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Suhaib Webb, l'imam américain qui prêche sur Snapchat pour "toucher les jeunes"

Ultra-connecté, ce musulman converti à l'âge de 20 ans n'hésite pas à citer la série "Breaking Bad" dans ses sermons, qu'il diffuse à ses milliers d'abonnés sur les réseaux sociaux. Il entend ainsi "rendre l'islam accessible à tous".

Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Capture écran d'une vidéo YouTube de Suhaib Webb. (SUHAIB WEBB / YOUTUBE)

"Souvent, les gens pensent que les imams sont des personnes strictes et sévères. Ce n'est pas exact." La voix posée, le regard doux, Suhaib Webb a l'habitude qu'on s'étonne de tout, surtout chez lui. Cet Américain de 44 ans, imam depuis une quinzaine d'années, détonne dans le paysage des religieux musulmans.

A la ville, il ne sort jamais sans son smartphone, sa casquette noire marquée "Inch'Allah", et son combo jean-baskets. Une belle chemise à l'occasion, pour les conférences à l'étranger, ou les interviews dans les médias, sa barbe rousse d'une semaine soigneusement entretenue.

Des abonnés "âgés de 17 à 32 ans"

Depuis neuf mois, Suhaib Webb est devenu une figure incontournable auprès des jeunes musulmans du monde entier. Chaque jour, il publie de nombreuses "stories" (vidéos publiques) en anglais et arabe sur son compte Snapchat, où il prodigue des conseils de vie et des explications sur la religion auprès de ses 35 000 abonnés, "âgés de 17 à 32 ans".

Ses vidéos de huit secondes sont si populaires qu'il leur a donné un nom spécial : les "snapwa", un mot-valise composé de "Snapchat" et "fatwa". "En Occident, la fatwa est perçue de manière péjorative, elle est associée aux islamistes. A la base, c'est un avis religieux. C'est comme ça que je l'entends", explique-t-il à francetv info. Trois personnes travaillent en permanence avec lui, salariés et bénévoles. "On utilise juste une caméra et un logiciel de montage."

Sous le pseudonyme @imamsuhaibwebb, le jeune religieux filme les moindres aspects de son quotidien. Ses abonnés peuvent le voir se faire conduire en Uber, aller chez son tailleur, prendre le bus, se promener à la plage ou faire du sport... A n'importe quel moment, il répond aux questions de ses fidèles. Aucun thème n'est tabou. Ils vont de l'analyse d'un verset du Coran à des questions sur le mariage, la sexualité, l'avancée de l'Etat islamique.

Capture écran compte Snapchat de Suhaib Webb, le 1er juillet 2016. (SUHAIB WEBB)
Capture écran compte Snapchat de Suhaib Webb, le 30 juin 2016. (SUHAIB WEBB)

Issu d'une famille catholique

A le voir aussi "cool" et détendu, on pourrait presque croire que le "cheikh" Suhaib Webb, comme aiment l'appeler ses abonnés, est une imposture. D'autant plus que son parcours est assez atypique. "Je suis né dans une famille chrétienne pratiquante. Mon grand-père était prêtre", se souvient-il. Chez les Webb, William – son nom d'origine – est très intéressé par la religion, la spiritualité. "J'étais très instruit, je croyais en la Trinité, j'allais à l'église trois fois par semaine", raconte-t-il.

Alors qu'il commence à étudier en profondeur la Trinité (Dieu unique est trois personnes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit), il ne peut se résoudre à l'idée que Dieu puisse être deux ou trois personnes. "Ni qu'un agneau puisse être sacrifié pour expier mes péchés, explique-t-il. Cela n'avait pas de sens." 

Le jeune William traverse alors une période de "désert spirituel", dit-il, durant laquelle il traîne dans les rues d'Oklahoma City avec sa bande d'AK Assault, le groupe de hip-hop qu'il a fondé. A la fin des années 1980, il écume les clubs dans lesquels il mixe comme DJ, fume beaucoup d'herbe et passe beaucoup de temps avec les autres membres de son groupe, tous noirs et musulmans. "On parlait beaucoup de spiritualité, c'est au détour d'une conversation que je me suis vraiment intéressé à l'islam", se souvient-il.

