"Ils étaient au bout du rouleau" : les "nounous de nuit", le dernier recours des parents épuisés
Pour se reposer, certains parents ont recours à une nourrice pendant qu'ils dorment, afin de s'occuper de leur bébé. Nous avons interrogé ces professionnelles qui s'éclipsent au petit matin, ainsi que les agences qui se sont spécialisées sur ce nouveau marché porteur.
En quelques heures, la maison est passée de champ de bataille à havre de paix. Fini la purée sur le tapis, la fatigue, le stress et les pleurs du bébé. Dans Tully, le dernier film de Jason Reitman, l'arrivée d'une "nounou de nuit" sauve le foyer de Marlo et Drew, parents de trois enfants. Pendant que les parents dorment, la nourrice nocturne veille sur le dernier-né : elle le nourrit, le change, le berce, le recouche. Au petit matin, elle s'échappe en catimini, juste avant le réveil des parents.
Aux Etats-Unis, ce phénomène est de plus en plus répandu chez les familles aisées, relèvent le New York Times et le New York Post (articles en anglais). En France, le recours payant à ces nourrices d'un nouveau genre reste restreint, mais la demande serait croissante dans les grandes villes, selon des agences spécialisées contactées par franceinfo. A l'image des nurses de jour, la quasi-totalité de ces aides sont des femmes. Franceinfo a interrogé plusieurs nourrices de nuit et plusieurs employeurs pour comprendre cet engouement pour cette nouvelle garde "de confort".
"Ils voulaient juste dormir sur leurs deux oreilles"
Pour sa première garde de nuit il y a huit mois, Laurene Panet est arrivée vers 21 heures dans un petit appartement parisien. "Les parents étaient au bout du rouleau. Ils m’avaient appelée à la rescousse pour garder leur petit de 3 semaines et passer une nuit tranquille", explique l'auxiliaire de puériculture de 29 ans. Dans le salon, un lit parapluie a été installé à côté du canapé. Après la "transmission d'informations" sur l'organisation de la maison, les parents se couchent et laissent Laurene Panet seule jusqu'au petit matin. Pendant ces heures nocturnes, elle retient tout ce qui se passe, l'heure des biberons, les éventuels rejets du bébé... "Quand les parents se réveillent, on échange et je leur donne des conseils", dit-elle.
Depuis plus de vingt ans, Julianne*, 52 ans, originaire de Provence-Alpes-Côte d'Azur, garde aussi des bébés durant la nuit. Souvent, les parents la sollicitent car ils viennent d'avoir des jumeaux. "C'est deux fois plus de boulot, c'est très harassant", assure-t-elle.
Il y a peu, elle a été embauchée par un couple d'architecte et de décorateur qui partait en vacances, et qu'elle a donc suivi sur son lieu de villégiature. "Ils venaient d’avoir des jumeaux. Ils voulaient travailler sur leur ordinateur la journée et dormir la nuit, donc ils m’ont appelée." La journée, une autre nourrice prenait le relais. Justine, nourrice de 52 ans dans les Hauts-de-Seine, a déjà gardé la nuit les enfants d'un couple travaillant dans le milieu du cinéma. "La grand-mère s'occupait d'eux le jour et je la relayais la nuit. Les parents terminaient l'écriture d'un film et n'avaient pas trop de temps."
Dans l'œil et l'intimité des couples
Contrairement aux gardes de jour, ces nourrices de nuit ne sont jamais seules quand elles travaillent. Les parents sont toujours là, bien qu'endormis dans leur chambre. "On est des petites souris, on ne m’entend pas, on ne me voit pas, si je dois me déplacer quelque part, c’est sur la pointe des pieds", confie Caroline*, 58 ans, qui travaille en Ile-de-France et se qualifie de "démarreuse", comprenez qu'elle est spécialisée dans les gardes de nouveau-nés qui sortent tout juste des maternités.
Parfois, certaines familles gardent un œil sur leur travail. "J’ai déjà eu des parents qui venaient voir comment ça se passait pendant la nuit. Je les laisse faire, aucun problème", reprend Laurene Panet. "J'ai eu des parents qui me donnaient beaucoup d'indications, ils me disaient : 'Ah oui, vous faites comme ça ?'" renchérit Justine. Pour elle, l'essentiel est d'instaurer la confiance avec ses employeurs, surtout la mère. "Pour pouvoir se reposer, il faut que la maman sente que ses enfants sont en sécurité."
