Enquête franceinfo Crèches : comment l'essor de groupes privés a bousculé le secteur de la petite enfance

Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
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Dans certaines crèches privées, un rapport de l'Igas pointe "une injonction permanente au 'remplissage'" des places disponibles chaque jour. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Les méthodes des établissements privés, arrivés en France au début des années 2000 et boostés par des subventions publiques, sont de plus en plus critiquées.

Doris Aquilina a mis du temps à identifier le problème. "Depuis plusieurs mois, ma fille avait très faim quand je venais la récupérer. Elle réclamait du lait, des gâteaux", explique-t-elle, nerveuse. Début 2023, elle se renseigne auprès d'autres parents, qui partagent le constat : leurs enfants sont aussi affamés en sortant de la crèche

Ils demandent alors des comptes à cet établissement du réseau Les Petits Chaperons Rouges, à Vitrolles (Bouches-du-Rhône). Le compte rendu d'une réunion entre les parents et la crèche, que franceinfo s'est procuré, précise qu'il y a eu, sur le dernier trimestre 2022, "23 jours avec des commandes [de repas] inférieures" au nombre d'enfants accueillis. Soit un jour sur trois où il manquait des repas sur cette période. Le groupe a reconnu le problème et licencié la directrice incriminée. Plusieurs parents ont porté plainte pour "maltraitances". Contactée, l'entreprise assure qu'il s'agit d'"une erreur humaine et exclusivement d'un manquement professionnel de la directrice de l'établissement", précisant qu'une "enquête [interne] a été diligentée et [que] le problème a été résolu". 

Ces dysfonctionnements sont loin d'être isolés, selon un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas), commandé après l'empoisonnement mortel, en juin 2022, d'une petite fille à Lyon dans une crèche People&Baby. "Les maltraitances individuelles ne peuvent être détachées de la maltraitance institutionnelle", pointe le document, qui dresse un parallèle avec la logique de rentabilité dénoncée dans les Ehpad. Le secteur des crèches serait lui aussi "marqué par la domination de grands groupes engagés dans des stratégies de croissance ambitieuses", peut-on lire encore. Les auteurs relèvent la responsabilité d'entreprises privées, sans les nommer, dans la "dégradation progressive de la qualité d'accueil au profit de logiques financières"

En 2004, la fin du monopole du public pour les crèches 

Les crèches privées connaissent "une croissance à deux chiffres depuis 2005", selon un rapport de Matignon (PDF) de 2021. Elles ne représentent pourtant que 20% des places en accueil collectif, soit 80 000 places sur plus de 420 000 au total. Mais depuis 2013, le privé contribue "à l'essentiel des créations de places" dans l'Hexagone, voire "à la quasi-totalité".

Le pionnier du secteur s'appelle Jean-Emmanuel Rodocanachi. A la fin des années 1990, ce banquier d'affaires décide d'importer en France le concept de crèches d'entreprises, qu'il a découvert aux Etats-Unis. Il crée le groupe Grandir et les établissements Les Petits Chaperons Rouges. La première crèche inter-entreprises de France ouvre à l'été 2004, à Orly (Val-de-Marne), dans une zone d'activité tertiaire où les parents n'avaient pas de solutions de garde. "Il y avait de grandes entreprises présentes, comme Danone ou Corsair", raconte Jean-Emmanuel Rodocanachi au magazine Dynamique entrepreneuriale.

La pénurie de places en crèches est alors un problème criant en France et la possibilité de déléguer au secteur privé pour en créer de nouvelles apparaît comme une solution. Cette même année, le gouvernement lève le monopole du public. Dès lors, de nouveaux acteurs investissent le créneau, à l'image des frères Rodolphe et Edouard Carle, qui créent Babilou, devenu l'un des leaders mondiaux du secteur avec 1 100 établissements dans une douzaine de pays et un chiffre d'affaires de 800 millions d'euros, selon La Tribune.

Une évolution de la législation qui a favorisé le boom du privé

Ce développement spectaculaire est facilité par la création, en 2004, du crédit d'impôt famille (CIF), qui permet aux crèches privées d'accéder aux subventions publiques. L'opération est simple : lorsqu'une entreprise réserve des places en crèche pour l'un de ses salariés, l'Etat subventionne 50% du coût de la réservation. En y ajoutant les déductions de charges liées à cette dépense, l'Etat finance plus de 80% du coût de la place en crèche. L'employeur ne supporte que 16,7% du coût total. 

Deux duos, chacun composé d'un entrepreneur et d'une puéricultrice, entrent alors sur ce marché : Christophe Durieux et sa compagne, Odile Broglin, lancent People&Baby et, deux ans plus tard, Sylvain Forestier et Antonia Ryckbosch fondent La Maison Bleue. Les premiers réalisent aujourd'hui plus de 86 millions d'euros de chiffre d'affaires et revendiquent 14 000 places dans des crèches. Les seconds ont atteint 250 millions d'euros de chiffres d'affaires et 10 000 enfants accueillis chaque jour partout en France. 

