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Prix Nobel de chimie : "Utiliser cette récompense pour décrire la recherche actuelle en France, c'est une erreur"

La Française Emmanuelle Charpentier a été distinguée pour ses travaux sur des "ciseaux moléculaires", en compagnie de l'Américaine Jennifer Doudna. Partie de France après son doctorat, obtenu en 1995, elle dirige aujourd'hui une unité de l'Institut Max-Planck à Berlin.

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
La chercheuse française Emmanuelle Charpentier pose après avoir remporté le prix Nobel de chimie en compagnie de l'Américaine Jennifer Doudna, le 7 octobre 2020. (KAY NIETFELD / DPA / AFP)

Cocorico, enfin presque. La Française Emmanuelle Charpentier a été récompensée du prestigieux prix Nobel de chimie, mercredi 7 octobre, pour ses travaux sur les "ciseaux moléculaires", qui permettent de découper une séquence génétique et donc, potentiellement, de supprimer un gène malade, de le remplacer par une séquence saine ou encore d'étudier la fonction précise d'un brin d'ADN. Emmanuelle Charpentier est seulement la troisième chercheuse de nationalité française à obtenir cet honneur dans la discipline, après Marie Curie en 1911 et sa fille Irène Joliot-Curie en 1935.

La ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, Frédérique Vidal, a aussitôt exprimé une "immense fierté pour l'ensemble de notre recherche et pour la chimie française". Vraiment ? Récompensée en compagnie de l'Américaine Jennifer Doudna, cette chercheuse pétrie de talent a pourtant effectué l'intégralité de ses travaux à l'étranger. Après son doctorat obtenu à l'université Pierre-et-Marie-Curie, en 1995, elle a en effet pris le chemin de l'exil, notamment en Allemagne, en Suède et aux Etats-Unis. Depuis 2015, Emmanuelle Charpentier dirige à Berlin l'unité de sciences des pathogènes au sein du prestigieux Institut Max-Planck.

Mais pourquoi partir à l'étranger ? Emmanuelle Charpentier a livré un regard sans concession sur la France, dans un entretien accordé à L'Express, en mars 2016. Elle y regrette notamment que les structures françaises ne soient plus "adaptées à la compétition, à la vitesse nécessaire pour mettre en place des projets". "Je ne sais pas si, étant donné le contexte, j'aurais pu mener à bien le projet CRISPR-Cas 9 [le nom de ses "ciseaux", pour lesquels elle a reçu le Nobel] en France", ajoute la chercheuse. "Si j'avais fait une demande de financement, il est probable que l'Agence nationale de la recherche (ANR) n'aurait pas alloué de fonds à mon projet."

On parle de fuite des scientifiques, les fameux "cerveaux", mais il y a un nombre incroyable d'excellents chercheurs qui n'ont pas quitté la France. On devrait pouvoir leur donner plus de moyens pour cultiver l'expertise scientifique et l'innovation françaises.

Emmanuelle Charpentier

à "L'Express", en mars 2016

"La recherche publique française est insuffisamment financée", commentait sans détour le Comité national de la recherche scientifique, en 2019. "La part du budget de l'Etat qui lui est consacrée décline et les crédits publics de recherche sont mal répartis et en partie mal employés." L'ancien président du CNRS Alain Fuchs avait lui-même tiré la sonnette d'alarme deux ans plus tôt. "La France n'investit plus assez pour garder son rang", expliquait-il au magazine Pour la science.

Ancien président du Conseil scientifique du CNRS et chercheur en chimie, Bruno Chaudret estime que la formation reste performante en France – "J'ai d'excellents étudiants dans mon laboratoire". Mais il est parfois difficile de les retenir, compte tenu de la compétitivité des autres pays. "L'un d'eux, brillant, a trouvé un poste permanent à l'Institut Max-Planck justement. Equipements, budgets de fonctionnement… Cela n'a rien à voir. D'autres partent dans l'industrie, où ils trouvent des conditions de travail excellentes", explique-t-il à franceinfo.

Selon lui, Emmanuelle Charpentier a surtout construit son parcours dans une démarche de cohérence scientifique, en fonction des opportunités et des thèmes de recherche. Mais "il est certain que le budget de la recherche française n'est pas au niveau où il devrait être, notamment quand on le compare à l'Allemagne”, ajoute Bruno Chaudret. Sans compter la question des salaires. Par ailleurs, "quand il y a un sujet émergent ou original, il est difficile de trouver des fonds pour soutenir les laboratoires. J'ai essuyé un refus de l'Agence nationale de la recherche pour un sujet en dehors des clous, avant d'obtenir une bourse du Conseil européen de la recherche (ERC)."

Le financement en France n'est parfois pas au niveau et ne permet pas toujours de mener des recherches innovantes. Il y a un risque de décrochage de la recherche française.

Bruno Chaudret, ancien président du Conseil scientifique du CNRS

à franceinfo

Ces demandes de financement sont le nerf de la guerre scientifique. Après une chute à 10% en 2014, le taux de succès des demandes ANR financées est légèrement remonté pour atteindre 16% en 2018, selon un rapport du Sénat relatif au projet de loi de finances 2020. Malgré tout, souligne le document, ce niveau "demeure très en-deçà du taux de sélection pratiqué chez nos principaux partenaires européens", qui varie de 40% pour le Fonds national suisse (FNS) à 35% pour la Fondation allemande pour la recherche (DFG), la moyenne européenne se situant à 24%. Pour atteindre cette moyenne, l'Agence nationale de la recherche devrait disposer d'un budget minimal d'un milliard d'euros, souligne encore le document.

A l'heure actuelle, avec un taux d'échec de 85% des projets présentés, le rapport entre les charges administratives incompressibles et les financements espérés demeure très défavorable, entraînant une démotivation bien légitime des équipes scientifiques.

Les sénateurs Philippe Adnot et Jean-François Rapin

Dans un rapport de novembre 2019

"Ce faible taux de succès n'a aucun sens", souligne le Français Christophe Copéret, à la tête d'une équipe à l'Ecole polytechnique fédérale (ETH) de Zurich, en Suisse. "Je connais des tas de gens en France qui passent un temps fou à rédiger des propositions pour obtenir des [fonds] ANR." Le temps consacré à la rédaction de ces documents, nécessaires à l'obtention de crédits, empiète trop souvent sur la recherche elle-même. "Des gens formés à bac +9 ou +10 doivent passer leur temps à écrire des proposals [demandes de financement] refusées", ajoute un autre chercheur contacté par franceinfo,"sans compter les missions d'enseignement. Conséquence, ils ne peuvent pas passer assez de temps à la paillasse."

Ces ANR, par ailleurs, ne débloquent pas toujours des moyens suffisants pour déployer des projets ambitieux, notamment en termes de postes de thésards et de post-doctorants pour porter un projet. “Il faut pourtant une équipe importante pour percer dans un domaine", poursuit Christophe Copéret, dont les projets mobilisent 30 personnes. "L'un de mes collègues a déjà dix personnes après deux ans."

Si Emmanuelle Charpentier a été récompensée pour des travaux menés il y a une dizaine d'années, les prix Nobel de physique ou de chimie sont souvent décernés 30 ou 40 ans après les travaux concernés, ajoute Christophe Copéret. Selon lui, la France a raison de célébrer ses prix, mais ces derniers ne sont pas toujours un thermomètre fidèle de la situation en cours. "Des responsables politiques qui utilisent un Nobel pour parler de la recherche actuelle, c'est une grave erreur."

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