Illustration du premier album de Suhaib Webb et de son groupe "AK Assault". (SUHAIB WEBB/FRANCETV INFO)

Il se plonge dans le Coran, qu'il bûche pendant trois ans en solitaire. "Je connaissais déjà quelques passages du Coran à travers le hip-hop, puisque les artistes y font souvent référence", poursuit-il.  

C'était une conversion lente mais réfléchie. Je suis devenu musulman pour ce qu'est l'islam, pas pour pallier un manque.

Suhaib Webb

à francetv info

William se convertit en 1992 et devient l'étudiant d'un cheikh sénégalais qui lui apprend l'islam. Il part ensuite 7 ans étudier à l'université Al-Azhar du Caire (Egypte), d'où il ressort diplômé en études coraniques. C'est aussi là-bas qu'il apprend l'arabe jusqu'à la perfection. "J'ai toujours été quelqu'un de très motivé, j'avais très envie d'apprendre."

Ses amis s'inquiètent de ce changement, ne comprennent pas pourquoi le jeune homme d'à peine 20 ans arrête soudainement de boire, de fumer, ne sort plus. "Ma famille pensait que je me radicalisais, elle avait peur, mais j'ai su la rassurer." Sur les conseils de son professeur, il devient finalement imam en 1998. "Mon premier sermon a été un désastre. Le pire que j'aie jamais fait. J'étais tétanisé, je n'arrêtais pas de lire mes notes." Heureusement, celui qui s'appelle désormais Suhaib, en référence à l'un des disciples du prophète Mahomet, est très bien accueilli par la communauté musulmane d'Oklahoma. "Ils ont été très accueillants, ouverts, malgré mes origines, malgré le fait que je sois un imam blanc. La plupart des fidèles avaient des enfants de mon âge."

Il cite "Breaking Bad" dans ses sermons

Aujourd'hui, Suhaib tremble moins. Il est même très prolixe et n'hésite pas à personnaliser ses sermons. Ses fidèles ont eu l'occasion de le voir parler de l'importance des choix dans la vie à travers la série Breaking Bad. "Cette série est vraiment très pertinente. Elle dépeint bien ce que notre théologie dit sur l'importance des choix. Que chaque choix compte et nous hante ensuite toute notre vie." Qu'on choisisse la bonne ou la mauvaise voie, il y a des conséquences, sur nous, et les autres.

Pour appuyer son propos, il prend aussi l'exemple du roman à succès Cinquante nuances de Grey pour dénoncer la banalisation de la culture du viol : "Ce livre montre très bien ce que notre société est aujourd'hui, comme la morale change."

Lorsqu'il ne prépare pas ses sermons, il fait du sport, en écoutant Kendrick Lamar, Outlandish ou Nas. "Je n'écoute pas trop de hip-hop contemporain, confie-t-il. Les groupes se ressemblent trop. Pour moi, le hip-hop reste le genre musical le plus riche littéralement, très créatif, qui exprime parfaitement la douleur des minorités." Récemment, Suhaib Webb a vu le film français Intouchables, avec Omar Sy et François Cluzet, et a adoré. "C'est un très bon film sur les rapports de classe."

Capture écran de la vidéo Youtube de Suhaib Webb "Ramadam reflection". (SUHAIB WEBB)

Lors de ses cours auprès de ses élèves en théologie, il se réfère toujours à cette pop culture, sans aucune culpabilité. 

J'utilise la pop culture comme une métaphore pour expliquer le Coran. Allah se préoccupe du message, pas du moyen de transmission.

Suhaib Webb

à francetv info

Ce progressisme est d'ailleurs très présent dans le dialogue qu'il entretient avec ses abonnés sur Snapchat. "C'est très intéressant de voir comment les jeunes vivent leur religion au Moyen-Orient, en Asie et dans le monde occidental, enchaîne-t-il. Dans les pays arabes, les jeunes se posent beaucoup de questions sur leur avenir, la situation politique de leur pays."

En Egypte, dans les pays du Maghreb ou en Asie, les questions sont souvent marquées par les traditions : "Ils me demandent si ce qu'ils font est en accord avec ce que veulent leurs parents, si on peut les forcer à se marier, comment interpréter tel verset du Coran." 

Les préoccupations du monde occidental sont souvent moins religieuses, plus sociales. "Après l'attaque d'Orlando, beaucoup m'ont demandé comment ils pouvaient aider la communauté gay. Comment ils pouvaient s'impliquer dans leur communauté, faire de la politique", explique-t-il. 

