Enquête Deux ans après le scandale Orpea, des manquements persistent dans certains Ehpad du groupe

Radio France
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Une aide-soignante prend soin d'un résident de l'Ehpad du groupe Orpea (maintenant Emeis) à Saint-Sébastien-sur-Loire (PHOTOPQR / OUEST FRANCE/ FRANCK DUBRAY / MAXPPP)
Si la nourriture n’est plus rationnée, la cellule investigation de Radio France a découvert que des protections contre l’incontinence le sont parfois encore, tandis que la pratique des faux contrats semble continuer.

En janvier 2022, la France découvrait, effarée, comment Orpea, le fleuron français des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) privés, traitait ses résidents. Le livre de Victor Castanet Les Fossoyeurs (Fayard 2022) dénonçait des maltraitances, une course au profit, un usage abusif des fonds publics et des manquements dans la gestion des personnels. Depuis, de multiples enquêtes judiciaires ont été ouvertes. Deux anciens dirigeants ont été placés en détention provisoire. Et l’action est tombée à un centime d’euros. Menacé par une dette colossale de dix millions d'euros, Orpea a été sauvé de la faillite grâce à un plan de sauvetage soutenu, notamment, par la Caisse des dépôts et consignation. Une cinquantaine de membres de l’ancienne direction ont quitté le groupe. Orpea a changé de nom. Il est devenu Emeis (ce qui veut dire “nous” en grec).

Une alimentation plus conforme

L’un des manquements qui avait marqué l’opinion publique en 2022 était le rationnement des repas. Selon le chef cuisinier d’un des Ehpad du groupe, que la cellule investigation de Radio France a interrogé, "les repas ne sont plus rationnés. On n’hésite pas à redonner des portions aux résidents qui en redemandent", affirme-t-il. Autre point mentionné : le manque de protéines. Dans un rapport daté de mars 2022, l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) dénonçait le fait que "les grammages [les portions] servies aux résidents étaient systématiquement inférieurs au grammage recommandé pour la viande, les œufs, le poisson [les protéines]". Là encore, la situation est revenue à la normale. Selon le chef cuisinier : "On est passé de 80 grammes de viande par jour à 100 grammes." Une amélioration confirmée par le nutritionniste Stéphane Walrand, professeur à l’université Clermont-Auvergne. Après avoir consulté les menus d’Emeis couvrant plusieurs semaines, il constate que "s'il n’y a pas de protéines en entrée, il y a un dessert qui en contient, sous forme d’œuf dans une pâtisserie".

Emeis a aussi organisé une formation de deux jours chez Ducasse, pour que ses chefs puissent aider les résidents à retrouver le plaisir de manger. "On a appris à préparer de nouvelles recettes, bien présentées, avec des nouvelles saveurs", explique le chef cuisinier du groupe. Mais cette formation a ses limites, selon lui : "On n’arrive pas à les mettre en pratique parce qu’on manque de temps. Le week-end, il y a juste une personne en cuisine. On est seuls pour préparer les plats des 70 résidents."

Image du site Ducasse Conseil. La société affirme avoir "accompagné 36 établissements en Île-de-France et en région PACA", 16 mars 2024 (CAPTURE D'ECRAN)

Pour financer cette évolution, "le budget alimentation a été augmenté de 35% en deux ans", explique Laurent Guillot, le directeur général du groupe. "C’est bien plus que l’inflation alimentaire", poursuit-il. Mais dans les faits, ce chiffre est à relativiser. Car avec l’inflation, en 2023, le prix des carottes a augmenté de 40%, celui des œufs et des produits laitiers de 20%. À cela s’ajoutent les effets de la loi Egalim qui oblige la restauration collective, donc les cantines des Ehpad, à acheter des produits locaux. "Les produits sont meilleurs, mais beaucoup plus chers, affirme le cuisinier. Donc même si on a eu 35% d’augmentation de budget, on est revenu à peu près à la situation d’avant", conclut-il.

