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Grand entretien Incertitude, anxiété, deuil... Comment faire face aux effets de deux ans d'épidémie de Covid-19 sur notre santé mentale ?

Pour comprendre les répercussions psychologiques de deux années de crise sanitaire, franceinfo s'est entretenu avec la chercheuse américaine Pauline Boss, qui a forgé le concept de pertes et de deuils ambigus.

Article rédigé par Valentine Pasquesoone - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
 

L'alerte a été donnée le 22 juillet 2021, après plus d'une année d'une crise sanitaire planétaire. La pandémie de Covid-19 aura un impact "à long terme et d'une grande portée" sur la santé mentale, prévenait l'Organisation mondiale de la santé. "De l'anxiété liée à la transmission du virus à l'impact psychologique des confinements et de l'auto-isolement, aux conséquences liées au chômage, aux difficultés financières et à l'exclusion sociale (…), tout le monde est affecté d'une manière ou d'une autre", a averti l'agence sanitaire de l'ONU.

A l'échelle nationale, une enquête de Santé publique France, mise en ligne le 23 décembre 2021, a révélé à quel point la santé mentale des Français avait décliné depuis le début de la pandémie. D'après cette étude, 18% d'entre eux présenteraient des signes de troubles dépressifs et 23% un état anxieux, soit respectivement 8 et 9 points de plus qu'avant l'épidémie.

Quels sont les effets psychologiques des deux années hors normes écoulées ? Comment y faire face ? Afin de répondre à ces questions, franceinfo a interrogé la chercheuse américaine Pauline Boss, professeure émérite en sciences sociales de la famille à l'Université du Minnesota (Etats-Unis). Autrice, entre autres, d'Une présence teintée d'absence, elle a développé vers la fin des années 1970 le concept de perte et de deuil ambigus (lien en anglais). Dans son dernier livre, Le mythe de la page tournée : les pertes ambiguës en temps de pandémie et de changement, elle applique ce concept aux deux années que nous venons de vivre.

Franceinfo : Qu'est-ce que le concept de "perte ambiguë" que vous évoquez dans votre livre ?

Pauline Boss : Une perte ambiguë est tout simplement une perte qui n'est pas claire, qui reste obscure. Il existe des pertes physiques ambiguës, par exemple, des personnes disparaissant lors d'un glissement de terrain ou d'inondations. Vous n'êtes pas sûr que la personne soit vraiment morte. Vous avez également des pertes psychologiques ambiguës, quand une personne est présente, face à vous, mais que son esprit est absent. Je pense notamment aux personnes souffrant de la maladie d'Alzheimer.

Comment appliquez-vous ce concept à la pandémie de Covid-19 ? Quelles sont les "pertes ambiguës" que nous avons pu vivre au cours des deux dernières années ?

Ce concept, je l'ai vécu moi-même durant la pandémie. Je ne pouvais pas voir mon mari, qui était hospitalisé pendant un temps, ni ma famille. C'est une forme de perte physique ambigüe. Autour de moi, la population entière vivait la même chose. Nous ne pouvions plus voir ni nos amis ni notre famille, prendre nos proches dans nos bras. Au début de la pandémie, des personnes ne pouvaient pas être avec leurs proches malades, leur dire au revoir avant qu'ils meurent. C'est une forme de perte ambigüe, autant physique que psychologique, qui est dévastatrice. Certaines familles de victimes du Covid-19 ne savaient même pas où se trouvaient les corps, les cendres de leurs proches…

"Nous avons vécu d'autres formes de pertes ambiguës. La perte de nos routines quotidiennes, la perte de notre confiance dans les autres car ils pourraient être porteurs du virus. La perte d'une entreprise, d'un statut social…"

Pauline Boss

à franceinfo

Et puis, la perte de notre certitude d'avoir le contrôle sur nos propres vies. Avec la pandémie, la plus grande perte ambigüe que nous ayons vécue est cette perte de certitude, de confiance que le monde est un endroit sûr et prévisible.