Je leur dis que voter cette année est important, au moins pour écarter Donald Trump et les autres bouffons de la scène politique.

Suhaib Webb

dans une interview au site Qartz

Une communication moderne

Bien sûr, Suhaib Webb attire aussi de nombreux détracteurs. "Je reçois des messages haineux, des gens qui veulent ma mort, m'insultent. Je ne fais pas attention." Pour lui, l'utilisation des réseaux sociaux est très positive : "Je vois dans l'immédiat comment ce que je dis est perçu par les abonnés. Ce qui les préoccupe. Et je reçois beaucoup d'amour !"

S'il reconnaît que sa communication peut être mal comprise par les musulmans plus traditionnels, Suhaib Webb encourage les imams, et toutes les figures religieuses, à s'inscrire sur Snapchat. "L'un des défis de l'islam aujourd'hui, c'est l'accessibilité. Moi je veux toucher les jeunes, et rendre l'islam compréhensible pour tous." 

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, Suhaib Webb ne s'est pas donné pour mission première de lutter contre la radicalisation des jeunes : "Je n'ai pas à leur dire ce qu'ils doivent faire. Si, à travers mes messages, ils choisissent de vivre leur religion de manière pacifique, j'aurai réussi."

J'ai commencé mes vidéos pour contrer les messages toxiques et haineux sur l'islam, qui circulent sur les réseaux sociaux.

Suhaib Webb

à francetv info

Sur la liste noire de l'Etat islamique

Avec une telle position, Suhaib Webb ne s'est pas fait que des amis. "De manière générale, les homophobes, patriarcaux, l'extrême droite et les racistes ne m'aiment pas", dit-il de manière détachée. Habitué à recevoir des messages de haine sur Facebook, Twitter et Snapchat, l'imam a appris à vivre avec. 

La donne a changé lorsque le groupe Etat islamique l'a placé sur sa liste noire, en mai. Dans son édition de mai, Dabiq, la revue de l'organisation jihadiste, qualifie Suhaib Webb comme un "murtadd" ou apostat (personne qui a quitté sa religion), rapporte The Daily Beast (en anglais). Il est décrit comme "un homme qui passe son temps à se mettre en scène", un hypocrite, éloignant les jeunes musulmans du "vrai islam". Des propos que Suhaib Webb tente d'ignorer, même si la peur d'être attaqué persiste. "Les gens qui m'entourent savent ce qu'ils doivent faire", dit-il sans détails.

Mais les attaques les plus virulentes à son encontre viennent des conservateurs américains. "Ils sont beaucoup plus violents que les musulmans extrémistes", assure-t-il. En 2014, la chaîne conservatrice Fox News l'a ainsi accusé d'avoir des liens avec un ancien chef d'Al-Qaïda, Anwar Al-Awlaki. Il se défend auprès de francetv info : "Je suis juste allé à une conférence où il était présent. C'était douze ans avant sa radicalisation, il était modéré à cette époque." Si en 2007, l'imam qualifiait l'homosexualité de "tendance du diable", il est revenu sur sa position, explique The Boston Globe (en anglais).

Dans le Coran, l'homosexualité est un péché, mais ce n'est pas à moi de juger la vie privée des autres. Les gens doivent être libres.

Suhaib Webb

à francetv info

Un langage d'aujourd'hui

Grâce à ses "snapwa", Suhaib Webb a inspiré d'autres imams et muftis. Dans le monde, nombre d'entre eux se sont mis sur Snapchat et les réseaux sociaux en général. Les plus connus s'appellent Mazhar Mahmood, Youssef Edghouch, Nouman Ali Khan, Omar Suleiman. Principalement anglo-saxons, ils ont tous pour objectif de rendre leur religion accessible, "dans un monde de plus en plus islamophobe", confie Mazhar Mahmood à francetv info.

Ils se croisent lors de conférences aux quatre coins du globe, se suivent sur Twitter. Suhaib Webb appelle leurs réunions les "nuits des Jedi""Grâce à Snapchat, nous avons réussi à dialoguer avec les jeunes, en dehors de la mosquée. Ils sont avec nous 24h/24 et ils en avaient besoin." Si, à l'époque du Prophète, la poésie était "le langage le plus répandu", dit-il, "celui d'aujourd'hui, ce sont les réseaux sociaux. Et nous devons nous y adapter."

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