Moins de couches pour les résidents sans famille

Outre les repas, le livre de Victor Castanet dénonçait le rationnement des protections urinaires pour certains résidents. En 2022, l’enquête de l’Igas avait précisé : "La mauvaise gestion des stocks conduit à des situations de ruptures d'approvisionnement, allant d’un week-end à une période de cinq à sept jours. Cela oblige le personnel à utiliser des protections moins adaptées aux besoins spécifiques des résidents."

Or selon la cellule investigation de Radio France, cette mauvaise gestion des stocks se poursuit, notamment dans la résidence "Le Clos de l'Oseraie" à Osny (Val d’Oise). "Tant qu’on n’a pas écoulé le stock, on ne commande pas de protection. C’est une décision de la direction, affirme un salarié. Comme la commande met au moins dix jours pour être validée et livrée, il peut se passer dix jours pendant lesquels on n’a pas de protections adaptées", poursuit-il. De ce fait, "il nous arrive de mettre une couche XL à une personne toute fine. On doit découper la protection, mais elle fuite parfois", constate-t-il, amer.

À la résidence "Villa Paul Thomas" au Vernet (Allier), la gestion des couches est encore plus contestable. "La direction nous dit qu’il faut faire attention à ne pas dépasser le budget", explique un autre salarié. La consigne, affirme-t-il, consisterait à traiter différemment les résidents qui n’ont pas de famille. "Ils n’ont droit qu’à deux couches dans la journée, précise ce salarié. On nous dit que tant que le pipi ne traverse pas le vêtement, on ne doit pas changer la protection avant 19h30. Mais ça a forcément débordé. En revanche, ceux qui ont des visites de leur famille ont droit à trois couches par jour."

Interviewé par la cellule investigation de Radio France, Laurent Guillot, le directeur général d’Emeis affirme que "ces pratiques ne correspondent pas aux instructions données. Cela n’est pas normal", s’insurge-t-il. Dans un mail qu’elle nous a envoyé après avoir vérifié ces éléments, la direction insiste : "Ces pratiques sont strictement interdites [...] Il s’agit soit d’une mauvaise gestion des stocks (qui doivent être anticipés par la direction d’établissement), soit d’une faute professionnelle. Toute politique discriminatoire est totalement interdite dans le groupe." Dans un autre mail, envoyé après la publication de notre article, la direction d’Emeis dément formellement les allégations de rationnement des protections et précise que de telles pratiques sont strictement interdites au sein du groupe.

Des alertes sur des maltraitances ignorées

Selon nos informations, des dysfonctionnements graves ont été signalés à plusieurs reprises ces derniers mois dans plusieurs établissements, sans qu’une suite y ait été donnée. Cela s’est produit à la Résidence "Les jardins du Mazet" à Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône). En août 2023, la direction de l’établissement reçoit un mail signalant "la dégradation considérable des conditions de travail et de la prise en charge des résidents". Un second courriel envoyé en décembre 2023 avec cette fois la direction du groupe en copie restera lui aussi sans effet. Il faudra attendre le 21 janvier 2024 pour qu’une alerte soit déclenchée pour danger grave et imminent, et que la direction réagisse (comme elle en a l’obligation dans le cadre d'une telle procédure).

Parmi les faits qui sont dénoncés, il est notamment fait mention de "traces d'urine séchée et des moisissures sur le matelas d’une résidente". Il est aussi précisé que "les piluliers des résidents ne sont pas mis à jour depuis 15 jours". Une semaine plus tard, une enquête est diligentée par la direction. Elle confirme les dangers signalés et fait une longue série de préconisations, dont l’embauche d’une infirmière coordinatrice. La direction d’Emeis nous a affirmé que tout était rentré dans l’ordre, précisant même que "les journalistes pouvaient venir enquêter sur place" s’ils le souhaitaient.