Dans votre ouvrage, vous expliquez que "la perte ultime" est cette prise de conscience de toute l'incertitude qui nous entoure depuis le début de la pandémie. Pourquoi est-elle si difficile à vivre ?

La plupart des pays développés sont centrés autour de la maîtrise, du contrôle des choses. Nous pensons que nous pouvons contrôler nos propres destins si nous travaillons assez, si nous faisons ce qu'il faut. La pandémie de Covid-19 nous a prouvé le contraire : nous pouvons travailler très dur et le virus peut malgré tout nous mettre à terre. Nous ne sommes pas habitués à cela. On retrouve les sentiments de peur, d'incertitude sur l'avenir connus lors de la Seconde Guerre mondiale. Nous rencontrons un problème et nous ne pouvons pas le résoudre immédiatement.

Quelles sont, selon vous, les conséquences psychologiques de cette "perte ultime" ?

Tout dépend de votre réaction. Si vous êtes une personne qui a constamment besoin de clarté et de contrôle, le risque est d'être en colère, voire de souffrir de troubles dépressifs. Cela peut entraîner des conflits familiaux par exemple. D'autres personnes, au contraire, prennent cela avec davantage de philosophie. Elles se disent : "Je n'ai pas le contrôle sur ce qu'il se passe, donc je vais trouver quelque chose que je peux, à mon échelle, contrôler." Ces pensées peuvent les rendre plus fortes. Bien sûr, elles peuvent ressentir de la tristesse, voire de la colère, mais il s'agit d'une réaction normale à une situation qui ne l'est pas.

Existe-t-il, selon vous, un impact différent sur notre santé mentale entre des pertes plus "classiques", entre les deuils que nous connaissons en temps normal et ces pertes et deuils ambigus ?

Dans le cas de pertes ambiguës, le processus de deuil est comme gelé. Il s'agit d'un processus très compliqué car vous ne pouvez pas réellement faire votre deuil. Par exemple, vous n'êtes pas sûr qu'une personne soit morte ou vivante, donc vous restez dans l'incertitude. Aujourd'hui, nous avons peut-être perdu une partie de notre vie d'avant. Nous sommes peut-être en train de faire le deuil de nos vies d'avant l'arrivée du virus en 2020.

Le fait d'avoir perdu en même temps plusieurs personnes et plusieurs éléments de notre vie pendant cette pandémie a-t-il aussi un impact psychologique ?

Le fardeau est encore plus lourd quand vous avez un ensemble de pertes et l'accumulation de pertes ambiguës est importante en ce moment. Dans ce cas-là, le désarroi est plus grand. Le niveau de stress est très élevé pour nous tous actuellement. Cette charge de stress est sans précédent pour les générations qui n'ont pas connu la Seconde Guerre mondiale.

Comment décririez-vous notre état psychologique aujourd'hui, après deux ans de crise sanitaire ?

J'observe une certaine division. La plupart des personnes prennent les choses avec beaucoup de philosophie, elles restent optimistes et se sont adaptées. Ces personnes peuvent être de mauvaise humeur du fait de la situation, mais elles parviennent à en sourire. Au début, nous pensions que cette crise serait passée en deux semaines, puis en un mois ou deux. Les gens se disaient : "Je m'isole, je reste confiné, mais je sais que cela sera bientôt terminé et que la vie reviendra à la normale."

En fait, la vie n'est pas revenue à la normale. Le seul moyen de s'en sortir était d'être plus flexible, d'être plus tolérant à l'égard de l'ambiguïté et de l'incertitude du moment. La plupart d'entre nous le sommes aujourd'hui. En parallèle, une minorité reste aujourd'hui très rigide, dans le déni de la science. Ces personnes pensent qu'il s'agit d'un canular, d'une fausse alerte. Ils ne croient pas les scientifiques et c'est très dangereux.

Quelles sont, selon vous, les premières étapes qui peuvent aider à réduire notre niveau de stress lié à l'incertitude du contexte ?

