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Le bureau au temps du coronavirus : du "pool" de secrétaires à la "start up nation", une petite histoire de l'open space

Alors que les entreprises doivent mettre en place une nouvelle version du protocole sanitaire, les plateaux et autres bureaux partagés ne disparaîtront pas de sitôt. Comme d'habitude, le monde du travail s'adapte.  

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Un centre d'appels, à Bruxelles (Belgique), le 20 mai 2020.  (ARIS OIKONOMOU / AFP)

Finies les vacances. Partout en France, les entreprises, partiellement vidées en juillet et en août, retrouvent peu à peu leurs effectifs normaux. Si les salariés exerçant des métiers jugés non essentiels ont pour beaucoup retrouvé le chemin du travail au fil des étapes du déconfinement, de nombreuses entreprises avaient envisagé la fin définitive des aménagements liés au télétravail pour cette rentrée 2020. Mais la menace d'une reprise épidémique contraint la vie de bureau – et son représentant le plus emblématique, le décrié open space – à s'adapter encore.

Alors qu'un nouveau protocole sanitaire entre en vigueur lundi 31 août et que le port du masque devient obligatoire au 1er septembre dans la plupart des espaces de bureaux, y compris les open spaces, franceinfo revient sur l'incroyable métamorphose de ces bureaux de légende.   

 

Le "bureau ouvert" n'a rien d'une invention moderne

Au Moyen-Age déjà, quelques abbayes abritent dans leurs murs le lointain ancêtre de l'open space. Plusieurs siècles avant l'apparition de l'imprimerie en Europe vers 1450, pour répondre à d'ambitieuses commandes, des moines copistes planchent à plusieurs à la reproduction de textes dans des scriptorums, parfois partagés.

Reconstitution : "Baudoin et Teodevinus, vous partez sur huit psaumes. Gauvain et Leutric, on a besoin d'une bible complète pour le roi avant la deadline des saints de glace. Et on m'enlumine ça bien, hein, c'est pas le livre de comptes du tavernier."

Il se répand en Occident à la fin du XIXe siècle 

Alors que le secteur tertiaire explose à la fin du XIXe siècle, on transpose aux travaux "assis" le taylorisme qui régit déjà les travaux "debout" des ouvriers. Au XXe siècle "se généralisent les 'pools' de dactylos et d'employés qui travaillent sous le regard de superviseurs et dans le claquement assourdissant des machines à écrire – le bureau individuel, lui, est là pour asseoir le statut des cadres", raconte Le Point (lien pour abonnés) dans son enquête consacrée à la "folle histoire de l'open space". 

Emblématique et pionnier, le Larkin Building, à Buffalo (Etats-Unis), de l'architecte Frank Lloyd Wright, incarne dès 1906 l'open space moderne. 

Depuis, il est sans cesse adapté et revisité. Dès les années 1950, les frères allemands Eberhard et Wolfgang Schnelle imaginent un espace dans lequel des plantes participent à une recomposition moins abrutissante de l'espace : un "bureau paysager". "Un mot dont la poésie cache une technicité un peu terne puisqu'il désigne tout simplement des bureaux non cloisonnés", critique Le Monde, pas dupe, en 1971. 

Les frères allemands Eberhard et Wolfang Schnelle imaginent le “bureau paysager” dans les années 50.  (JEFF GOODE / TORONTO STAR / GETTY IMAGES)

Reconstitution : "Bernadette ? Tu sais où trouver de l'encre pour ma machine à écrire ?

- Alors oui Augustine, c'est au quatrième ficus sur ta gauche, au bout de la rangée de fougères, devant cet empoté de Raymond." 

Plus tard, l'inventeur américain Robert Propst invente à son tour un mobilier modulable. L'"Action office", qui s'adapte et se transforme en fonction des besoins, voit le jour en 1964 (quarante-trois ans avant les photocopieuses tueuses des Transformers).

 

Mais il se développe tardivement en France, dans les années 1980 

S'il n'y a guère de cloisons au siège social du Crédit lyonnais, conçu par l'architecte William Bouwens van der Boijen en 1876, explique Le Point, l'open space ne se généralise dans l'Hexagone que 100 ans plus tard, dans les années 1980, "lorsque les grandes sociétés cessent d'être propriétaires de leur siège et que les ensembles de bureaux deviennent des placements immobiliers". C'est aussi à cette époque que le terme "open space" est adopté par les Français. Un anglicisme qui, ironiquement, ne s'emploie pas dans la langue de Shakespeare. 

 

Ce retard, en partie culturel, est également architectural, expliquait à France Culture en 2018 Marc Bertier, auteur de Open space : entre mythes et réalités (Le Cavalier bleu, 2016) : à Paris, les entreprises du tertiaire occupent des immeubles haussmanniens reconvertis, avant que les nouveaux bureaux, construits au XXe siècle, ne soient construits selon des normes françaises de construction. Plus strictes, elles limitent la profondeur des bâtiments et freinent la construction des immenses plateaux que l'on trouve aux Etats-Unis ou au Japon. 

