: Enquête franceinfo Applications, objets connectés... Les dessous du business de la fertilité sur internet
Depuis plusieurs années, les applis et dispositifs promettant aux femmes de "tomber enceintes" et aux hommes de "booster" leur fertilité se multiplient. Leur efficacité est largement contestée et certaines présentent des anomalies de sécurité.
"Je suis tombée enceinte au bout de deux mois", raconte Emeline Nieto, souriante. En février 2018, après neuf mois d'essais infructueux avec son mari, cette infirmière de 28 ans de La Roche-sur-Yon (Vendée) voit passer sur les réseaux sociaux la publicité pour un "bracelet de suivi d'ovulation" Ava, promettant aux femmes de "les aider à tomber enceintes plus facilement". "J'étais en parcours de PMA depuis huit mois et je trouvais ça fastidieux de faire toutes les courbes de température demandées. C'était une prise de tête, mon boulot ne me permettait pas d'avoir cette régularité."
Chaque nuit, le bracelet enregistre neuf paramètres – température de la peau, battements du cœur, respiration...– et, le matin, Emeline reçoit sur son téléphone des graphiques détaillés et le décompte estimé de sa prochaine ovulation. "Ça m'a aidée à mieux cibler mon ovulation, assure-t-elle. J'ai lâché prise psychologiquement."
Une appli pour tomber enceinte ou éviter une grossesse
Des applications et objets connectés comme Ava, il en existe des centaines sur le marché – montres, ovules, slips, etc. Selon une étude du journal Obstetrics and gynecology (en anglais), 165 000 applications liées à la santé étaient disponibles sur les iTunes et Google Play américains en 2016. Sur les 90 088 applications accessibles sur iTunes, 7% sont exclusivement consacrées à la fertilité et à la grossesse des femmes. Les plus connues sont américaines : Glow, Kindara, Ovia... D'autres ont été conçues en Europe comme Clue (Allemagne), Flo (Biélorussie) ou Ava (Suisse). Ces "calendriers d'ovulation" numériques promettent d'améliorer les chances de tomber enceinte, ou d'éviter une grossesse.
La majorité des applis sont gratuites, mais d'autres sont payantes, comme iPeriod à 2,29 euros sur iTunes, Calendrier Féminin Deluxe à 10,99 euros ou Maybe Baby, à 5,49 euros. "J'utilise Clue depuis environ deux ans, ça me permet de connaître la date de mes dernières règles, et comme j'ai un stérilet, de vérifier s'il fonctionne bien", raconte Emilie, 27 ans. A partir de l'enregistrement de la date des dernières règles, ces applications calculent la date estimée des prochaines et peuvent intégrer d'autres variables comme l'aspect des glaires cervicales, l'odeur des pertes vaginales ou l'humeur.
J'avais une vraie angoisse d'être infertile et ça m'a permis de voir que mon cycle est à peu près régulier.
Emilie, utilisatrice de "Clue"à franceinfo
Les applications les plus populaires revendiquent des millions d'utilisateurs et des milliers de grossesses. "Soixante-quinze millions de personnes l'ont téléchargée et 25 millions l'utilisent régulièrement chaque mois, affirme le responsable de la communication de Flo, Dmitry Voloschik. Notre service s'améliore en permanence. Plus vous rentrez de données, plus Flo peut déterminer précisément votre fertilité."
Du côté de chez Ava, le bracelet connecté à 240 euros, on assure avoir occasionné "50 grossesses par jour" et "environ 1 500 grossesses à travers le monde par mois". "Dès qu'une personne passe en mode 'enceinte' dans l'application et y reste plus de 90 jours, on estime qu'il y a une grossesse", explique Vicky Kumer, responsable d'Ava. Des chiffres difficilement vérifiables.