Autre exemple d’alerte non prise en compte : à l’Ehpad "Le Clos de l'Oseraie", à Osny (Val d’Oise), le 23 février 2024, la famille d’une résidente de 91 ans envoie un signalement à l’agence régionale de santé (ARS) des Hauts-de-France, après avoir alerté, en vain, de nombreuses fois la direction de l’établissement. Dans ce courrier que nous avons pu consulter, elle dénonce une série de dysfonctionnements, photos à l’appui. Cela va de chutes à répétition, au fait que la pensionnaire n’ait pas été transportée aux urgences, ni ait reçu la visite d’un médecin, ni même bénéficié d’un anti-douleur, alors qu’elle s’était fracturée le poignet et était tombée sur la tête. Selon le même signalement, le personnel aurait par la suite refusé de l’aider à s’alimenter alors qu’elle avait un plâtre. Elle pèse désormais 33 kilos après en avoir perdu neuf depuis son arrivée.

Extraits d'un courrier rédigé par la famille d'une résidente de l'Ehpad Le Clos de l'Oseraie, à Osny, le 3 février 2024. (CELLULE INVESTIGATION DE RADIO FRANCE)

Selon la famille, le personnel aurait refusé régulièrement de l’accompagner aux toilettes, la laissant faire ses besoins dans sa protection. "On a fini par nous donner un rendez-vous chez un médiateur fin mai, enrage une des filles de la résidente. Mais est-ce que cela va enfin changer quelque chose ?" Sur ce point, la direction d’Emeis reconnaît que "la situation est connue de l'établissement et qu’une analyse des causes a été réalisée afin qu'une telle situation ne se reproduise plus". Précisons que depuis 2022, des formations sur la bientraitance et la prévention de la maltraitance ont été mises en place.

Des consignes de non-remplacement

Selon de nombreux salariés interrogés, certaines situations de maltraitance pourraient être générées par "le manque de remplacement des personnels absents". Cette pratique était déjà dénoncée par le rapport de l’Igas en 2022. Selon Moïse Audiau, aide-soignant et élu Force Ouvrière (FO) du personnel, "la situation ne s’améliore pas. Les directeurs régionaux donnent la consigne de ne pas remplacer les absents". Il estime qu’on "ne peut pas effectuer les soins de façon optimale. On va tomber dans la maltraitance. Et on épuise le personnel." Certains aides-soignants expliquent ne pas avoir le temps de donner des douches tous les jours aux résidents. D’autres, ne pas pouvoir coucher 20 personnes en une heure le soir, ce qui les conduit à laisser les pensionnaires dans leur fauteuil avant que l’équipe de nuit arrive. Des situations que la direction conteste.

Emeis répond que le taux d'encadrement des Ehpad du groupe (le nombre de personnel rapporté au nombre de résidents) a augmenté en deux ans. Il est passé d’environ 6,5 salariés pour 10 résidents à 8 pour 10 fin 2023. Un taux supérieur à la moyenne nationale des Ehpad privés et publics. Néanmoins, après cette embellie, le taux d’encadrement est reparti à la baisse en 2024. Laurent Guillot l’assume : "Aujourd'hui, l'entreprise perd de l'argent, nous dit-il. Si on trouve que ce n'est pas assez, il faut que la collectivité publique et nous-mêmes, collectivement, acceptions qu'il y ait des aides publiques plus élevées. Et que les personnes qui mettent leurs parents dans des établissements acceptent de payer plus."

Un autre facteur expliquerait la baisse du taux d’encadrement du groupe : les nombreux départs de salariés. Si les recrutements d’aides-soignants en CDI ont effectivement été nombreux en 2023 (872), les départs l’ont été tout autant (734). Le solde positif n’est donc que de 138 aides-soignants, soit un demi-poste par Ehpad. Selon Moïse Audiau du syndicat FO, ces départs seraient massifs dans le groupe. "Certes, c’est propre à notre secteur, relativise-t-il, mais chez Emeis, il y a un problème de réputation depuis le scandale." L’élu affirme par ailleurs que l’an dernier, comme "un nouveau logiciel de paye ne fonctionnait pas, les CDD n’ont pas touché leur salaire pendant au moins trois semaines. On a perdu beaucoup de vacataires à cause de ça".

