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"Il y a un attachement quasi irrationnel à Erdogan" : pourquoi le président turc suscite-t-il une telle ferveur chez ses soutiens en France ?

Les Turcs vivant en France, habituellement largement favorables au parti de Recep Tayyip Erdogan, sont appelés à voter du 7 au 19 juin pour les élections présidentielle et législatives en Turquie. Franceinfo s'est penché sur ce soutien parfois zélé.

Article rédigé par Carole Bélingard - Louise Hemmerlé
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11 min
Des membres de la communauté turque du Pontet (Vaucluse) s'opposent à l'affichage de la couverture du "Point" sur le président Erdogan, le 26 mai 2018. (MAXPPP)

Il est à peine 6h30 quand une voiture s'arrête devant le kiosque de la place Porte Neuve à Valence (Drôme), samedi 26 mai. Éric Chabot voit surgir deux hommes. "Ils sont rentrés et m'ont demandé d'enlever l'affiche de la une du Point avec Erdogan", explique le kiosquier à franceinfo. Face à son refus, les deux hommes reviennent accompagnés d'une dizaine de personnes. La cause de leur ire : un dossier consacré au président turc et le titre de couverture, "Le dictateur. Jusqu'où ira Erdogan ?", en pleine campagne des élections présidentielle et législatives du 24 juin en Turquie. "Le meneur était vraiment un excité, il m'insultait. J'ai pris la décision d'enlever deux affiches qui restaient pour apaiser la tension. J'ai eu peur qu'ils brûlent le kiosque ou qu'ils cassent tout", relate Éric Chabot.

La même scène avait eu lieu la veille au Pontet (Vaucluse). Sous la pression de militants pro-Erdogan, les affiches du Point avaient été enlevées avant d'être réinstallées le lendemain à l'initiative de la mairie FN. "Tout est parti d'un individu, il n'y avait rien d'organisé", affirme Xavier Magnin, directeur de cabinet du maire, qui décrit les militants comme des "jeunes entre 20 et 30 ans" habituellement "non politisés".

Ces incidents ont mis la lumière sur les fervents soutiens en France de Recep Tayyip Erdogan. La diaspora turque, qui, aux dernières élections, a donné en majorité ses voix au parti présidentiel, l'AKP, était invitée à voter du 7 au 19 juin dans six villes françaises. Au total, 330 000 ressortissants turcs sont inscrits sur les listes de l'ambassade de Turquie en France. Quels sont ces réseaux favorables au président turc ? Pourquoi un tel attachement à son égard ? Nous avons cherché à en savoir plus.

"Erdogan a réconcilié le peuple avec son histoire"

"Nous sommes la Turquie, la nouvelle Turquie, la grande Turquie." L'hymne de campagne électorale de l'AKP résonne dans la voiture de Saban Kiper, ancien conseiller municipal PS à Strasbourg, entre 2008 et 2014. Aujourd'hui, ce quadragénaire père de trois enfants ne cache pas son admiration pour Recep Tayyip Erdogan, qui "a réconcilié son peuple avec son histoire impériale".  

Dans sa salle à manger, où les sceaux ottomans calligraphiés en lettres d'or se font concurrence sur les murs, Saban Kiper sort ses livres sur le sultan Abdülhamid II et ses couvertures du Petit Journal patiemment collectionnées ; un aperçu de ce que fut, aux yeux du monde, l'Empire ottoman.

Des couvertures du "Petit Journal" collectionnées par Saban Kiper à son domicile de Strasbourg, le 31 mai 2018.  (LOUISE HEMMERLE / FRANCETV INFO)

"Il y a un attachement très fort, quasi irrationnel, à la personne d'Erdogan", observe Sami Kilic, ancien journaliste de l'hebdomadaire Zaman France, proche de la mouvance de l'imam Fethullah Gülen, accusé par le pouvoir turc d'avoir fomenté la tentative de coup d'Etat en 2016. "Les jeunes d'origine turque en France reprennent la rhétorique du renouveau national avec l'émergence de la figure ottomane, de la domination turque dans le monde… On ressent ça d'ailleurs dans l'audience des séries télévisées qui portent sur l'Empire ottoman", analyse ce Franco-Turc.