Lorsque les mères allaitent, les nounous doivent pouvoir s'immiscer dans leur intimité pendant la nuit pour les réveiller. "Dans ce cas-là, j'établis un mode de fonctionnement dès le départ", explique Justine. Frappes discrètes à la porte de la chambre parentale, porte entrebâillée, envoi d'un SMS... "La première fois, c'est un peu gênant, mais une relation de respect s'établit rapidement", assure la nounou. Elle vient chercher la mère, lui dépose son bébé puis le reprend discrètement après l'allaitement.
Elle respecte ma gêne et je respecte son intimité.
Justineà franceinfo
"C'est sûr, c'est délicat, reprend la nounou. Mais moi, je n'ai pas de souci avec la nudité. Que la mère soit en nuisette et le père en caleçon, je vois surtout un père et une mère", souligne-t-elle. Mais la plupart du temps, "les mères qui allaitent tirent leur lait à l'avance et laissent les biberons pour la nuit", nuance-t-elle.
L'émergence d'agences spécialisées
Face à cette demande, plusieurs agences spécialisées se sont créées ces dernières années, comme Mabonnefée.com ou encore Nounoudécalée.com. Mais ces nounous de nuit, qui travaillent essentiellement dans les grandes villes, "ne représentent que 5% de nos annonces, c'est encore un épiphénomène", nuance Angela Jotic, créatrice du site Nounoudécalée. Pour elle, les raisons de l'apparition de cette demande sont diverses. "Aujourd'hui, on ne vit plus à côté de ses parents, on n'a pas de proches pour nous aider, alors on fait appel à des professionnels", explique-t-elle. Pour pallier cette absence, certaines mères se voient même offrir des nuits de garde de nounous par leurs proches lors d'une naissance.
J'ai eu 50 barboteuses à la naissance de mes enfants. J’aurais peut-être préféré avoir une nuit de garde à la place.
Angela Jotic, créatrice du site Nounoudécaléeà franceinfo
Pour certaines mères, se faire plaisir et prendre soin de soi est aussi un désir assumé. "Pendant longtemps, les femmes ont été de bons soldats, et puis elles ont dit stop. Aujourd'hui, elles travaillent autant que les hommes et veulent se préserver", reprend Angela Jotic. Delphine Cochet, cofondatrice de Mabonnefée, abonde dans ce sens. Son entreprise emploie une centaine d'auxiliaires de puériculture ou infirmières diplômées qui exercent principalement à Paris et dans les grandes villes. "Notre créneau, c’est de dire que c’est la nuit le plus difficile : le sommeil est la clé pour des relations saines avec le bébé", explique-t-elle.
Environ "70% des demandes du site" viennent de mamans. Parmi elles, 20 à 30% sont mères de jumeaux. "Quand mes jumeaux sont nés, ils ont mis six mois à faire leurs nuits. On devait se lever trois heures au total par nuit, se souvient Béatrice Roman-Amat, journaliste de 33 ans. On était très fatigués." Avec son compagnon, ils ont demandé deux fois à leur nourrice de jour de venir la nuit. "On mettait des boules Quies et puis on dormait. Ça nous a permis de rattraper notre sommeil."
"On est dans le domaine du grand confort"
Si se faire aider la nuit est agréable et nécessaire pour certains, cela reste un investissement coûteux. Delphine Cochet ne connaît pas les revenus de ses clients, mais leurs profils sont homogènes : cadres supérieurs ou professions libérales. Récemment, une commerçante l’a sollicitée parce qu'elle devait ouvrir un nouveau magasin deux semaines après son accouchement et avait besoin de se reposer. "Ceux qui y ont recours pour se reposer sont dans le domaine du grand confort, voire du luxe", illustre Angela Jotic.