La conviction d'alors : les rencontres entre les services stimulent la créativité

Les architectes et entrepreneurs qui se penchent sur l'open space ont pour objectif de rendre toujours plus fluides et efficaces les interactions entre les salariés. Ainsi, quand Steve Jobs entend concevoir les locaux du studio d'animation Pixar, en 2000, il imagine un atrium géant dans lequel pourront se croiser des salariés qui, a priori, n'ont rien à faire ensemble, détaille le site spécialisé Office Snapshot (en anglais). Cité par Wired (en anglais) en 2011, le réalisateur de Ratatouille lui-même, Brad Bird, confirme l'efficacité de la recette : "On peut penser qu'il s'agit d'une perte d'espace... Mais Steve avait compris que quand les gens et leurs regards se croisent, c'est là que les choses se passent." 

Cette philosophie a encouragé la création, dans toute la Silicon Valley, d'espaces hybrides où les bureaux côtoient les tables de ping-pong, les cantines, les salles de pause et autres salles de réunion. 

 

Reconstitution : "-Salut Steve, je te sers quoi ce midi ? Un croque-monsieur ?
- Kelly, j'ai une meilleure idée : créons une appli qui a le goût du bacon.
- Vite, montons une start-up." 

Même si, en vrai, il est aussi question de garder un œil sur les salariés

La chute (de la plupart) des cloisons ne signifie pas que les salariés, libres et indépendants, nagent dans le bonheur. "La hiérarchie est moins manifeste, mais elle reste là : qui a un bureau près d'une fenêtre, qui est dans le passage… Certains chefs peuvent se placer au milieu de leurs troupes, mais c'est encore une façon de surligner le sacrifice qu'ils sont prêts à consentir pour le bien de l'équipe", explique dans Le Point Alexandre Des Isnards, coauteur avec Thomas Zuber de L'open space m'a tuer (Hachette Littératures, 2008).

 

Dès 1991, un reportage du Monde chez IBM, installé dans la tour Descartes, prévient que "l'open space rencontre de nombreux détracteurs… principalement chez les salariés qui acceptent mal de 'devoir voir tout en étant vus'".

Pour beaucoup de salariés, la promiscuité et le bruit nuisent au travail et à la collaboration 

 

En 2014, Le Monde se fait l'écho d'un sondage selon lequel "parmi [les personnes] qui travaillent dans ce que l'on appelle des open spaces, une sur deux (49%) se dit mécontente", contre 81% de satisfaits dans les bureaux individuels.  Les cadres "attachés aux signes statutaires" avancent même "un sentiment de déclassement" et pointent "les nuisances sonores, qui perturbent 52% des salariés, l'aménagement de l'espace (un problème pour 39% des Français et 56% des salariés en open space) et même l'air qu'ils respirent (32%)."

En 2013, une étude publiée dans la revue Applied Ergonomics et relayée par L'Express confirme ainsi que "les bénéfices dus à l'augmentation des échanges dans des espaces ouverts sont loin de compenser la baisse de productivité engendrée par l'accroissement du ­niveau sonore et la perte d'intimité". 

Reconstitution : "Allô ? Oui, je vous appelle parce que… Pardon… Vous m'entendez ? Oui, je vous appelle pour évoquer l'avancée de votre dossier. Il est… Vous m'entendez ? Un quoi ? Non, je ne vous appelle pas depuis un abattoir. Le bruit derrière moi ? C'est Jean-Pierre du marketing qui rigole. On lui a forwardé une vidéo d'un écureuil qui fait du ski nautique, c'est… Allô ?"  

Ironiquement, c'est en dehors des open spaces qu'on collabore parfois le mieux

Pas pratique pour travailler en groupe, l'open space chasse les salariés dans d'autres lieux, comme la salle de pause, la machine à café, la fontaine à eau ou encore de (souvent trop petites) salles de réunion. 

 

Un phénomène justement observé dans les années 1990 par la série Friends. Dans un épisode, le personnage de Rachel entreprend de se mettre à fumer afin de présenter ses idées à sa cheffe, plus ouverte d'esprit que jamais à l'heure de sa pause clope.

 

De plus, on s'aperçoit que cette histoire de créativité et d'échanges a ses limites 

Avec des surfaces de plus en plus petites à leur disposition, les salariés peinent à échanger sans risquer de déranger leurs collègues. En 2019, une étude de chercheurs de l'université de Harvard (en anglais) a montré que les salariés qui travaillaient dans des bureaux décloisonnés communiquaient davantage par mails et autres messageries instantanées que ceux qui se trouvaient dans des bureaux séparés : au lieu de se développer, les interactions chutent de 70% en open space, constatent les auteurs. De même, avec ou sans cloisons, les travailleurs distants de plus de 15 mètres ne se fréquentent pas, relèvent-ils, n'en déplaise à Steve Jobs. 

