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Grand entretien Que deviennent nos amitiés en temps de Covid-19 ? "La pandémie est une épreuve pour les relations"

Avec les restrictions dues à la crise, "les liens que l'on perd ne sont pas renouvelés", alerte la sociologue Claire Bidart, directrice de recherche au CNRS.

Article rédigé par Robin Prudent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
La sociologue Claire Bidart a analysé les conséquences du Covid-19 sur nos amitiés. (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

Distanciation sociale, conflits entre amis, éloignement physique, incertitudes économiques… Le Covid-19 a bouleversé nos vies et nos liens amicaux. Après un an de pandémie, Claire Bidart, sociologue et directrice de recherche au CNRS à Aix Marseille Université, donne son éclairage. "Beaucoup de relations se sont dégradées", explique cette spécialiste des réseaux relationnels qui a participé à l'enquête "La vie en confinement" (Vico), menée entre avril et mai 2020 avec une douzaine de chercheurs.

Si certaines personnes interrogées se félicitent d'avoir pu faire un "tri" entre de simples connaissances et des amis proches, la chercheuse s'inquiète des conséquences "catastrophiques" de la réduction des liens amicaux chez les jeunes et chez les personnes déjà isolées. Et selon la durée de la crise, "les conséquences à long terme peuvent être très importantes et définitives", alerte-t-elle.

Franceinfo : Après un an de pandémie, le coronavirus a-t-il démoli nos liens amicaux ?

Claire Bidart : La pandémie et le confinement constituent une épreuve pour les relations. Certaines ne s'en relèvent pas, d'autres sont renforcées. Il y a des dynamiques différentes qui entrent en jeu. Beaucoup de gens disent : "Ça fait le tri", "on écrème". Ils délaissent les simples connaissances pour se concentrer sur la famille et les amis proches. Mais en même temps, cela met à l'épreuve aussi les amitiés solides. Ne pas se voir, ne pas faire des choses ensemble, ne pas percevoir les petites expressions du visage, tout cela nous manque beaucoup.

Notre sphère privée semble avoir pris toute la place sur nos relations avec l'extérieur. Quelles sont les conséquences de ce phénomène ?

C'est très inégalement réparti. Selon l'âge, selon les conditions de confinement, selon l'organisation familiale, on peut se trouver dans des situations où l'on garde énormément de contacts et où l'on continue à parler avec des gens. Dans d'autres situations, les relations se diluent beaucoup et l'isolement est aggravé, en particulier pour les femmes seules avec enfants ou les personnes âgées.

Le couvre-feu, le confinement et la distanciation sociale ont considérablement réduit nos contacts physiques. Peut-on être amis en étant loin ?

Les vrais amis sont ceux qui résistent mieux à l'éloignement. Plus une relation est ancienne, plus elle a déjà expérimenté des épreuves. Une relation qui dure depuis dix ans aura déjà connu des changements biographiques, elle sera donc plus souple, plus plastique. On a vu son ami dans différentes situations, donc on est prêt à encaisser des changements, des épreuves. On peut habiter à 1 000 kilomètres et se contacter, se parler, s'écrire. Si on ne se voit pas souvent, ce n'est pas grave.

Maintenant, ne plus pouvoir se voir du tout ni pouvoir bavarder de tout et de rien de façon anodine peut créer un manque. Le fait d'avoir une distance imposée au moment où l'on se retrouve, de ne pas voir les expressions du visage, de ne s'appeler que lorsque l'on a quelque chose à dire et ne pas pouvoir bavarder au café tranquillement, cela a un impact. On peut toujours échanger des informations, mais on n'a pas tout ce qui est autour : l'état d'esprit, comment l'autre se sent, les petites choses qui tissent un bien-être.

"La relation amicale manque un peu d'alimentation, de réassurance du lien, des petites choses de la vie pas forcément informatives."

Claire Bidart, sociologue

à franceinfo

Comment peut-on pallier ce manque ? Les visioconférences peuvent-elles remplacer cette présence ? Quelles sont leurs limites ?

Heureusement, cette crise est arrivée à un moment où l'on avait toutes ces possibilités de se parler et de se voir, via des groupes WhatsApp par exemple. La crise a d'ailleurs eu un effet très net sur les usages de ces moyens numériques en les étendant à des personnes qui ne les utilisaient pas. Des gens qui ne se téléphonaient jamais ont commencé à communiquer ainsi.

Ces outils se sont énormément développés dans leur fonction expressive, affective. Avant, les SMS ou les messages WhatsApp, c'était pour de la coordination ou de l'information. Comme on ne se voit plus, on n'a plus rien à organiser et c'est beaucoup plus de l'affectif qui passe, du soutien, des paroles bienveillantes. C'est cette fonction-là qu'il faut rechercher, c'est cela qui nous manque et dont on a particulièrement besoin en temps de crise.

