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Les informations contenues dans "Bienvenue place Beauvau" peuvent-elles intéresser la justice ?

Six élus Les Républicains interpellent la justice pour des "faits d'une particulière gravité" commis, selon eux, par l'exécutif et révélés par l'ouvrage.

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Le candidat Les Républicains à la présidentielle, François Fillon, a dénoncé un "cabinet noir" à l'Elysée, le jeudi 23 mars 2017, lors de "L'Emission politique" sur France 2, en s'appuyant sur des extraits du livre "Bienvenue place Beauvau". (THOMAS SAMSON / AFP)

Les ventes du livre Bienvenue place Beauvau,  paru le 23 mars 2017, devraient continuer à prospérer. Lors de "L'Emission politique", jeudi 23 mars, François Fillon a assuré la publicité de l'ouvrage en affirmant que les auteurs (les journalistes Olivia Recasens, Didier Hassoux et Christophe Labbé) y dénonçaient l'existence d'un "cabinet noir" à l'Elysée. Ce que François Hollande a démenti avant même la fin de l'émission.

Lundi 27 mars, six élus Les Républicains (LR) passent à la vitesse supérieure, révèle Le Figaro. Le journal publie le courrier envoyé par ces soutiens de François Fillon au procureur de Paris, François Molins, et à la procureure du parquet national financier, Eliane Houlette. Les signataires, dont fait partie la présidente de la région Ile-de-France, Valérie Pécresse, dénoncent des "infractions" commises, selon eux, par l'exécutif. La lecture du livre "révèle la commission d'un certain nombre de faits d'une particulière gravité qui seraient susceptibles de revêtir différentes qualifications pénales", estime Bruno Retailleau, président du groupe LR au Sénat et signataire du courrier. Ces six personnalités ont joint un tableau recensant 17 passages de l'ouvrage, mentionnant des faits qu'elles qualifient (entre autres) de "corruption", "trafic d'influence"...

Que penser des qualifications pénales accolées aux extraits incriminés du livre par les élus Les Républicains ? Franceinfo a demandé leur avis à des spécialistes du droit. 

"Une structure clandestine" au sein de la police

Ce que dit le livre. Les journalistes décrivent la façon dont François Hollande tente, à son arrivée à l'Elysée, de reprendre "le contrôle de la maison police". Faute de socialistes pouvant occuper des postes-clés, le chef de l'Etat fait appel à des chiraquiens pour remplacer les sarkozystes. "Le retour aux affaires de ces chiraquiens nourrit bien évidemment le soupçon sarkozyste d'un cabinet noir", sans qu'il soit "possible d'en apporter la preuve formelle", ni de "prouver le contraire", écrivent les auteurs. Avant d'ajouter (page 24) : "Mais l’addition d’indices troubles et de témoignages étonnants interroge. Plusieurs observateurs bien placés dans l’appareil policier nous ont ainsi décrit par le menu l’existence d’une structure clandestine, aux ramifications complexes, et dont le rayon d’action ne se serait pas cantonné au seul renseignement territorial."

La façon dont la droite qualifie les faits décrits. Ce dernier paragraphe est relevé par les signataires Les Républicains dans leur tableau. Ils estiment que ce cabinet noir, dont l'existence est difficile à attester, de l'aveu même des auteurs, relève de l' "association de malfaiteurs". 

Ce que ça vaut juridiquement. La justice "ne part pas sur des choses aussi ténues", affirme à franceinfo Jacky Coulon, secrétaire national de l'Union syndicale des magistrats (USM). Il estime que la qualification d'"association de malfaiteurs" ne correspond pas à ce qui est décrit. 

De son côté, Christophe André, maître de conférence en droit pénal à l'université de Versailles,signale que l'accusation d'"association de malfaiteurs" a l'avantage d'être si vague qu'on peut facilement la "coller" à n'importe quelle situation, ou presque. "Néanmoins, explique-t-il, pour cette qualification comme pour beaucoup d'autres, il faut un élément matériel prouvant qu'une ligne rouge a été franchie, et un élément moral, qui prouve l'intention de constituer "un cabinet noir". L'élément matériel peut être, par exemple, une réunion place Beauvau. Mais ensuite, il faut prouver l'élément intentionnel. Il faut montrer que les participants se réunissaient avec la volonté de nuire à l'opposition."

"Sarkozy, je le surveille", lâche Hollande

Ce que dit le livre. Le passage incriminé se trouve page 29 : "'Sarkozy, je le surveille, je sais tout ce qu’il fait', fanfaronne le président devant dix-neuf députés socialistes qu’il reçoit, le 17 février 2014, à l'Elysée. 'Hollande a toujours voulu garder un œil sur ses ennemis, et même sur ses alliés de circonstance qui pourraient devenir ses adversaires', prévient en écho un éléphant socialiste qui a pratiqué à ses dépens l’ancien premier secrétaire du PS."

Cette phrase est attribuée à François Hollande alors que l'ancien chef de l'Etat, Nicolas Sarkozy, est placé sur écoute dans le cadre de l'enquête sur les soupçons de financement libyen de sa campagne présidentielle de 2007. L'affaire avait alimenté une polémique : qui connaissait ces écoutes, au sein de l'exécutif ? Le Premier ministre de l'époque, Jean-Marc Ayrault, a admis avoir été mis au courant, mais a assuré que ni lui ni la garde des Sceaux ne connaissaient le contenu de ces écoutes.