L'appli Glow, créée en 2013 et qui revendique 15 millions d'utilisateurs, affirme avoir aidé 25 000 femmes à tomber enceintes en 2014, note le site Motherboard (en anglais). En cas d'échecs répétés au bout de dix mois, l'entreprise promet même à ses utilisateurs américains de financer une partie de leur parcours d'assistance médicale à la procréation (AMP). Moyennant un abonnement mensuel d'environ 470 dollars (411 euros environ) sur 24 mois, les couples adhérents bénéficient de réductions sur des traitements dans des cliniques partenaires aux Etats-Unis. Rien en Europe, où la prise en charge est bien différente.
"Avoir la maîtrise de soi"
Avec leurs interfaces souvent roses et remplies de fleurs, ces applications ont peu à peu fait leur apparition dans les cabinets de consultation. "On voit beaucoup de jeunes femmes arriver avec leur portable en montrant des graphiques : 'J'ai ovulé tel jour'. Cela peut être utile quand on ne connaît pas bien son corps, mais cela vaut surtout pour les femmes qui ont des cycles réguliers", met en garde la gynécologue Véronique Bied-Damon. "Dès qu'on a des cycles irréguliers, et cela est fréquent, le suivi ne peut être que du sur-mesure."
La base de calcul de la plupart des applications est un cycle classique de 28 jours et une ovulation au 14e jour, avec une marge d'erreur plus ou moins grande. "L'application rassure les femmes, donne l'impression d'avoir la maîtrise de soi, mais elle ne peut pas résoudre les problèmes d'infertilité", insiste la médecin.
Gynécologue médicale dans un centre d'assistance médicale à la procréation à Strasbourg, Karima Bettahar soupire à l'évocation de ces outils. "Il y a beaucoup de faux conseils sur internet et cela peut rendre les gens quasi esclaves : ils calculent toute leur alimentation, le meilleur moment pour avoir des rapports et arrivent ensuite en consultation épuisés", confie-t-elle.
Beaucoup de couples pensent que sans contraception, les chances de grossesse sont de 100%, mais ce n'est pas le cas. La première année, il n'y a rien d'inquiétant à ne pas tomber enceinte, sauf si l'on a des antécédents.
Karima Bettahar, gynécologue dans un centre de PMAà franceinfo
En France, les couples sans antécédents médicaux mettent environ sept mois pour avoir un enfant et la probabilité de concevoir au bout d'un mois est de 25%, rapporte une étude de l'Ined datée de 2010.
Une efficacité non prouvée
Selon l'étude du journal Obstetrics and gynecology, ces applis sont non seulement limitées, mais elles délivrent aussi des résultats imprécis. "Très peu d'applications se fondent sur de la littérature scientifique, développée ou recommandée par des experts en santé de la reproduction", écrivent les chercheurs, et seules 19% des applications analysées donnent des résultats exacts. Pourtant, elles affirment s'appuyer sur des experts. La créatrice de MyBuBelly, qui promeut une méthode naturelle, contestée, pour choisir le sexe de son enfant, écrit sur son site avoir fait appel aux "plus grands spécialistes en la matière". "J'ai écrit quelques fiches sur des savoirs de base, comme ce qu'est l'ovulation", reconnaît la gynécologue Véronique Bied-Damon, qui affirme ne pas avoir été rémunérée. "Cela m'a pris environ quinze jours. J'étais surtout là pour encadrer. Ce n'était pas une recherche scientifique, mais des bases scientifiques."
Je n'ai pas vu d'études médicales comparatives et sérieuses sur le sujet.
Karima Bettahar, gynécologueà franceinfo
"La plupart des algorithmes effectuent une simple moyenne de courbes périodiques selon les données transmises, irrégulièrement, par les personnes inscrites, et font ensuite une extrapolation", renchérit Louis-François Pau, professeur à la Business School de Copenhague et coauteur d'une étude sur le sujet. Ces applications affirment pourtant être le plus juste possible. Grâce à la prise en compte des symptômes menstruels et "l'intelligence artificielle", "Flo prédit la date d'ovulation avec une marge d'erreur réduite à 1,29 jour au lieu de 6", défend Dmitry Voloschik.
