Les carnavals, "des moments de retrouvailles, des moments de pardon, où il n'y a plus d'ennemis", pour Jean Viard

C’est une tradition bien ancrée dans certaines régions : que disent les carnavals de notre rapport au territoire et au vivre ensemble ? Le sociologue Jean Viard est en compagnie de Thomas Séchier.
Article rédigé par Thomas Séchier
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Les carnavaliers à Dunkerque, le 25 février 2017. (JEAN-LUC DOLMAIRE / GAMMA-RAPHO VIA GETTY IMAGES)

Aujourd'hui samedi 10 février, c'est le coup d'envoi de nombreux carnavals partout en France, notamment celui de Granville dans la Manche, tandis qu'à Dunkerque, le plus grand carnaval du Nord, on attend demain dimanche, le traditionnel et très attendu lancer de harengs depuis l'Hôtel de ville. Le sociologue Jean Viard revient sur cette très ancienne tradition qui se perpétue. 

franceinfo : Comment expliquez-vous que cette tradition soit toujours vécue avec autant de ferveur dans la France du XXIᵉ siècle ?

Jean Viard : Alors d'abord, c'est une fête, chaque fois locale, caractéristique, ce n'est  pas qu'en France, à Rio, il y a Cologne, Cologne, il est énorme, il y a un million de personnes, Rio a commencé hier, il y a évidemment Nice...Et c'est parce qu'en fait, c'est autour du Mardi gras, qui est le 13 février. Le mardi gras, c'est le monde catholique qui avait créé ça, parce que c'était avant le Carême. Et comme on faisait maigre au Carême, on ne peut plus manger de viande, donc avant, le Mardi gras, c'est le jour où on mangeait plus de raison, avant le Carême.

Donc le départ, c'est le Carême, et donc l'inverse du Carême. Mais c'est une fête, comme souvent, les fêtes modernes, elles ont des milliers d'années. Vous aviez ça chez les Romains, par exemple, les fêtes des Saturnales, c'était même beaucoup plus transgressif. On pouvait jouer à être sénateur, on pouvait avoir des comportements érotiques en public, et ça reste au fond. Regardez le carnaval de Dunkerque, on change les noms, on met bien sûr un masque, on a des comportements corrects mais qui sont quand même extrêmement différents. Au fond, c'est un moment de la transgression, mais derrière, c'est le moment de l'arrivée du printemps.

On a fêté le nouvel an dans toutes les cultures, y compris le Nouvel an chinois, etc. C'est la nouvelle année qui démarre. Et au fond, là, ce qu'on est en train de faire, c'est la fête de la renaissance. Et donc on pourrait renaître riche, pauvre, misérable, parce qu'on est d'habitude homme, femme, on peut changer de genre, etc. Donc c'est ça qui se passe, c'est cette explosion de vie qui accompagne la renaissance, éventuellement avant le Carême, pour ceux qui le font, ou avant le Ramadan d'ailleurs, pour les musulmans.

Ça fait partie de ces moments où il y a un réel besoin de se retrouver autour d'événements fédérateurs comme celui-ci ? 

Mais c'est essentiel. Je veux dire, nous sommes "lien". Sans lien, l'homme n'existe plus. Vous êtes tout seul en haut d'une montagne, la vue peut être magnifique, mais l'homme est lié aux autres. Donc si vous laissez des moments de lien, ce sont des moments de retrouvailles, des moments un peu de pardons, c'est-à-dire qu'on peut jouer un peu avec tout le monde, il n'y a plus d'ennemis...

Tout le monde se mélange finalement, toutes les classes sociales aussi ?

Comme toujours, on se mélange plus ou moins. Il y a quand même des codes, il y a des lieux, il y a la négociation pour être sur le char ou pas sur le char, etc. Donc il y a comme partout des groupes sociaux et des hiérarchies. Mais fondamentalement, l'idée c'est : on se mélange – le Nord particulièrement, parce qu'il y a une culture tellement chaleureuse dans le Nord, en Belgique, c'est magnifique, donc c'est vrai que c'est une culture très chaleureuse, très solidaire, c'est une culture du travail...

Nice est plus sur un mode festif, sur un mode léger, donc chaque endroit a sa logique, et je crois que c'est important de voir ça, et de se lier. C'est une explosion de joie qui se fait massivement. Alors après, il y a les habitants, ceux qui sont dans cette culture, et puis y a ceux qui viennent voir. A Cologne, il y a 1 million de visiteurs, ils ne sont pas tous de Cologne, c'est partout pareil. Et donc à un moment, un des enjeux d'ailleurs, c'est que cela reste suffisamment local pour avoir un sens, que ce ne soit pas uniquement un spectacle.

C'est vrai que les carnavals sont aussi devenus de vrais arguments promotionnels pour les offices du tourisme ?

Oui, mais comme la braderie de Lille, comme la crèche de Noël à Strasbourg, comme le festival d'Avignon. On est dans un monde d'extraordinaire mobilité où on vit dans nos territoires,  et en même temps on n'arrête pas d'aller dans les territoires des autres. Les Français font 200 millions de déplacements en France, pour aller quelque part. Donc c'est clair que ce sont des destinations touristiques. Quelque part, on cherche à rencontrer la culture locale.

Chaque carnaval est différent, on pourrait tous les faire à la limite, c'est comme d'aller au théâtre, chaque spectacle est différent. Donc je crois que ça devient une grande attraction touristique. Mais il faut que ça reste vrai, parce que le sens, il faut qu'il s'inscrive dans l'histoire locale.

Jean Viard vient de publier Une émeute est le langage de ceux qui ne sont pas entendus, aux éditions de l'Aube. 

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.