre 2018, au Japon, aucune enquête criminelle n'a été lancée. "Pour placer quelqu'un en garde à vue, il faut de lourds soupçons", explique Yohei Suda, l'avocat japonais de la famille.

"Si un suspect est arrêté et qu'il est blanchi ensuite, c'est très compromettant pour la police et le procureur japonais. Ils sont donc très prudents et privilégient d'abord le départ volontaire ou l'accident."

Yohei Suda, avocat japonais de la famille de Tiphaine Véron

à franceinfo

L'entourage de Tiphaine Véron a mis beaucoup d'énergie à battre en brèche ces deux thèses, malgré la distance et les incompréhensions culturelles. Confrontés au "phénomène des évaporés", ces milliers de personnes qui disparaissent chaque année au Japon pour se soustraire "au déshonneur" ou à "la pression de la société", Damien et Sybille Véron ont dû prouver que leur sœur n'avait aucune intention de s'évanouir dans la nature ni de se suicider. Quant à la thèse d'une chute dans la rivière due au mauvais temps, il leur a fallu faire appel à leurs propres experts pour démontrer qu'aucun typhon n'était passé par Nikko ces jours-là. L'épilepsie de leur sœur, stabilisée et soignée, ne leur paraît pas non plus pouvoir expliquer un décès accidentel. L'absence de corps, malgré les nombreuses retenues dans la rivière et les battues organisées à ses frais par la famille, fragilise cette piste.

Une justice française dépassée

"Pourtant, dès le début, les policiers eux-mêmes s'inquiètent et évoquent la piste criminelle, souligne Damien Véron. Certains m'ont donné le sentiment qu'ils étaient bloqués par leur procédure." Et par une certaine image à préserver ? Pour le frère de la disparue, "le fait que ce soit un lieu touristique est problématique. Ils n'ont pas envie de ternir leur réputation et de casser leur économie." Ainsi, les taches de "projection" découvertes sur le lit et le mur de la chambre de Tiphaine Véron à l'aide de Luminol (un produit chimique qui révèle la présence de sang) n'ont pas été analysées, si ce n'est un rapide prélèvement sur la couette sous les yeux de Damien, qui raconte la scène dans le livre coécrit avec Sybille, Tiphaine, où es-tu ? (Robert Laffont). L'hôtelier a été entendu, des témoins retrouvés, mais le dossier de 152 pages n'est, selon eux, qu'une "compilation succincte des propos" récoltés.

Des éléments peu exploitables par la justice française. La famille est reçue en avril 2019 dans le bureau de la juge d'instruction. En mai, des policiers français font un aller-retour au Japon. "Au départ, on a eu affaire à des personnes très à l'écoute, très motivées. Mais cette bonne volonté s'est arrêtée très vite", regrette Sybille Véron. Malgré l'accord sur l'entraide judiciaire qui lie les deux pays, la juridiction de Poitiers peine à obtenir de nouvelles investigations, souveraineté japonaise oblige. "Aucun Etat ne va par nature admettre qu'un autre Etat intervienne dans sa justice", relève le député (LREM) de la Vienne, Sacha Houlié, qui suit la famille depuis le début. Petit à petit, l'instruction s'enlise.

"C'est tout le problème d'un dossier complexe comme le nôtre lorsqu'il est noyé dans les affaires courantes."

Damien, frère de Tiphaine Véron

à franceinfo

Alors les Véron continuent de mener leur enquête "privée", coûteuse. Ils se rendent à six reprises sur place, embauchent traducteurs, détectives et avocats japonais, font appel aux ingénieurs de Xavier Niel, le patron de Free, pour décrypter les données de bornage téléphonique de Tiphaine, faute de coopération de l'opérateur japonais Softbank. Ils découvrent que son téléphone a cessé de "fonctionner pour une raison anormale entre midi et 18 heures", rapporte Sybille. La famille recense aussi les récentes agressions de femmes à Nikko : "Faux guide frotteur", "guet-apens tendu par deux hommes à deux touristes irlandaise et australienne", "agression d'une touriste américaine"… Aucun de ces potentiels suspects n'a été recherché pour être interrogé.

Une nouvelle avocate pour prendre le relais

En France, la famille s'offre les services du pénaliste Antoine Vey, ex-associé du garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti, et de l'ancien gendarme Jean-François Abgrall, connu pour avoir permis l'arrestation du tueur en série Francis Heaulme. Malgré leurs avancées sur le dossier, le coup de massue tombe à l'été 2022 : la juge ne se déplacera pas au Japon et va clore l'instruction. Le parquet de Poitiers rend un réquisitoire définitif aux fins de non-lieu le 30 juin. "Demander un non-lieu, c'est cruel pour une famille", s'émeut Sybille Véron.

La dernière carte de la famille pour éviter le "fiasco judiciaire" se nomme Corinne Herrmann. L'avocate, qui s'est spécialisée dans les dossiers de disparus, dont celui de la petite Estelle Mouzin, a largement contribué à la mise sur pied à Nanterre (Hauts-de-Seine), il y a tout juste un an, d'un pôle national dédié aux cold cases, ces affaires non élucidées. "C'est la seule personne qui pouvait nous ouvrir la porte de ce pôle", estime Damien Véron. De fait, la pénaliste est parvenue à "mettre tous les acteurs d'accord" et à obtenir le transfert du dossier de Poitiers à Nanterre, se félicite Sybille. "On avait besoin d'un regard extérieur, on était à bout de souffle", ajoute-t-elle. Quand Corinne Herrmann confirme avec humilité qu'elle "rentre dans le dossier", cela signifie qu'elle se l'approprie dans les moindres détails, une méthode de travail éprouvée.

"Il fallait sauver ce dossier, le sortir de l'ornière."

Corinne Herrmann, avocate

à franceinfo

Pour le député Sacha Houlié, cette "nationalisation" du dossier le fait "monter d'un cran dans la place qu'il occupe dans les relations diplomatiques". Alors que le prochain G7 doit se tenir à Hiroshima en mai, "du point de vue de l'Elysée, ça n'est pas un cold case, c'est plutôt un dossier très chaud", glisse l'élu de la majorité.

Maintenant que la relève judiciaire est assurée, l'enjeu pour la famille est un déplacement du nouveau juge français au Japon. Selon nos informations, deux magistrates, dont Sabine Khéris, connue pour avoir réussi à faire parler Michel Fourniret dans l'affaire Estelle Mouzin, ont été saisies. Elles pourront solliciter "l'exécution d'actes d'enquête et y assister en personne", explique-t-on au parquet de Nanterre. Pour l'avocat Yohei Suda, cette "appréciation du dossier par un juge français est très importante, car cela va mettre une pression du côté japonais". L'attente est immense du côté des Véron : "J'ai l'impression que la justice française n'abandonne plus Tiphaine, je fonde beaucoup d'espoir sur le pôle", lance Sybille. Son frère Damien se dit "persuadé qu'on va finir par trouver. Tant qu'il y a des pistes ouvertes, on ne s'arrêtera pas. Si Tiphaine est quelque part, qu'elle tienne le coup, on arrive."

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