Aujourd'hui, Erdogan est le seul leader musulman qui ait la carrure pour tenir tête aux puissances occidentales.

Saban Kiper, ancien conseiller municipal PS

à franceinfo

Saban Kiper cite en exemple les prises de position d'Erdogan en faveur des Palestiniens, des Rohingyas, ou encore ses critiques envers le Conseil de sécurité de l'ONU, dont aucun des cinq membres permanents ne représente le monde musulman. L'ancien élu, qui nous reçoit dans sa maison du quartier du Neuhof, à Strasbourg, au moment de la rupture du jeûne, apprécie cette mise en valeur de l'islam, car il estime qu'en France, sa religion est stigmatisée. Pour lui, le modèle d'intégration à la française pousse au "déracinement avec le milieu culturel et religieux d'origine". "La France a un problème avec l'islam, assène-t-il. Après l'attentat de Charlie Hebdo, ma femme avait peur que l'on vienne m'arrêter parce que je suis musulman."

"C'est vrai que depuis les attentats, le discours islamophobe est malheureusement très présent en France, analyse le Franco-Turc Muharrem Koç dans les bureaux de son association laïque d'entraide interculturelle, l'Astu, à Strasbourg. Cela crée des sentiments d'exclusion. Et Erdogan joue sur les fractures en Europe." Dans un discours prononcé en 2016, le président turc avait ainsi dénoncé "l'augmentation dangereuse de l'islamophobie et du racisme dans les pays occidentaux" et leur "ambivalence", rappelle L'Express. Une commission parlementaire turque a même été créée en janvier dernier pour enquêter sur l'islamophobie en Europe et plus particulièrement en Autriche, en Allemagne, en Belgique et en France, rapporte la RTBF.

"La population turque s'enrichit"

L'attachement à Erdogan est aussi alimenté par la réussite économique dont le président turc peut se targuer. "Quand je retournais en Turquie enfant, cela ne nous réjouissait pas tant, on devait aller dans les toilettes à la turque, raconte Saban Kiper. Aujourd'hui, mes enfants meurent d'envie d'y aller. Ils voient bien que les routes sont plus propres qu'en France, que l'aéroport est plus beau… En termes d'infrastructures, ça n'a plus rien à voir."

"La génération qui a émigré en Europe à partir des années 1950 n'est pas venue dans le vide, mais pour trouver du travail et fuir la pauvreté", explique Yasin Sayin, responsable communication de la branche alsacienne de l'Union des démocrates turcs européens (UETD). Lorsque ces émigrés, qui viennent principalement de l'Anatolie rurale, rendent visite à leurs familles, l'évolution est frappante.

Depuis l'arrivée au pouvoir d'Erdogan en 2003, le PIB par habitant a plus que doublé, selon la Banque mondiale. En 2017, la Turquie a pu se vanter, avec 7,4%, de la croissance la plus élevée des pays du G20. "De plus en plus, la population turque s'enrichit, on le voit d'ici, témoigne Murat Ercan, proviseur d'un lycée privé musulman à Strasbourg. Avant, on envoyait de l'argent à nos familles, maintenant elles n'ont plus besoin de nous."  

Force est d'admettre qu'Erdogan a une véritable base sociale électorale qui s'explique entre autres par les bons résultats économiques de la Turquie.

Didier Billion, directeur adjoint de l’Iris et spécialiste de la Turquie

à franceinfo

Conscient du pragmatisme de son électorat, le président turc a déployé une stratégie offensive envers sa diaspora en Europe. "Les frais de passeport ont été réduits, nos formalités au consulat sont beaucoup plus simples. Lorsque nous allons en Turquie, on bénéficie des services de santé pour nos enfants s'ils sont malades", énumère Murat Ercan, arrivé en France à l'âge de 10 ans.