Page 30, les auteurs de Bienvenue place Beauvau citent "un vieux routard de la PJ", affirmant : "Quand on branche une personnalité, on sait que les infos récoltées ne partent pas toujours uniquement au bureau du juge. (...) On sait que notre hiérarchie va faire remonter ces informations en haut lieu. C'est une pratique qui a toujours existé."

La façon dont la droite qualifie les faits décrits. Les six élus estiment que ces passages prouveraient que le président de la République se rend coupable d'"atteinte à la vie privée", "atteinte au secret des correspondances par une personne exerçant une fonction publique", "atteinte aux systèmes de traitement automatisé de données", "collecte frauduleuse de données à caractère personnel", et de "divulgation intentionnelle de données confidentielles", selon le document publié par Le Figaro. 

Ce que ça vaut juridiquement. "'Je surveille', ça ne veut pas dire qu'il y a des écoutes branchées, réagit Jacky Coulon. Ça peut signifier : 'Je lis dans la presse.'" Réaction similaire de Matthieu Hénon, avocat associé au cabinet Seban contacté par franceinfo : "Au vu de ce seul extrait, je comprends que François Hollande garde un œil sur ses ennemis, ce qui est assez normal en politique. Mais les qualifications accolées correspondent à quelque chose de plus précis, comme la captation de données ou le fait de prendre du courrier à la personne destinataire." 

"Les accusations sont tellement vagues, réagit Christophe André, que ça part en vrille et que ça ne correspond plus à rien. Là encore, pour chacune de ces qualifications, il faudrait un élément matériel prouvant qu'on a franchi une ligne rouge et un élément moral prouvant une intention. Or, j'observe que les écoutes de Nicolas Sarkozy n'ont pas été ordonnées par François Hollande, mais par la justice, et que pas un élément matériel ne vient étayer les quatre accusations. Où sont les fichiers prouvant la collecte de données, par exemple ?"

L'interpellation du fils de Valérie Pécresse s'ébruite très vite

Ce que dit le livre. L'ouvrage relate aussi que l'information sur l'arrestation du fils de Valérie Pécresse pour possession de produits stupéfiants, à l'automne 2016, s'est propagé très rapidement. Et de façon suspecte ? Ce long paragraphe, que l'on peut lire à la page 127, a fait bondir la présidente de la région Ile-de-France : "Soudain, au milieu de notre conversation, le téléphone de Jacques Meric [patron de la direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne, DSPAP] . Au bout du fil, l’un de ses adjoints l’avertit que le fils de Valérie Pécresse, la présidente LR de la région Ile-de-France, vient de se faire arrêter dans le 15e arrondissement de Paris, avec quatre grammes de cannabis sur lui. A peine a-t-il raccroché que le patron de la DSPAP en informe directement le préfet de police. Quarante minutes plus tard, alors que nous venons de prendre congé du policier, c’est à notre tour de recevoir un SMS. Un des collaborateurs de Claude Bartolone, le président de l'Assemblée nationale, est en train de faire le tour de ses contacts journalistes pour les mettre au courant de l’interpellation, avec force détails. Fait rarissime pour une aussi petite quantité de drogue, le jeune majeur interpellé a été placé en garde à vue. Le renseignement aura mis moins d'une heure à être exploité politiquement."

La façon dont la droite qualifie les faits décrits. Les six élus de droite voient dans cette anecdote "une 'atteinte à la vie privée', une 'collecte frauduleuse de données à caractère personnel', une 'divulgation intentionnelle de données confidentielles', une 'violation du secret professionnel' et enfin une 'violation du secret de l'enquête'".

Ce que ça vaut juridiquement. "A voir en fonction du contexte", répond prudemment Jacky Coulon. Pour Christophe André, dans cette longue liste, "la violation du secret de l'enquête" est encore la qualification la plus pertinente, puisque l'information s'est répandue très vite. "Pour faire masse, précise-t-il malicieusement, les signataires ont rajouté 'violation du secret professionnel', qui signifie à peu près la même chose." Mais encore faudrait-il prouver quel professionnel n'a pas respecté la discrétion imposée dans l'exercice de ses fonctions. "Le reste, estime-t-il, est plus fantaisiste. 'Atteinte à la vie privée' ? Il y a toujours une publicité quand on est arrêté. 'Collecte de données' ? Il faudrait montrer le caractère systématique de la collecte de données, par exemple prouver l'existence de fichiers sur des personnalités de droite. Il y aurait alors des éléments concrets".

Directement concernée, Valérie Pécresse a annoncé qu'elle déposerait plainte, se disant "victime d'une tentative de déstabilisation politique" de la part de l'exécutif et de son ancien adversaire vaincu aux élections régionales, le socialiste Claude Bartolone. 

En attendant, quelle suite peut être donnée à cette affaire ? "Il appartiendra au procureur de Paris, en liaison avec le parquet national financier, de prendre une décision, précise à franceinfo Jacky Coulon. "Et il ne serait pas illégitime que les magistrats lisent le livre. Le parquet vérifiera ce qu'il en est. Puis, soit il décidera d'ouvrir une enquête, soit il estimera que ce n'est pas suffisant."

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