Les réseaux sociaux peuvent-ils aussi être des alliés pour faire perdurer les liens amicaux dans cette période, ou nous enferment-ils dans une bulle qui empêche toute nouvelle rencontre ?

Le problème de ces outils, c'est que l'on choisit où l'on va de façon très ciblée. On ne va pas dans n'importe quel groupe. Ces relations favorisent l'entre-soi, et le risque est de finir par n'être qu'avec des gens qui nous ressemblent. Dans les relations ordinaires, on est guidés par les espaces que l'on fréquente, qui sont divers.

"Sur les réseaux sociaux, on va choisir exactement où l'on va et cela renforce l'homogénéité : les jeunes entre jeunes, les urbains entre urbains…"

Claire Bidart

à franceinfo

Il y a aussi le risque de s'y laisser enfermer. L'un des gros problèmes, c'est que les réseaux ne se renouvellent pas. Il n'y a pas de nouvelles rencontres. Toutes les relations naissent dans des contextes, des lieux, des moments. Avec le confinement, les liens que l'on perd ne sont pas renouvelés. Les liens plus légers, plus fluides, disparaissent et ne sont pas recréés puisqu'il n'y a plus de contextes concrets. On risque de s'enfermer dans des petits cercles homogènes.

D'après votre enquête "La vie en confinement", les jeunes ont davantage diminué ou perdu leurs contacts amicaux que les personnes plus âgées. Comment expliquez-vous cette inégalité ?

Des inégalités d'âge existent déjà en temps normal. Les jeunes ont plus d'amis et les personnes âgées en ont moins, elles sont plus tournées vers la famille. Là, les jeunes ont donc perdu plus de liens et les inégalités se sont creusées. Les jeunes perdent plus d'amis en particulier parce qu'ils sont davantage dans des relations de groupe. Leurs amitiés sont plus centrées sur des contextes et des activités –d'où l'importance des pratiques culturelles et sportives. Toutes les restrictions liées à la crise sont absolument catastrophiques pour eux. Mais ce n'est pas qu'une question de nombre.

"Le problème, c'est aussi que dans l'amitié se jouent des choses beaucoup plus fondamentales pour les jeunes. C'est par les amis, le contact, la discussion, la confrontation que les jeunes se fabriquent leur identité d'adulte. C'est tout le façonnement de leur identité qui est perturbé aujourd'hui."

Claire Bidart

à franceinfo


C'est très grave aussi pour les personnes âgées, parce qu'elles ont déjà en général moins de liens et chaque lien perdu peut les rapprocher de l'isolement. On a reçu dans l'enquête des commentaires terribles, poignants, sur la solitude des personnes âgées et des personnes qui vivent seules.

Toujours d'après cette enquête, les femmes se révèlent comme les grandes "communicantes" du confinement. Comment expliquer cette différence avec les hommes ?

Là aussi, c'est une différence qui existe déjà dans la vie ordinaire. Qui téléphone aux amis ou à la famille dans un couple ? C'est la femme dans la plupart des cas. Ce n'est pas qu'elles ont plus de liens, mais elles les entretiennent davantage. C'est encore renforcé en période de crise, car la dimension de soutien est très importante et ce sont les femmes qui l'assument.

Existe-t-il aussi des inégalités sociales dans notre propension à maintenir ou développer des liens amicaux, selon notre expérience de cette crise sanitaire et économique ?

Oui, l'acuité des inégalités sociales et économiques est multipliée par cette crise et par la situation de confinement. Il est beaucoup plus important qu'en temps ordinaire d'avoir un grand logement, un jardin, des ressources à portée de main… On a un effet cumulatif des désavantages et des avantages.

"Les ressources se sont encore plus amenuisées là où elles étaient faibles et ont pris plus d'importance proportionnellement là où elles étaient hautes."

Claire Bidart

à franceinfo

Beaucoup de gens disent, dans notre étude : "Je suis ultra-privilégié." Il y a une conscience plus grande de ces inégalités. La crise a aussi bousculé le sens moral, le rapport au monde, l'ampleur des perspectives. Les gens voient plus loin que le bout de leur nez. Les inégalités sont renforcées et, en même temps, on prend en considération d'autres situations que la sienne. La crise a étendu le champ de réflexion.

L'incertitude dans laquelle nous devons évoluer a-t-elle des effets sur nos amitiés ?

Il y a deux dimensions. La première c'est, très concrètement, que l'on ne sait pas quand on va pouvoir se voir. On ne peut pas faire de projets. La deuxième, c'est, plus fondamentalement, que l'incertitude bouscule chacun de nous dans toute sa perspective du futur. Même quand on est fonctionnaire ou salarié et que l'on sait qu'on va garder son travail, on s'inquiète pour la planète. La crise a amplifié l'incertitude sur plusieurs échelles et dans différents domaines.