Murat Ercan, proviseur et chargé de mission auprès de la Ditib, dans son bureau strasbourgeois, le 31 mai 2018.  (LOUISE HEMMERLE / FRANCETV INFO)

"Pendant de nombreuses années, les immigrés turcs ont été mis de côté par Ankara. Désormais, il y a ce sentiment que les Turcs d'Europe sont pris en compte par leur pays d'origine", analyse Selçuk Demir, avocat et conseiller juridique du consulat turc à Paris.  

Depuis 2014, la diaspora en Europe, composée de 3 millions de ressortissants, peut voter pour les élections en Turquie. "Erdogan lui-même ou certains de ses ministres font des meetings à l'étranger lorsqu'il y a des élections", poursuit Didier Billion. Car le vote de la diaspora peut se révéler déterminant, comme lors du référendum renforçant les pouvoirs du président, en 2017. Le "oui" a gagné sur le fil avec 51,37% des suffrages. Or, en France, les Turcs ont approuvé la réforme à 65%. "Le vote partout dans le monde a permis à Erdogan de l'emporter", reconnaît Selçuk Demir.  

Des imams qui "votent plutôt conservateur"

Mais si le soutien à Erdogan a tant d'ampleur loin de la mère patrie, c'est que le pouvoir d'Ankara peut compter sur de nombreux relais d'influence en France. Ainsi, l'Union turco-islamique pour les affaires religieuses, la Ditib, gère un réseau de 250 mosquées où opèrent 150 imams détachés turcs, grâce à un accord bilatéral entre la France et la Turquie. Fonctionnaires de l'Etat turc, ils sont payés par la Diyanet, la Direction des affaires religieuses, rattachée au Premier ministre, Binali Yıldırım. Ces imams "sont évidemment sur la ligne de l'AKP et font de facto de la propagande pour l'AKP", estime Didier Billion.

Murat Ercan, également chargé de mission auprès de la Ditib, bat en brèche cette idée. "Les imams évitent les discours politiques, ils savent que cela diviserait les fidèles, ce n'est pas dans leur intérêt. Est-ce qu'ils votent plus pour l'AKP ? C'est comme en France, les profs votent plus à gauche, eh bien les imams votent plutôt conservateur", concède-t-il. 

"Le Nelson Mandela du XXIe siècle"

Les valeurs conservatrices de l'AKP sont aussi relayées par l'ONG Cojep International (Conseil pour la justice, l'égalité et la paix). "On nous présente comme des pions d'Erdogan mais c'est faux, la création de cette association relève de notre initiative personnelle", balaie son président, Ali Gedikoglu, arrivé en France en 1983 à l'âge de 17 ans, et qui reçoit franceinfo avec sa traductrice dans ses bureaux de Strasbourg.

Si l'objectif affiché de l'organisation est la lutte contre l'islamophobie, via la participation à des conférences au Parlement européen ou au Conseil de l'Europe, Ali Gedikoglu assume les idées conservatrices du Cojep, aujourd'hui en phase avec le pouvoir en Turquie. Et l'association, dont les financements proviennent des adhésions, de dons et de subventions, n'hésite pas à prendre la défense du président Erdogan. Après la une du Point, elle s'est fendue d'un communiqué le qualifiant même de "Nelson Mandela du XXIe siècle", qui "défend les opprimés".

Ali Gedikoglu, président du Cojep, dans son bureau à Strasbourg, le 31 mai 2018.  (LOUISE HEMMERLE / FRANCETV INFO)

Si Ali Gedikoglu martèle son indépendance vis-à-vis d'Ankara, il assume néanmoins des liens avec l'Etat turc. "A Belfort, nous avons organisé en mai un festival d'Anatolie et le ministère de la Culture turc nous a payé la salle", lâche-t-il.