Ces quatre groupes – Grandir/Les Petits Chaperons Rouges, Babilou, People&Baby et La Maison Bleue – ont d'abord proposé des solutions de crèches à des grandes entreprises et des zones industrielles. Mais une directive européenne de 2004 leur a aussi permis de répondre aux appels d'offres des collectivités locales, les mettant directement en concurrence avec les associations. Associations qui disposent de "conventions collectives fortes en matière de protection des salariés, ce qui n'est pas le cas des réseaux privés lucratifs", estime Julie Marty-Pichon, porte-parole du collectif Pas de bébés à la consigne. Dans cette course aux marchés publics, leur puissance économique confère aux crèches privées un avantage de taille. "Les démarches de réponse aux appels d'offres sont lourdes et les entreprises ont les moyens logistiques et humains d'y répondre de manière efficace, tout en proposant des tarifs absolument imbattables", poursuit Julie Marty-Pichon.

Des financements publics jugés excessifs 

Ces groupes privés n'en sont pas moins dépendants des financements publics. En 2017, une revue (PDF) de dépenses de l'Inspection générale des affaires sociales et des finances (Igas-IGF) affirme même : "De tels niveaux de rentabilité sont contestables, dans la mesure où ils sont atteints à l'appui d'une forte mobilisation des financements publics, en particulier du CIF." Pour les inspections, "ces schémas aboutissent à subventionner une place bien au-delà de son coût de revient pour le gestionnaire". Pour un coût de revient d'environ 16 000 euros par place, le coût pour les finances publiques peut dépasser 20 000 euros et même approcher 24 000 euros dans certains cas (page 55 du rapport).

Le dernier rapport de l'Igas critique aussi la Prestation de service unique (PSU) instaurée en 2002. Il s'agit de l'aide publique que verse la Caisse d'allocations familiales (CAF) aux gestionnaires de crèches en fonction des heures facturées aux parents. Pour l'Igas, qui a auditionné des responsables de ces groupes privés, ce système induit "une injonction permanente au 'remplissage'" et "des logiques gestionnaires et quantitatives" au détriment d'une "logique qualitative d'éveil des enfants". Pire : dans la mesure où il est difficile de combler les "trous" d'occupation, quand certains parents ne laissent leurs enfants à garder que quelques heures par jour, l'Igas dénonce des "pratiques de suroccupation compensatoire" avec "un nombre excessif d'enfants sur les créneaux de milieu de journée qui requièrent pourtant le plus de temps individuel, notamment pour la prise de repas". 

Remplir à tout prix 

Selon la dizaine de témoignages recueillis par franceinfo, certains groupes pousseraient cette logique de "remplissage" à l'extrême et exerceraient une pression permanente sur leurs directrices de crèches pour ne laisser aucune place vacante. C'est ce qu'a vécu Cécile*, qui a passé dix ans dans des crèches communales puis deux années, de 2015 à 2017, dans une crèche People&Baby de l'Hérault. 

A son arrivée, la direction l'envoie "faire plein de stages à Paris". Elle et ses collègues sont mises, selon elle, "sur un piédestal". "On nous disait : 'Vous êtes les meilleures directrices' dans un show à l'américaine où nous passions notre temps à s'auto-applaudir", décrit-elle dans un rire nerveux. Elle découvre vite l'envers du décor : si les directrices comme elle sont autant chouchoutées, c'est qu'il y a "un turn-over hallucinant"

"Quand un enfant était absent, il fallait appeler les parents d'un autre enfant pour lui dire de venir combler sa place. Je passais mon temps à boucher les trous." 

Cécile, ancienne directrice d'une crèche People&Baby

à franceinfo

"Il fallait qu'on soit à 100% de taux d'occupation tout le temps, alors que les équipes auraient parfois voulu avoir deux enfants en moins pour souffler un peu", explique-t-elle. Car les crèches manquent souvent de personnel pour s'occuper des enfants. C'est même le problème majeur du secteur. A cause des conditions de travail difficiles, des salaires trop bas et d'une mauvaise image, le métier – majoritairement exercé par des femmes – attire de moins en moins.

Sous-effectifs chroniques 

Or, la loi fixe un taux d'encadrement d'un professionnel pour huit enfants marcheurs, et d'un pour cinq petits qui ne marchent pas. Mais, selon plusieurs témoignages, ce seuil est loin d'être toujours respecté. "Un jour, on a eu tellement d'arrêts maladie qu'il n'y avait plus que ma stagiaire et moi. On a accueilli 15 enfants à nous deux", regrette Sophie*, 37 ans, éducatrice de jeunes enfants. Passée par plusieurs grands groupes privés, y compris à des postes de direction, elle affirme avoir dû "laisser des stagiaires ou des apprentis seuls" avec des enfants. "C'est interdit, bien sûr, mais ça arrive très très souvent." 