Justine n'a eu affaire qu'à des couples fortunés : "J’aimerais bien pouvoir le faire pour tout un chacun, mais ce n’est pas le cas. Ma voisine vient d’avoir des jumeaux, mais elle gagne le smic, c'est compliqué pour elle", regrette-t-elle. "Moi, j'ai eu tous les profils, certains sont aisés mais pour d'autres, c'est un sacrifice", nuance Julianne, nourrice en Provence-Alpes-Côte d'Azur.
Ils raccourcissent leurs vacances ou partent dans la famille plutôt qu'à l'hôtel. Ils se privent de certains plaisirs.
Julianneà franceinfo
Le prix d'une garde nocturne oscille entre 60 et 150 euros, selon les témoignages récoltés par franceinfo. Pour trois ou quatre nuits de huit heures toutes les semaines, Justine gagne entre 1 500 et 3 500 euros net par mois, en travaillant 10 à 11 mois dans l’année, une somme bien supérieure à la moyenne d'une nounou de nuit. Selon Angela Jotic, le salaire moyen correspond au smic, soit environ 1 200 euros net mensuels. "Pour encourager les parents à sortir du travail au noir, on les accompagne beaucoup sur leurs droits [à des aides sociales et fiscales]. Pour certains, une nuit peut revenir à 20 euros après déduction", ajoute Delphine Cochet.
"Aucun progrès dans la répartition des tâches"
Vingt euros pour dormir tranquille ? Pour Caroline Ibos, sociologue et auteure du livre Qui gardera nos enfants (éd. Flammarion, 2012), ces nourrices font partie d'un mouvement de "redomestication" dans les sociétés libérales. "Des petites aides servent à prendre en charge les désirs et les besoins des autres. Des désirs parfois très légitimes, mais auxquels on répond par des emplois précaires", estime-t-elle. De nombreux services sur internet permettent aujourd'hui d'avoir recours en quelques clics à une aide-ménagère, à une nourrice, à une cuisinière (ou à un cuisinier)...
Cette pratique marque-t-elle aussi davantage d'égalité dans le couple ? "A première vue, c'est presque féministe, les femmes ne veulent plus être assignées seules à la parentalité, souligne Caroline Ibos. Mais cela se fait en se déchargeant sur une autre femme. Au lieu d'avoir recours à une domestique, il me semble qu'il faudrait plutôt allonger le congé paternel. En réalité, cela montre que beaucoup d'inégalités ne sont pas réglées dans le couple !" analyse-t-elle.
Les domestiques sont les agents de paix des couples. Il est plus facile d'en employer que de se battre avec son conjoint pour qu’il se réveille et s'occupe du bébé.
Caroline Ibosà franceinfo
Pour Séverine Euillet, chercheuse à l'université de Paris-Nanterre et spécialiste des parentalités, cette pratique démontre aussi l'isolement de certains parents. "Est-ce que ces parents sont vraiment fatigués ou ont-ils extrêmement peur de mal faire ? Etre fatigué, cela fait pourtant partie des étapes." Cette pratique a aussi des conséquences sur la santé des bébés, selon Catherine Sellenet, professeure en sciences de l'éducation à l'université de Nantes, coauteure de Confier son enfant : l’univers des assistantes maternelles (éd. Autrement, 2011). "Pour qu’un enfant se développe correctement, il ne faut pas trop créer de discontinuité dans les odeurs, dans les visuels, dans le portage... S’il est ballotté de bras en bras, cela peut créer de l'insécurité, assure-t-elle. C’est dommage de se priver de ces moments fatigants, qui font aussi partie des moments où se crée quelque chose de très fort."
Malgré les difficultés liées au travail de nuit, les nourrices interrogées par franceinfo disent toutes avoir choisi cette particularité et aimer leur travail. "Je reçois des messages après mon passage, comme 'merci d’être entrée dans nos vies'", décrit Caroline, nurse de 58 ans en région parisienne. "C'est gratifiant." Pour elles et leurs employeurs, cette activité est une conséquence de l'évolution de la notion de travail, mais aussi des mentalités. "Je n'ai jamais eu de remords ou de regret, au contraire, affirme une employeuse, mère de deux enfants. Si j'avais un troisième enfant, je n'hésiterais pas à y avoir recours si ses nuits sont difficiles."
* Le prénom a été modifié
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