Lorsqu'elles se produisent, les erreurs peuvent néanmoins être lourdes de conséquences. En Suède, au moins 37 femmes qui utilisaient l'application Natural Cycles comme aide à la contraception ont eu une grossesse non désirée de septembre 2017 à la fin de l'année, rapporte la radio suédoise SVT. Ce même calendrier ovulatoire a été reconnu officiellement par l'Union européenne et les Etats-Unis en 2018 comme "moyen de contraception". Ses créateurs se sont appuyés sur une étude menée par des chercheurs... en partie financés par l'entreprise Natural Cycles elle-même, relève Le Monde.
Virginie Rio, fondatrice du collectif BAMP, association de patients hétérosexuels en parcours d'AMP et de personnes infertiles, met en avant l'argument économique. "Il y a des gens qui ont bien compris qu'il y a de plus en plus de personnes infertiles et donc de l'argent à se faire. Il y a trop de business derrière tout ça pour que ce soit honnête", dénonce-t-elle.
Si ces applis étaient fiables et efficaces, les centres d'AMP ne seraient pas remplis de personnes qui passent des mois, des années, à essayer d'avoir un enfant.
Virginie Rio, fondatrice du collectif BAMPà franceinfo
Près d'un milliard de dollars d'investissements
Car la "femtech" (les technologies dédiées à la santé féminine) est un marché en pleine croissance : le secteur a reçu près d'un milliard de dollars d'investissements aux Etats-Unis entre 2015 et 2018 et l'industrie devrait peser 50 milliards de dollars d'ici 2025, selon un rapport cité par ABC News.
S'il est impossible de chiffrer les bénéfices de ces entreprises, toutes ont reçu depuis leur création des millions de dollars de fonds d'investissements, parfois très éloignés du secteur de la santé. L'application berlinoise Clue a ainsi levé plus de 30 millions de dollars auprès de Nokia Growth Partners et 10 millions de dollars d'Union Square Ventures et Mosaic Ventures, rapporte The Evening Standard. La Suédoise Natural Cycles a levé plus de 30 millions de dollars auprès du fonds EQT Ventures, qui participe notamment au financement d'entreprises de jeux vidéo ou d'impressions en 3D.
La majorité des créateurs de ces applications ne sont pas issus du monde médical : le cofondateur de Glow, Max Lechvin, est l'ancien cofondateur de Paypal, président du conseil d'administration de Yelp et directeur général de Yahoo. La créatrice de Clue, Ida Tin, raconte au Monde avoir fait des études d'art avant de lancer sa première entreprise de voyages en moto. Elina Berglund, l'une des créatrices de Natural Cycles, est une ancienne physicienne nucléaire, qui a eu cette idée lorsqu'elle a arrêté la contraception hormonale.
Géolocalisation et stockage de photos
Au-delà de l'aspect financier, plusieurs associations mettent en garde contre l'utilisation et la nature des données recueillies : "Certaines femmes peuvent indiquer si elles boivent, fument, prennent des médicaments, ont eu des orgasmes, dans quelle position", précise le collectif brésilien de cybersécurité Chupadados (en anglais). En 2017, l'Electronic Frontier Foundation, une association américaine de défense des libertés numériques, a publié un rapport dans lequel elle énumère les failles de sécurité de certaines de ces applications : la possibilité de connaître l'IMEI du téléphone (son identifiant), la géolocalisation ou le stockage des photos, même une fois qu'elles ont été supprimées.
Glow, qui promet d'avoir un enfant en dix mois, aurait, pendant des années, permis à quiconque possédant l'adresse e-mail d'une utilisatrice d'accéder à toutes ses données, pointe le magazine Consumer Reports (en anglais) en 2016. Depuis, l'application assure avoir mis à jour ses paramètres. "Ces données peuvent être utilisées pour améliorer le produit mais peuvent être vendues à des compagnies pharmaceutiques ou des publicitaires", précise la chercheuse australienne Deborah Lupton, auteure d'une étude sur le sujet.
