Narcotrafic : "L'Équateur est devenu une plateforme logistique pour des organisations criminelles", affirme un expert

"Ce qui est nouveau, c'est l'explosion de la production de cocaïne ces dernières années en Colombie", dont une partie transite par l'Équateur, explique Bertrand Monnet, enseignant et spécialiste de l'économie du crime.
Article rédigé par franceinfo
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Des policiers devant la chaîne publique TC Televisión, le 10 jjanvier 2024 à Guayaquil (Equateur). (MARCOS PIN / AFP)

"L'Équateur est devenu un hub, une plateforme logistique pour des organisations criminelles qui exportent la cocaïne produite dans les Andes et essentiellement en Colombie", a affirmé mercredi 10 janvier sur franceinfo Bertrand Monnet, professeur à l'École des hautes études commerciales (Edhec), spécialiste de l’économie du crime, auteur d’une enquête vidéo pour Le Monde, "Narco Business", alors que l'Équateur est plongé, selon son président, dans un "conflit armé interne" avec les gangs de narcotrafiquants qui a déjà fait au moins 10 morts.

franceinfo : est-ce que l'Équateur concentre toutes les conditions pour devenir la proie des violences liées au narcotrafic ?

Bertrand Monnet : Oui, malheureusement. Parce que l'Équateur est devenu un "hub", une plateforme logistique pour des organisations criminelles qui exportent la cocaïne produite dans les Andes et essentiellement en Colombie. Ces organisations, ce sont certes des organisations colombiennes, mais aussi des cartels mexicains, notamment le cartel de Sinaloa, qui ont commencé à se développer depuis plusieurs années en Équateur pour l'utiliser comme une zone d'export de la drogue vers différents pays.

Ce qui est nouveau, c'est l'explosion de la production de cocaïne ces dernières années en Colombie. C'est plus 25% l'année dernière et 700 tonnes de cocaïne colombienne qui sont exportées dans le monde entier et qui, en partie, passent par l'Équateur. C'est ça qui a généré un flux majeur et assez nouveau d'argent sale dans le pays et qui a permis à ces organisations, en partenariat avec des organisations locales qui jusque-là étaient très réduites, de prendre le contrôle d'une partie de l'appareil d'État, notamment au sein des forces de police.

Est-ce que la corruption est un facilitateur ?

La corruption, c'est l'outil essentiel pour toutes ces organisations-là. Cet argent-là est très puissant, parce qu'il est gagné avec une rentabilité tristement impressionnante. Le trafic de cocaïne, c'est plusieurs milliers de pour cents de rentabilité pour les organisations qui pratiquent cette activité-là. Elles ont une capacité de pénétration de ces Etats-là quasi sans limites au vu du salaire même d'un directeur de la police dans un État comme celui-ci.

Vous avez modélisé le système financier de ce trafic mondial de la drogue. Est-ce qu'un cartel fonctionne comme une multinationale, une entreprise avec des marges colossales, mais qui tue ?

Leur produit, c'est un produit qui tue. Quand j'interviewe des narcos mexicains ou brésiliens, très souvent ils disent : "Nous, on n'a qu'à attendre, on est comme les coiffeurs. Il y aura toujours du business pour nous, parce que ce qu'on vend finalement, c'est la satisfaction d'un vice". Et malheureusement, c'est ça qu'ils vendent sans aucune morale, avec un cynisme total, pour peu que ça rapporte. Leur produit, qu'il tue ou pas, ce n'est pas leur problème. Ils pourraient vendre des voitures si c'était plus rentable que la drogue, mais ils n'hésitent pas à vendre les drogues.

Il y a une partie prenante qui n'est jamais vraiment assez analysée, ce sont les paradis bancaires. Parce que tous ces gens-là ne feraient pas ça s'ils ne pouvaient pas blanchir leur argent.

Bertrand Monnet, spécialiste de l’économie du crime

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Et leur argent est essentiellement blanchi dans des paradis bancaires, comme Dubaï, comme le Panama. Et ces États-là ne subissent pas la pression que les États-Unis promettent en ce moment aux groupes équatoriens. Ces paradis bancaires, on en parle très peu. Il n'y a aucune action réelle, il y a aucune pression.

L'État français est l'un des rares qui s'était saisi du problème. Le ministre de l'Intérieur s'était déplacé récemment à Dubaï pour faire pression sur l'État dubaïote pour qu'il arrête de protéger des flux financiers illicites. Et quelques semaines plus tard, qu'est-ce qu'on observe ? La libération par l'État dubaïote d'un narco français qui avait été arrêté, libération qui s'est produite juste avant son extradition en France. Donc on ne peut pas parler d'une vraie coopération des paradis bancaires. Ce sont des rouages essentiels à cette économie-là, comme l'Équateur l'est aujourd'hui pour la partie logistique. Mais malheureusement, rien n'est fait réellement contre États-là.

Est-ce que cette économie illégale irrigue l'économie légale ?

Absolument, parce que tous ces narcos ne font pas ça pour la beauté du geste. Ce qu'ils veulent, c'est gagner de l'argent pour l'investir dans l'économie légale. Et une fois qu'il est blanchi, cet argent a plusieurs destinations. Il n'y a pas vraiment de stratégie écrite. Toute organisation a ses priorités. Mais très souvent, et c'est là où c'est très dangereux, ces organisations investissent dans les secteurs économiques qui leur permettent de profiter des réseaux de corruption qu'ils ont mis en place. Et c'est pour ça que, généralement, ils adorent investir dans des sociétés de construction, par exemple. Parce qu'une société de construction, c'est potentiellement un marché public qui va être gagné en influençant le ministre de l'Équipement.

On voit des infrastructures publiques qui sont construites par des entreprises qu'on appelle "légales-mafieuses".

Bertrand Monnet, spécialiste de l’économie du crime

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C'est-à-dire qui sont détenues par des organisations mafieuses, via des fonds, via différents actionnaires opaques encore tous enregistrés dans les paradis bancaires, c'est-à-dire indétectables. Cet argent est ensuite investi dans l'économie légale, dans la construction, dans le traitement des déchets, dans des projets immobiliers, dans le secteur touristique ou hôtelier.

Avec une autre priorité qui est, et c'est très vrai en Amérique du Sud, l'investissement dans des business qui sont légitimes à utiliser du cash : les supermarchés et tous les magasins. Parce qu'ils vont pouvoir mélanger le cash criminel avec le cash légal. Une fois que ce schéma-là est en place, c'est malheureusement quasi impossible de mettre fin aux schémas de blanchiment mis en place par ces grandes organisations mafieuses.

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