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Comment un viol à l'université de Stanford est devenu une affaire nationale aux Etats-Unis

Brock Turner, ancien étudiant de l'université californienne, a écopé de six mois de prison, dont trois ferme, pour avoir violé une jeune femme. Une peine clémente qui scandalise une partie des Etats-Unis, tandis qu'une autre défend le violeur.

Article rédigé par Louis San
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Des activistes réagissent au procès de Stanford et demandent de "protéger les survivants, pas les violeurs", le 10 juin 2016, à San Francisco (Californie, Etats-Unis).  (STEPHEN LAM / REUTERS)

"Je ne connais pas votre nom, mais vos mots sont gravés dans mon âme pour toujours." L'affaire bouleverse les Etats-Unis à un point tel que le vice-président a pris sa plume. Buzzfeed (en anglais) a publié, jeudi 9 juin, la lettre que Joe Biden a adressée à une jeune femme de 23 ans victime d'un viol sur le campus de l'université de Stanford, en janvier 2015. Cette nuit-là, son agresseur l'a traînée, inconsciente, derrrière une benne à ordures, puis l'a violée, avant de s'enfuir à l'arrivée de deux cyclistes, la laissant presque entièrement nue dans le froid.

L'affaire a été tranchée la semaine précédente par le juge Aaron Persky, du tribunal supérieur de Santa Clara, en Californie. L'agresseur, Brock Turner, un ancien étudiant de Stanford âgé de 20 ans, a écopé d'une peine de six mois de prison, dont trois mois ferme. Il risquait pourtant jusqu'à quatorze ans de réclusion. Le magistrat a justifié ce choix en expliquant qu'il craignait qu’une peine plus lourde ait "un impact très grave" sur l'accusé.

Cette décision de justice particulièrement clémente scandalise une partie des Etats-Unis. A l'inverse, une autre partie défend le verdict et le violeur.

"Je voulais enlever mon corps comme on enlève une veste"

La victime, qui souhaite rester anonyme, a lu, à la fin du procès, une lettre adressée à Brock Turner. La publication de cette prise de parole, vendredi 3 juin, au lendemain du verdict, a joué un rôle déterminant dans la mobilisation des uns et des autres. "Tu as pris ma valeur, ma vie privée, mon énergie, mon temps, ma sécurité, mon intimité, ma confiance en moi, jusqu'à aujourd'hui", a-t-elle déclaré devant le tribunal. Dans cette longue lettre, elle revient sur le soir du drame jusqu'au moment où elle a perdu connaissance, les analyses subies le lendemain à l'hôpital alors que son vagin présente des blessures, et le sentiment qui l'habitait alors qu'elle ignorait encore en détail ce qui s'était passé.

J’ai décidé que je ne voulais plus de mon corps. J’en étais terrifiée, je ne savais pas ce qu’il y avait eu dans mon corps, s’il avait été contaminé, qui l’avait touché. Je voulais enlever mon corps comme on enlève une veste et le laisser à l’hôpital avec tout le reste.

La jeune femme de 23 ans victime d'un viol sur le campus de l'université de Stanford

Buzzfeed

La victime en profite également pour contredire Brock Turner, qui affirme qu'elle était consciente et consentante. Elle répond aussi aux propos qu'il a tenus au tribunal. Ce dernier a dit vouloir désormais montrer "aux gens qu'une nuit alcoolisée peut ruiner une vie". Elle rétorque : "Laisse-moi reformuler : je veux montrer qu'une nuit trop alcoolisée peut ruiner deux vies. La tienne et la mienne."

L'opinion se mobilise pour la jeune femme pendant le week-end qui suit. De nombreuses manifestations de soutien émergent sur les réseaux sociaux. Une pétition est lancée sur la plateforme Change.org (en anglais) pour réclamer le renvoi du juge Aaron Persky, taxé de laxisme. Vendredi 10 juin, elle comptait plus d'un million de signataires.

"Un lourd prix à payer pour 20 minutes d'action"

Une autre lettre est rendue publique, dimanche 5 juin. C'est un courrier de Dan Turner, le père de Brock Turner. Il est révélé par Michele Dauber, la professeure de droit et sociologue chargée depuis plusieurs années de la modification du règlement intérieur de Stanford eu égard aux violences sexuelles, précise Slate.

Dans ce courrier qu'il a envoyé au juge Aaron Persky juste avant qu'il ne prenne sa décision, le père défend son fils, un champion de natation qui espérait participer aux Jeux olympiques de 2020. Une ambition qui n'aboutira jamais : la fédération américaine de natation l'a banni à vie.  "Il est vraiment désolé pour ce qui est arrivé cette nuit-là et ressent la peine et les souffrances causées. Mon fils essayait désespérément de s’intégrer à Stanford et il est tombé dans la culture de l’alcool et de la fête", écrit-il.

