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Enquête Troubles de l'apprentissage : quand des enseignants se moquent sur les réseaux sociaux des élèves en difficulté

Des élèves dyslexiques ou atteints de troubles cognitifs, ainsi que leurs parents font l'objet sur les réseaux sociaux de sarcasmes de la part d'enseignants. Des tweets hostiles écrits, le plus souvent sous pseudonymes, au nom de leur refus de l’école inclusive.
Article rédigé par Stéphane Pair
Radio France
Publié
Temps de lecture : 6 min
Des élèves dans une classe, le 1er septembre 2022 (Photo d'illustration). (LIONEL VADAM  / MAXPPP)

Des signalements ont été transmis au ministère de l’Éducation nationale à l’encontre d’un petit noyau d’enseignants très actifs sur les réseaux sociaux, a appris franceinfo. Sous couvert d’humour et le plus souvent sous pseudo, ces profs suivis par des milliers d’abonnés se moquent régulièrement d’élèves dyslexiques ou atteints de troubles cognitifs au nom de leur refus de l’école inclusive. 

>> "Ligue du LOL" : l'enquête pour harcèlement classée sans suite

Emmanuel Macron évoquait, mercredi 26 avril, "une révolution silencieuse de l'inclusion à l'école" lors de la 6e Conférence nationale du handicap. Cette politique a permis de scolariser "430 000 élèves" selon le chef de l'État, mais elle fait l'objet d'une forte contestation d'une partie du monde enseignant, en particulier sur Twitter.

Les élèves "DYS" principalement ciblés 

Fin février, après une série de tweets visant des élèves en difficulté, Géraldine Chavrier décide de saisir le secrétariat d'État chargé des personnes handicapées. Depuis plusieurs mois, cette juriste et maman d'une fille diagnostiquée TDAH, trouble déficit de l'attention, sans hyperactivité est choquée par de violents tweets visant les élèves en difficulté.

Cible principale de ces tweets, les "DYS" (dyslexiques, dysphasiques, etc.) qui ont des difficultés à lire, orthographier, calculer, s'orienter ou parler. Après quelques recherches, elle comprend que l'un des principaux auteurs de ces tweets n'est autre qu'un enseignant sous pseudo qui, selon nos informations, est professeur de français d'un collège public du Calvados. "Je suis tombé sur deux tweets d'un enseignant qui se moquait des enfants TDAH et de l'alcoolisme supposé de leurs mères, raconte Géraldine Chavrier. J'ai fouillé davantage et j'ai été stupéfaite de tomber sur un nombre considérable de messages concernant les DYS, les TDAH et leurs parents."

"Ce sont des messages sur le ton de l'humour, mais souvent tournés vers l'humiliation de l'enfant ou du parent. Je trouve ça légitime de débattre de l'école inclusive mais, là, ça va plus loin. C'est pourquoi j'ai fait un signalement."

Géraldine Chavrier

à franceinfo

Interrogé par franceinfo, le ministère de l'Éducation nationale confirme avoir été saisi. Une inspection académique a été déclenchée localement. Elle a débouché sur "un rappel formel de l'enseignant à ses obligations" sans prononcer de sanctions.

DR (CAPTURE ECRAN TWITTER)

Dans l'historique en ligne, ou effacé, du compte Twitter de cet enseignant ouvert en août 2012, les élèves en difficulté sont l'objet depuis 2018 et jusqu'à récemment de fréquentes moqueries "likées" par un grand nombre d'enseignants. Les parents d'élèves DYS ou TDAH sont également présentés par ce professeur comme des personnes qui prétextent ou exagèrent le handicap de leurs enfants pour justifier des difficultés d'élocution ou d'orthographe. Ainsi, dans un tweet toujours en ligne "liké" 563 fois, on peut lire : "Je viens de finir mon étude sur les élèves TDAH. De manière très surprenante, 90 % de ces enfants ont des parents qui ont oublié de les éduquer".

DR (CAPTURE ECRAN TWITTER)

Sur un autre tweet, l'enseignant scénarise sa classe et dit : "Aujourd'hui, projection de la dictée d'un élève DYS. Que les parents se rassurent : j'avais précisé aux élèves normaux qu'ils pouvaient détourner le regard".