Léa*, 25 ans, assure avoir déjà connu des situations aussi tendues. Elle commence tout juste le métier et a été embauchée au printemps comme "volante" pour People&Baby, en Normandie. Elle effectue des remplacements dans différentes crèches du groupe, parfois à plus d'une heure de route les unes des autres, pour renforcer les effectifs qui en ont le plus besoin. Bien que très volontaire, elle relate avoir déjà connu des "journées extrêmement difficiles", avec des horaires denses. Récemment, par manque de personnel, elle a dû s'occuper d'un groupe de 10 enfants, dont deux bébés, de 7h30 à 19 heures, avec une seule autre collègue. "Je me suis effondrée à 21 heures en rentrant le soir, j'étais à bout de nerfs", confie-t-elle.

"Il peut arriver qu'exceptionnellement, il y ait des absences", réagit People&Baby, sollicité par franceinfo. Mais la situation de Léa "paraît respecter les seuils réglementaires, comme c'est toujours le cas dans nos établissements", assure le groupe. 

Les micro-crèches, un système usant 

Pour pallier les problèmes de recrutement et de manque de personnel, les entreprises privées misent sur les micro-crèches, qui peuvent accueillir un maximum de 12 enfants et n'exigent pas de personnel aussi qualifié que les structures classiques. Ces plus petites structures sont toutefois loin d'être le cadre idéal pour celles qui y travaillent. "Elles se retrouvent absorbées par énormément de 'micro-tâches'", selon l'expression de Véronique Guérin, psychosociologue qui est intervenue dans plusieurs crèches People&Baby. Léa le reconnaît : ce système est usant. "C'est à nous de prendre les températures de chaque plat, de noter à quelle heure on donne un biberon, quelle quantité, quelle marque de lait… Il faut tout surveiller", explique-t-elle. Car dans les micro-crèches, il n'y a ni cuisinier, ni agent d'entretien. Charge aux salariées de s'occuper du ménage, des lessives, du rangement... 

Par peur de l'accident, le groupe People&Baby "a poussé la surveillance de ses employées à l'extrême", assure Cécile, ancienne directrice d'une micro-crèche du groupe. Elle relate avoir vécu une "chasse à la sorcière" quand un enfant s'est légèrement brûlé la langue avec un plat trop chaud : "Des membres de la direction sont venus questionner les filles une à une, en leur mettant la pression pour savoir qui était responsable. L'ambiance était terrible." Le groupe People&Baby répond qu'il n'a fait qu'appliquer le "protocole en vigueur depuis 2013" dans l'entreprise, qui "déclenche automatiquement une enquête interne pour qualifier les faits et les responsabilités". 

"Quand les adultes ne vont pas bien, les bébés ne peuvent pas aller bien" 

Beaucoup de professionnelles, à cran, finissent par perdre patience. Sophie, qui a expérimenté diverses structures privées, se souvient d'une collègue qui avait "secoué une enfant par le tee-shirt, d'épuisement, parce qu'une petite fille n'arrêtait pas de venir la voir en lui demandant quinze fois la même chose". Véronique Guérin évoque des formes de "douce violence quotidienne". "C'est le fait de changer un enfant en parlant avec sa collègue de tout autre chose, de l'obliger à rester assis alors qu'il a envie de bouger", énumère-t-elle, ou encore de "le bousculer ou lui crier dessus". Frédéric Groux, psychologue et formateur en crèche, parle de "violences individuelles chroniques". 

Dans son dernier rapport, l'Igas relaie la parole de professionnels (dirigeants, directrices, puéricultrices) qui témoignent de violences particulièrement choquantes. Ceux-ci affirment avoir été confrontés à des contentions d'enfants, du forçage alimentaire, des humiliations, des insultes... Avec parfois des répercussions visibles sur les enfants. Chrystel*, qui a travaillé un an pour l'une de ces structures dans l'est de la France, raconte avoir observé de nombreuses formes de mal-être chez les tout-petits. "Certains refusaient le jeu, d'autres étaient agressifs entre eux, mordaient beaucoup leurs copains. D'autres avaient tendance à s'isoler ou dormaient énormément, c'était une forme de fuite", se souvient-elle. 

Résultat : les salariées les plus expérimentées partent, dans l'espoir de trouver des structures plus respectueuses, ou se reconvertissent dans des secteurs connexes. "Depuis quelques années, selon Frédéric Groux, quand elles postent des annonces, les professionnelles écrivent carrément : 'Je recherche un poste dans une crèche, partout, sauf dans le privé'".

*Les prénoms ont été modifiés

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