Sa vie ne sera plus jamais la même, celle dont il rêvait et pour laquelle il avait travaillé si longtemps. C’est un lourd prix à payer, 20 ans de sa vie pour 20 minutes d’action.

Dan Turner, père de Brock Turner

dans sa lettre au juge Aaron Persky

Le père conclut : "L’emprisonner n’est pas la punition appropriée pour Brock. Il n’a pas d’antécédent judiciaire et n’a jamais été violent. La probation est la meilleure réponse à cette situation."

Un groupe voit ses concerts annulés

La lettre du père de Brock Turner indigne encore davantage les soutiens de la victime, qui voient dans ce courrier un nouvel avatar de la culture du viol. Mais elle réveille des soutiens pour celui qui a été reconnu coupable de trois chefs d'accusation : "agression avec intention de commettre un crime sur une personne en état d'ébriété/inconsciente", "pénétration d'une personne en état d'ébriété" et "pénétration d'une personne inconsciente".

Parmi ses supporters : une amie d'enfance, qui prend sa défense dans un témoignage envoyé à un juge. Depuis, le groupe Good English, dont elle est batteuse, a essuyé plusieurs annulations de concerts dans des salles new-yorkaises, rapporte le New Tork Times (en anglais), et notamment au festival Northside, qui l'a annoncé sur Twitter, mardi 7 juin. 

Le même jour est dévoilée la photo de Brock Turner prise par la police le soir de son interpellation. Une publication réclamée depuis longtemps par les soutiens de la victime, surpris de ne pas l'avoir vue publiée avant.

Ce cliché tranche avec la photo d'élève modèle qui circulait jusqu'alors.

  (AP / SIPA)

Dans le même temps, la victime réaffirme sa volonté de demeurer anonyme, dans une interview à KTVU (en anglais).

J’ai choisi l’anonymat pour protéger mon identité. Mais c’est aussi une prise de position, car tous ces gens qui se battent le font pour une personne qu’ils ne connaissent pas. C’est cela qui est beau.

La jeune femme victime d'un viol sur le campus de l'université de Stanford

KTVU

Elle explique ainsi son choix : "Je n’ai pas besoin d’être étiquetée, catégorisée pour prouver que je mérite le respect, pour prouver que je devrais être écoutée. Je me présente simplement comme une femme désirant être écoutée. J'aimerais vous dire bien d'autres choses sur moi. Mais pour l’instant, je représente toutes les femmes."

Le juge Persky menacé de mort

Toujours le 7 juin, le juge Aaron Persky est reconduit à son poste pour six ans faute d'autre candidat, rapporte USA Today (en anglais). Mais, selon Michele Dauber, il ne terminera pas son mandat. D'après elle, sa décision lors du procès est "dangereuse et relève d'un mauvais jugement". Et d'ajouter qu'il faut le remplacer "par quelqu'un qui comprend les violences contre les femmes"

La polémique continue de s'emballer et prend un tour totalement différent. Reuters (en anglais) affirme que le juge Persky a reçu des menaces de mort. De son côté, NBC (en anglais) rapporte, mercredi 8 juin, que des personnes se présentant comme des "sorcières" ont appelé à jeter des sorts à Brock Turner. Voici un extrait du sortilège : "Tu seras impuissant. (...). La nourriture ne te sustentera pas. (...) Ton sommeil ne sera que cauchemars. La honte sera ton manteau."

Dans un autre registre, Lena Dunham et trois autres actrices de la série Girls ont rendu hommage à la jeune victime, qu'elles qualifient de courageuse, dans une vidéo postée sur Twitter. "Trop souvent, c'est le silence, la honte ou le fait de discréditer la victime qui prévaut", affirme Lena Dunham. Les quatre femmes proposent alors des actions à mener lorsqu'on à connaissance d'un viol : "On peut faire des choses simples, comme passer un coup de fil ou proposer d'amener la victime chez le médecin."

L'affaire a fait le tour du monde et a attiré l'attention de nombreux médias étrangers. Elle a également remis sous les feux de l'actualité le drame des viols sur les campus américains, un sujet souvent abordé depuis de nombreuses années, comme l'illustrent ces articles de France Culture, des Inrocks ou encore de Slate. En septembre 2015, la chanteuse Lady Gaga avait cosigné une tribune (en anglais) contre les viols dans les universités aux Etats-Unis, avec Andrew Cuomo, gouverneur de l’Etat de New York. Une étude a montré qu'en moyenne, sur les campus américains, une étudiante sur cinq est victime d'une agression sexuelle pendant ses quatre premières années d'études.

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