Et dans l'incertitude, on a beaucoup plus besoin des amis parce qu'ils sont une référence. On peut partager une expérience avec eux, on peut dévoiler ses états d'âme et on peut prendre exemple.

"En situation de crise, on est tous un peu comme des ados à se demander : 'Qu'est-ce que je vais faire de ma vie ? Quelles vont être mes valeurs ?' Il y a une crise morale et existentielle."

Claire Bidart

à franceinfo

Le Covid-19 a bouleversé nos vies de manière concrète, mais aussi notre imaginaire, nos conversations… Ne parler que du coronavirus est-il un danger pour nos amitiés ?

Il y a déjà des amitiés qui tournent en rond sur une thématique. C'est pour cela que l'on en a plusieurs, d'ailleurs, souvent. Le problème maintenant, ce sont plutôt les conflits. D'après notre étude, beaucoup de relations se sont dégradées. Ce n'est pas seulement une perte de contact, ce sont aussi des conflits, des désaccords d'opinions. On voit la trace des débats qui ont émaillé la société dans son ensemble depuis le début de la pandémie : la gestion de la crise par le gouvernement, les précautions à prendre ou ne pas prendre, les différentes formes de complotisme… Cela a terriblement divisé les amis.

Les clivages se sont renforcés et les premiers touchés par ces conflits sont les amis (30%), devant la famille (27%) et le conjoint (21%). Tous ces liens forment le noyau central des proches, c'est cela qui est inquiétant, aussi. On voit se durcir des clivages qui existaient avant mais qui étaient considérés comme négligeables parce qu'on était en groupe ou parce qu'on faisait des activités ensemble. Là, avec cette crise, ces conflits sont ressortis. Certains clivages qui n'étaient pas graves le sont devenus.

A l'inverse, est-ce que certaines amitiés peuvent sortir gagnantes de cette étrange période ?

On a des récits de renforcement où les personnes se rendent compte que certains amis sont formidables dans la difficulté et que d'autres le sont moins. Mais au total, je ne suis pas sûre que ce "tri" soit une bonne chose parce qu'il va renforcer les inégalités qui étaient déjà là. Les petits clivages vont devenir des grands clivages, les gens vont se refermer sur l'entre-soi, alors que le brassage social est déjà amoindri et que l'on ne fait pas de nouvelles rencontres. 

"L'aboutissement de cela, ce pourrait être une société encore plus cloisonnée avec des petites bulles et peu de fluidité."

Claire Bidart

à franceinfo

L'homogénéité nuit au développement des identités. C'est le plus inquiétant. Si on n'a pas d'ouverture d'esprit, qu'on ne voit que des gens comme soi, on amoindrit sa capacité à se poser des questions, à évoluer, à se mettre à la place d'autrui. Beaucoup de gens disent : "Où est la surprise ? Où est l'étonnement ? Où est la culture ?" Une enquêtée disait aussi : "On ne fait pas que se confiner, on est en train de se confire dans nos petites bulles." Tout cela pourrait avoir des conséquences à long terme sur nos liens sociaux.

Cette pandémie nous a-t-elle aussi permis de nous libérer des contraintes qui pèsent habituellement sur nos rapports sociaux ?

J'ai lu des témoignages dans ce sens. Il arrive que des gens disent : "Je ne me sens plus obligé." Mais les contraintes sociales globales ne sont pas levées, au contraire. On peut avoir ce sentiment de tranquillité dans un premier temps, certains trouvent des satisfactions dans cette situation de confinement et disent : "Enfin, je prends le temps de voir ce dont j'ai vraiment envie, de faire mes choix de vie tranquillement." Je comprends cette sensation de repos mais cette enquête a été réalisée lors du premier confinement. L'équipe est en train de faire une deuxième vague d'enquête avec le même panel. Les personnes qui disaient être soulagées ont-elles ensuite remplacé ces liens d'amitié ? Est-ce que leur réseau relationnel s'est restreint ?

Quelle trace va laisser le coronavirus sur nos liens amicaux, après une fin potentielle de la pandémie ?

Cela va dépendre de la durée de la crise. Or, l'"après-confinement" est en train de se diluer complètement. Cela aurait pu être une parenthèse, avec l'avant, le pendant et l'après. Là, le problème, c'est que si ça n'en finit pas, plutôt qu'une parenthèse, cela peut devenir une bifurcation et les conséquences à long terme peuvent être très importantes et définitives. Il va se créer des irréversibilités. Qu'est-ce que l'on va perdre ? Il est encore trop tôt pour le dire. C'est ce que nous recherchons justement dans la poursuite de cette enquête collective et durable.

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