Toutes les associations implantées dans la communauté franco-turque ne bénéficient pas de telles faveurs, qui ne sont pas sans contrepartie. Ainsi, pour un festival autour de la culture turque, l'Astu n'a pas pu obtenir les financements proposés au départ par le consulat. "Dans notre programme, il y avait aussi de la musique gitane, alevie [une importante minorité religieuse turque], soufie, et puis on avait un groupe de musique kurde, explique à franceinfo Muharrem Koç, directeur de l'association culturelle. Mais le consulat voulait qu'on retire ce groupe de la programmation. Nous avons refusé. Notre relation en est restée là."

"Il n'y a quasiment plus de médias d'opposition"

Ali Gedikoglu n'est pas seulement à la tête du Cojep. L'homme a plusieurs cordes à son arc : il est président de Bosphore Films, qui a créé les médias Medyaturk.info et Media France TV, avec respectivement 6 000 et 4 000 abonnés sur Facebook. Certaines publications sur Medyatürk affichent un soutien à peine dissimulé au gouvernement : "Le Point : comment surfer sur la vague Erdogan pour créer le buzz", "Soupçon d'ingérence européenne dans la campagne référendaire turque", "Ode héroïque en l'honneur du Président Erdogan par Maher Zain". Et il est difficile de trouver des contenus dédiés aux autres partis en campagne.

Déçue de la représentation de la Turquie dans les médias français, Öznur Sirene, originaire d'Istanbul et diplômée de Sciences Po Paris, a créé le média Red'action, alimenté par une petite équipe bénévole et suivi par 19 000 personnes sur Facebook. "C'est une initiative personnelle, car on trouvait qu'il y avait beaucoup de contre-vérités et de désinformation sur la Turquie", affirme-t-elle. Si elle reconnaît soutenir "à titre personnel" Erdogan, elle assure que "le gouvernement ne [les] a pas incités à monter le média", créé juste après la tentative de coup d'Etat de 2016.

"Non seulement les sources en langue turque sont très limitées car il n'y a quasiment plus de médias d'opposition, mais en France, les Franco-Turcs eux-mêmes ne veulent pas entendre d'autres voix. Ils veulent qu'on leur dise que tout ce qui se passe en Turquie est formidable", affirme de son côté Sami Kilic, dont l'hebdomadaire franco-turc Zaman a fermé après le coup d'Etat avorté.

Une association "apolitique" très liée à l'AKP

Le soutien à Erdogan en Europe se manifeste concrètement en période électorale à travers l'Union des démocrates turcs européens (UETD). Cette association a été cofondée en 2005 par Ahmet Ogras, aujourd'hui président du Conseil français du culte musulman. C'est l'UETD qui a accueilli Erdogan lors de sa sixième assemblée générale, en Bosnie, le 20 mai 2018, pour son unique meeting européen dans le cadre de cette campagne. "Ils sont sollicités pour les élections, se mobilisent pour trouver des entrepreneurs qui financent et mettent à disposition des bus, pour que les gens n'engagent pas de frais pour aller voter", illustre Murat Ercan. De son côté, l'UETD nie toute mise à disposition de moyens de transport et assure "ne pas activement participer à la politique".

Il n'empêche que les images de réunions de ses membres brandissant des affiches de campagne de l'AKP sont abondamment relayées sur les réseaux sociaux de l'organisation. L'UETD rétorque qu'il s'agit de manifestations de soutien spontanées de la part de ses adhérents.

Un discours bien rodé, mais remis en cause par des experts. "Je sais bien ce qu'ils racontent, mais on n'est pas obligés d'être naïfs, on n'est pas obligés de les croire, tranche Didier Billion. Leurs déclarations sont toujours en soutien à ce que fait le gouvernement en Turquie. Les liens intellectuels et politiques sont avérés."

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