 

Reconstitution : "Caroline, vous êtes virée.
- Qui êtes-vous ?" 

Pire, les open spaces favorisent le partage… des germes

 

Avant que le Covid-19 ne vide les bureaux, plusieurs études menées en Suède, au Danemark et au Canada ont démontré que les salariés des open spaces étaient plus souvent malades que ceux travaillant dans de petits bureaux, écrivait Vice en 2016 (en anglais). D'autres travaux empiriques, menés chaque année dans la rédaction web de franceinfo depuis 2011, tendent à montrer que la gastro-entérite se déplace plus rapidement dans notre open space que l'ISS en vitesse de croisière (environ 28 000 km/h). 

L'arrivée du coronavirus a donc vidé les open spaces…

 

… puis les entreprises ont dû s'adapter pour faire de cet espace un lieu sûr

En mars, le confinement a coïncidé avec le placement en télétravail des salariés ne remplissant pas des fonctions essentielles. A partir du mois de mai, la première étape du déconfinement s'est accompagnée d'un rigoureux protocole sanitaire. L'objectif : éviter que les salariés ne se croisent. 

 

Mettre à disposition du gel hydroalcoolique, respecter une distance physique d'au moins un mètre, généraliser le port du masque quand cette distance ne peut être maintenue, mettre en place des dispositifs de protection (écran transparent ou Plexiglas) si nécessaire dans les espaces rapprochés, aérer et nettoyer régulièrement, flécher les déplacements… Les contraintes sanitaires rendent l'open space particulièrement obsolète. 

L'entreprise restant un potentiel cluster, l'open space inquiète 

En avril, dans un centre d'appels de Séoul, en Corée du Sud, près de la moitié des 216 salariés d'un même étage ont été contaminés au travail par le Sars-CoV-2. Après avoir étudié ce cas, les autorités sanitaires locales ont indiqué que cette configuration en open space rendait le virus "exceptionnellement contagieux"Selon Santé publique France, les clusters en milieu professionnel représentaient 20% des clusters identifiés entre le 1er juillet et le 12 août, en pleine période traditionnellement creuse pour l'activité. 

 

Mais alors que la question de la transmission aéroportée du virus n'est pas tranchée, les entreprises doivent s'accommoder de ce cahier des charges exigeant. "Le Plexiglas dans l'open space n'est pas étanche, c'est-à-dire que ça évite les contaminations directes, mais si le virus est dans l'air ambiant, comme on peut s'y attendre, évidemment le masque est le recours", relevait mardi sur franceinfo Christian Expert, deuxième vice-président de la branche accidents du travail et maladies professionnelles à la CFE-CGC Santé au travail, interrogé sur la généralisation du port du masque en dehors des bureaux individuels. 

Les protocoles sanitaires ont transformé la vie de bureau 

 

Moins de salariés simultanément au bureau, investissement dans des équipements permettant la distanciation voire dans la ventilation des bâtiments, équipes de ménage renforcées… La rentabilité de l'open space est sérieusement attaquée par le virus, énumère le Financial Times (en anglais).

Mais si concilier collaboration, rentabilité et distanciation pose de sérieux défis…

 

… comme lorsqu'il s'agit de comprendre les consignes du technicien du service informatique à travers un écran en Plexiglas…

 

… ou de côtoyer des collègues moins respectueux des protocoles que vous… 

 

… l'open space ne risque pas d'être remplacé par le tout-télétravail de sitôt…

 

Selon une étude du cabinet YouGov rendue publique le 26 août par Les Echos et réalisée début août, 15% des salariés français étaient encore en télétravail, contre 27% pendant le confinement. Alors que la ministre du Travail, Elisabeth Borne, estimait mi-août nécessaire de mettre le télétravail en place à "chaque fois que c'est possible dans les zones de circulation active du virus", l'Ile-de-France passait de 39% à 14% de télétravailleurs. 

… mais pourrait plutôt cohabiter avec les bureaux nomades et autres espaces de coworking

 

L'open space n'a pas attendu le Covid-19 pour entamer sa mutation. En instaurant une dose de télétravail, les entreprises pourraient, à terme, généraliser le "flex office", une conception de l'espace de travail dans laquelle aucun bureau n'est attribué. Cette tendance au "nomadisme" des salariés, déjà mise en lumière par la dernière étude de l'observatoire Actineo (on y apprend notamment que 47% des actifs travaillant dans un bureau bossent à l'occasion dans les transports en commun), va-t-elle s'imposer, poussée par les contraintes sanitaires ? Dans ce cas, les espaces de coworking pourraient devenir le complément de l'open space. Bref, un avenir à la fois complètement différent et parfaitement identique.

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