Glow, comme Clue, déclarent aujourd'hui dans leur politique de confidentialité ne pas vendre ni divulguer les informations personnelles à des tiers, mais d'autres applications disent "se réserver" le droit de le faire, souligne le site Jezebel. Les publicités intégrées dans ces applis peuvent avoir des conséquences graves : en 2016, une Américaine inscrite sur What to Expect a reçu un colis de lait en poudre le jour désigné de son accouchement, malgré une fausse couche. "Internet pense toujours que je suis enceinte, écrit-elle dans une tribune publiée par le New York Times. Et peut-être que le facteur aussi."
Ces enjeux de sécurité sont d'autant plus difficiles à saisir que les chartes de protection sont fastidieuses à lire et rarement traduites en français : "Je n'ai pas réfléchi aux données quand j'ai installé Clue, confesse Emilie. C'est quand j'ai vu la première pub Clearblue sur ma page Facebook que je me suis dit que j'étais ciblée." La plupart des applications se défendent de toute utilisation marchande des données. "Notre politique de confidentialité est très stricte, puisque nous suivons le RGPD", affirme Vicky Kumer, du bracelet Ava.
Toutes les données sont anonymes et peuvent seulement être transmises pour la recherche, avec l'accord de l'utilisatrice.
Vicky Kumer, responsable chez Avaà franceinfo
Même affirmation chez Flo. "Nos données ne sont jamais vendues à une tierce partie" et les usagers sont "les seuls détenteurs de leurs données", précise Dmitry Voloschik. En revanche, si Flo était vendue à une autre entreprise, les informations récoltées pourraient l'être aussi, relève Le Monde. Un risque pour ces applications souvent récentes, dont rien ne permet de prédire la durée de vie.
Les hommes réduits au rôle de "fécondeurs"
Dans ce grand marché de la fertilité numérique, les hommes demeurent les grands absents. Pourtant,"en moyenne, l'infertilité est due à 40% à la femme, 30% à l'homme et 30% aux deux", explique Bernard Jégou, chercheur en biologie de la reproduction.
Or, les rares applications destinées aux hommes "se concentrent sur la performance sexuelle, quand celles pour les femmes concernent la médicalisation et le risque", déplore la chercheuse Deborah Lupton. Enigma Sex Tracker enregistre par exemple les périodes ovulatoires d'une femme pour "évaluer ses jours de réceptivité sexuelle."
Face à cette absence, le cofondateur de Glow, Max Lechvin, a inclus en 2015 une option "partenaire" destinée aux hommes. "Quand une femme est dans une période ovulatoire, son partenaire pourrait recevoir un message lui suggérant de lui apporter des fleurs", confiait-il en 2013, cité par The Verge (en anglais). De leur côté, les femmes peuvent être invitées à porter des sous-vêtements "sexy", en prévision de la "baby dance", terme qui désigne les rapports sexuels sur les forums Glow. Interrogée par franceinfo, Jen Tye, responsable d'exploitation chez Glow, précise que les usagers aiment "recevoir des notifications légères et fun, afin de réduire le stress qu'implique la conception", mais que ce genre de messages n'est plus d'actualité.
Ces applications présentent la reproduction et la sexualité de façon très limitée et perpétuent les stéréotypes et les normes sur les femmes en tant que sujets sexuels et reproductifs.
Deborah Lupton, chercheuse sur la santé numériqueà franceinfo
"Il faut toujours garder un esprit critique, la prise en charge d'une infertilité c'est pas juste un bilan, c'est global", rappelle la gynécologue Karima Bettahar, inquiète à l'idée qu'un jour, les centres de fertilité puissent fermer à cause de ces outils. "Mais c'est notre époque. L'autre jour, une patiente me disait : 'c'est notre génération, on veut tout tout de suite !'."
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