DR (CAPTURE ECRAN TWITTER)

Un rejet des politiques dites "inclusives"

Mais le cas de ce professeur de français hostile aux élèves "DYS" ne semble pas isolé. Depuis plusieurs années, un petit noyau d'enseignants très politisés pratiquent sur Twitter un humour frondeur, référencé et très transgressif pour faire passer leur vision de l'éducation. Le plus souvent sous pseudo, ces professeurs suivis par des milliers d'abonnés critiquent régulièrement ce qui se rapporte aux politiques inclusives et n'hésitent pas à dénigrer leurs contradicteurs, enseignants ou personnels de l'éducation, qu'ils surnomment les "pédagogistes".

Un inspecteur de l'éducation nationale qui souhaite garder l'anonymat, a fait l'objet de violentes attaques sur les réseaux sociaux. Il dit avoir alerté sa hiérarchie, et même saisi la justice administrative et pénale. Sa dernière plainte pour harcèlement en ligne date de janvier 2022. Elle concerne quatre enseignants dont l'un d'eux, enseignant dans le Bas-Rhin, est visé par le récent signalement au sujet des élèves DYS. Dans la plainte consultée par franceinfo, l'inspecteur explique que "depuis la fin 2018, une poignée d'enseignants déversent sur les réseaux sociaux, principalement Twitter, des contenus et se focalisent sur toutes mes publications pour me diffamer et divulguer des informations privées sur le réseau comme à mon employeur. Ils m'insultent par exemple de 'con', 'connard', 'sombre merde', etc."

"C'est une meute de professeurs bien connus sur les réseaux sociaux. J'ai reçu des lettres anonymes, dont trois à mon domicile, qui reprennent les tweets de ce groupe. Tout cela a eu un impact sur ma famille."

Plainte de l'inspecteur

Selon nos informations, la mère d'un autre enfant TDAH a porté plainte en 2022 devant le tribunal judiciaire de Créteil contre deux enseignants pour des raisons similaires. Géraldine Chavrier explique avoir également fait l'objet d'une forme de pression numérique et d'insultes sur les réseaux sociaux de la part de ce petit groupe d'enseignants. Interrogé par franceinfo, la direction des ressources humaines du ministère déclare "ne pas avoir connaissance de phénomène de bandes virtuelles et d'un réseau constitué d'enseignants à l'origine de tels agissements". Elle rappelle aussi que les enseignants sont en théorie astreints à un devoir de réserve et à une discrétion professionnelle. 

Déontologie et utilisation des réseaux sociaux numériques dans l’éducation nationale by Franceinfo on Scribd

Un groupe auto-surnommé "les consternants"

Plusieurs journalistes ont par le passé déjà documenté l'activité de profs "haters" sur les réseaux sociaux, dont Slate ou le Nouvel Obs. Mais c'est le journaliste Julien Pouyet du quotidien Nord Littoral qui a le plus enquêté sur ce groupe en particulier auto-surnommé "les consternants". Son article, intitulé "Harcèlement: des enseignants dénoncent une Ligue du Lol dans l'Éducation nationale", lui a valu une plainte pour diffamation de la part de l'un de ces enseignants. Plainte finalement classée sans suite. Le journaliste estime lui aussi avoir subi une forme de harcèlement en ligne suite à la publication de ses articles.

En toile de fond de ces tweets parfois au vitriol de cette minorité d'enseignants, le rejet par une partie de la communauté éducative de l'école inclusive et des différents programmes de l'Éducation nationale pour ouvrir les classes ordinaires aux élèves handicapés. Dans les tweets visés par ces signalements, les différents programmes d'aménagements d'accompagnement des élèves handicapés (PAP, PPS, etc.) ou le travail des auxiliaires de vie scolaire (AVS) sont régulièrement dénigrés sous le hashtag "#ecoleinclusive" ou "#sauvonslesDYS".

"Ces propos heurtent beaucoup de professionnels de l'éducation, des élèves et des parents d'élèves concernés par les enjeux de l'inclusion à l'école, mais ils ne sont pas révélateurs de la majorité du milieu enseignant", insiste Catherine Nave-Bekhti, secrétaire générale du syndicat Sgen-CFDT Éducation. La syndicaliste reconnaît que le débat est tendu entre professeurs sur le sujet : "Ce que nous constatons, c'est que l'école inclusive dans les conditions dans lesquelles elle est mise en œuvre depuis quelques années par l'Éducation nationale amène beaucoup de collègues à éprouver de la souffrance au travail. Ça se ressent dans les registres santé et sécurité au travail. On le lit aussi à longueur de rapports des médiateurs et médiatrices de l'Éducation nationale."

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