Une quarantaine de "faux contrats"

La cellule investigation de Radio France a par ailleurs découvert que la pratique dite des “faux contrats” semble perdurer chez Emeis. Des CDI fantômes, en quelque sorte, sont toujours fictivement déclarés dans certains établissements. Il faut savoir que les Ephad reçoivent des financements de la part des ARS, les agences régionales de santé, pour les postes de soignants qui leurs sont affectés. L’avocate Léa Talrich, spécialisée dans le droit du travail, émet l’hypothèse que déclarer des faux contrats pourrait permettre d’obtenir plus de financements : "On peut légitimement s’interroger sur l'affectation des fonds publics qui sont déclarés comme finançant des contrats en CDI et la destination réelle de ces fonds. On peut se demander si des Ehpad embauchent moins de CDI qu’ils ne le prétendent auprès de l’ARS, pour obtenir des financements. Et avec cet argent, ils ne recourent que ponctuellement à des contrats précaires et des CDD."

Extrait d'un contrat de travail Orpea à durée déterminée "en attente du titulaire du poste" nommée Mme Disponible Carence Titulaire, janvier 2024. (CELLULE INVESTIGATION DE RADIO FRANCE)

"On a signalé à l’inspection du Travail et à la direction des ressources humaines que cette pratique continue", affirme Moïse Audiau. Lui-même a été récemment contacté par une salariée qui avait signé un contrat pour remplacer un salarié "qui n'est plus dans l’entreprise depuis plusieurs années". Une affirmation que conteste avec fermeté la direction d’Emeis.

Nous nous sommes procuré une quarantaine de contrats de ce type. Certains sont effectivement libellés au nom de personnes qui n'ont jamais signé de CDI ou qui ont quitté l’entreprise. La résidence d’Occitanie, à Cabriès (Bouches-du-Rhône), par exemple, a présenté 11 contrats de ce type entre juillet et novembre 2023. Plus cocasse, nous avons trouvé des contrats sur lesquels ont été inscrits, comme prénom de la personne à remplacer par un CDD : "Vacant", et pour nom de famille "Poste". Nous avons retrouvé ces noms à 18 reprises dans des Ehpad Emeis de Cabriès, de Dordogne, de Fos-sur-Mer, aux Dornets et à Chartres, au cours des dernières semaines.

Extraits de différents CDD proposés par Orpea pour les remplacements de "M. Offre d'emploi Pole Emploi" et "M. Titulaire Attente", mars et mai 2024. (CELLULE INVESTIGATION DE RADIO FRANCE)

Nous avons aussi identifié des contrats aux noms de "Carence Titulaire", avec pour prénom "Mme Disponible" (Ehpad de Beauvallon à Marseille). On trouve aussi "Monsieur Remplaçant" (Vitrolles), mais aussi des prénoms du type "Offre d’emploi", avec pour nom de famille "Pole Emploi" (Nancy). Interrogé, Laurent Guillot, le directeur général d’Emeis, nous a répondu que cette pratique était "complètement anormale. J'ai la charge de 1 000 établissements, explique-t-il. Je vais vérifier que les processus sont correctement mis en place pour éviter ce genre de choses". Le directeur général ajoute : "Nous sommes dans une transformation. Ça prend du temps, tout n'est pas parfait. Nous essayons de régler les sujets au fur et à mesure qu'ils se présentent." La direction d’Emeis affirme par ailleurs qu’il "ne s’agit en aucun cas de faux contrats visant à détourner des dotations publiques". La dotation annuelle des pouvoirs publics est fixée en fonction du nombre de résidents présents pour couvrir leurs besoins de prise en soin. Le recours supplémentaire à des CDD ne fait en aucun cas varier cette dotation".  

Selon nos informations, la consigne de cesser ces pratiques a bien été relayée le 2 mai 2024, lors d’une visio-conférence entre la direction et les directeurs régionaux. Nous avons pourtant encore trouvé un contrat portant un faux nom signé le 4 mai. Le message n’est donc apparemment pas passé partout.

Lire l'ensemble des réponses d'Emeis aux questions de la cellule investigation de Radio France, ainsi que la réaction d'Emeis après la publication de l'article.


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