Si vous vous sentez fatigué, las de la situation, un appel à un proche, un moment dans la nature ou du temps pour simplement écouter de la musique peuvent déjà aider. Ensuite, vous avez besoin de contrôle. Nous avons tous besoin de contrôle dans nos vies. Dans ce contexte, essayez de trouver quelque chose que vous pouvez encore contrôler, comme le fait de cuisiner pendant quelques heures. Le simple fait de ranger son armoire peut faire du bien ! En particulier quand vous ne pouvez rien contrôler d'autre.

"Dans ma situation, le fait d'écrire était une manière de garder le contrôle. Pour d'autres personnes, il s'agit du sport ou de la lecture. Faites-le."

Pauline Boss

à franceinfo

Vous avez ces manières assez passives de faire face, mais également des manières plus actives, en s'engageant par exemple pour une cause. Il vous faut faire ces petites choses qui vous font du bien, car en ce moment, quelque chose de bien plus grand contrôle nos vies.

Que pouvons-nous apprendre de ce que nous avons vécu au cours des deux dernières années ? Comment pouvons-nous surmonter les épreuves que nous vivons depuis deux ans ?

Il s'agit d'abord d'essayer de trouver un sens à nos pertes, même si celles-ci ne semblent avoir aucun sens. Par exemple, des parents d'un enfant qui s'est suicidé peuvent aider des jeunes pour prévenir d'autres suicides. Il ne s'agit pas de tourner la page. Les gens vous déclarant qu'il faut passer à autre chose ont tort : il est très difficile de complètement tourner la page pour les pertes ambiguës que nous avons vécues. Essayez plutôt de leur trouver un sens. Ecrivez-les pour vous rendre compte de ce que vous avez perdu, et pour voir quelles pertes étaient ambiguës, incertaines. Il est tout à fait normal de ressentir de la tristesse dans ce contexte. La tristesse est une manière normale de faire face au deuil, il ne faut pas la combattre.

>> GRAND ENTRETIEN. Comment faire son deuil en temps de pandémie ?

De nombreuses personnes sont déjà résilientes sans s'en rendre compte. La résilience était le seul moyen de faire face à ce qui nous arrivait. Nous sommes devenus flexibles : nous avons porté des masques, respecté la distanciation physique et sommes restés plus souvent isolés. Désormais, il nous faut essayer de nouvelles choses pour accroître notre tolérance à l'égard de l'incertitude et de l'ambiguïté. Se perdre volontairement pendant une promenade par exemple. Ces choses sans plan, ces choses spontanées aideront à réduire votre stress.

Vous avez développé six manières de mieux faire face à des pertes ambiguës. Quelles sont-elles ?

Outre essayer de trouver un sens à nos pertes, le deuxième point est de revoir le niveau de contrôle, de maîtrise dont vous avez besoin dans votre vie. Que puis-je contrôler ? Quels sont, au contraire, les éléments que je ne peux pas contrôler ? Après une perte ou un deuil ambigu, se pose la question de la reconstruction de notre identité. Une femme dont le mari a disparu depuis vingt ans va ainsi se demander si elle est toujours mariée.

"Après deux ans de pandémie, nous changeons peut-être de regard sur qui nous sommes."

Pauline Boss

à franceinfo

Une autre manière de faire face est de normaliser l'ambivalence. Nous avons tous des regrets, nous aurions pu mieux faire certaines choses ou faire des choses que nous n'avons pas faites. Cela fait partie de la vie, nous devons vivre avec des questions laissées sans réponse. Il s'agit également de revoir son attachement aux personnes que nous avons perdues. Vous ne tournez pas la page totalement, mais vous reconnaissez qu'elles sont parties. Une transformation s'opère : vous vous souvenez de ces personnes (ou choses) perdues, tout en trouvant une raison d'être, un but pour avancer sans elles.

Enfin, découvrir de nouveaux espoirs. Nous ne pouvons plus espérer que la vie redevienne comme avant. Nous devons changer, nous adapter au fur et à mesure que la vie change autour de nous. Que souhaitons-nous pour les prochaines décennies ? Qui sommes-nous et qu'allons-nous devenir ? Le contexte actuel est un moment propice pour réfléchir au changement.

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