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Liquidateur à Tchernobyl, Oleg Veklenko ne veut pas que Fessenheim "inflige la même chose aux Français"

On estime qu'entre 500 et 800 000 personnes ont été envoyées sur le site de la centrale de Tchernobyl pour tenter, après l'explosion du réacteur 4, d'empêcher la radioactivité de se répandre. Parmi elles, Oleg Veklenko. 

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Oleg Veklenko, devant la centrale de Fessenheim (Haut-Rhin), lundi 4 avril 2016. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCETV INFO)

Il a accepté de poser pour la photo. Sur la butte qui domine la centrale nucléaire de Fessenheim (Haut-Rhin), en contrebas, Oleg Veklenko lève un poing serré. Clic. Clic. Clic. Les militants qui l'accompagnent, tous favorables à une fermeture du site, mitraillent et acclament l'Ukrainien, qui baisse aussitôt la main, amusé par ce geste bien trop démonstratif pour lui. Photographe, graphiste et ancien "liquidateur", Oleg Veklenko connaît le poids des images : "J'ai vu ce qui s'est passé à Tchernobyl. J'ai vécu cette expérience terrifiante, que je ne souhaite à personne. Je ne veux pas que ce bâtiment, que j'ai ici dans mon dos, inflige la même chose aux Français", témoigne-t-il, posément, devant les caméras.

Début avril, ce survivant hostile à l'atome a rencontré des riverains de la doyenne des centrales hexagonales. Pour "raconter [son] histoire" et "sensibiliser aux dangers du nucléaire", il a arpenté la France pendant deux semaines, dans le van de la compagnie de théâtre Brut de béton, en amont des commémorations du trentième anniversaire de la catastrophe, mardi 26 avril. Francetv info a suivi cet homme de peu de mots, devenu porte-parole des sacrifiés de Tchernobyl.

"Parti à Tchernobyl comme on part à la guerre"

"On ne connaissait rien aux radiations. Et bien sûr, les journaux n'en parlaient pas", se souvient Oleg Veklenko, assis bien droit dans le CDI d'un lycée de Guebwiller (Haut-Rhin), jambes croisées, mains posées sur les genoux. Malgré les vacances scolaires, une dizaine de jeunes sont venus l'écouter de bon matin ce lundi 4 avril. "Avec le temps qui passe, c'est important d'éduquer les jeunes générations", estime ce professeur d'art industriel à l'université de Kharkiv, dans l'est de l'Ukraine. En 1986, Oleg Veklenko enseignait déjà. Il avait 36 ans quand il a reçu une convocation lui ordonnant de se rendre, dans les 24 heures, à la caserne militaire la plus proche.

"Il pensait qu'il devait juste passer récupérer un document, ou quelque chose comme ça", confie en aparté Nika, son interprète. "Mais il est parti tout de suite pour Tchernobyl — comme on part à la guerre." L'armée lui a demandé de photographier ses camarades œuvrant à nettoyer le site, qu'on appelle les "liquidateurs". Pour les distraire, mais aussi pour informer l'état-major de la situation sur place, où hauts dirigeants du parti et experts ne s'éternisaient guère.

Il immortalise ainsi les premiers instants dans les villes et villages évacués, les animaux abandonnés sur place ("un souvenir horrible"), la désolation. "On voyait que tout le monde était parti dans la précipitation", raconte-t-il aux élèves silencieux. Comme les habitants de la zone, Oleg pense alors qu'"on nettoiera tout ça et que, dans quelques mois, la centrale refonctionnera comme avant". Rétrospectivement, sa naïveté le fait sourire. 

Oleg Veklenko s'adresse à des lycéens, à Guebwiller (Haut-Rhin), lundi 4 avril 2016. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCETV INFO)

Il a travaillé deux mois sur place, "le temps de recevoir 25 röntgens [une unité d'exposition à la radiation] dans le corps. C'était la condition à remplir pour pouvoir rentrer chez soi", poursuit-il. Effarés, les jeunes lui demandent comment il se porte aujourd'hui. L'Ukrainien répond par un sourire poli et une pirouette : "Je fais beaucoup de sport, j'ai une vie saine." Il marque une pause. "Vous ne verrez pas ma mort !", lance-t-il, blagueur. "Il n'aime pas cette question", glisse plus tard André, un membre de la troupe de théâtre qui l'accompagne. "Mais il va bien falloir qu'il trouve un moyen d'y répondre. TOUT LE MONDE la lui pose !"

Depuis qu'il a quitté Tchernobyl, l'artiste s'est donné une mission : montrer ses photos dans le monde entier. Dès octobre 1986, il expose à Kiev. Ce lundi d'avril, il doit les présenter dans la salle des fêtes de Munchhouse et offrir un tirage au maire de Fessenheim. La journée est chargée, mais Oleg Veklenko se plie, impassible, à ses obligations. Il suit le mouvement, tandis que les militants qui l'accompagnent le conduisent de visite en visite, de conférence en manifestation. Ils voient en lui un symbole, un héros. Alors, Oleg sourit chaleureusement et serre des mains, à défaut de pouvoir échanger en français.

Oleg Veklenko lors d'un rassemblement anti-nucléaire, à Vieux-Brisach (Allemagne), lundi 4 avril 2016. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCETV INFO)

Même en russe, il parle peu. A peine chuchote-t-il quelques mots à Nika, qui répond, elle aussi, à voix basse. C'est un homme "d'une discrétion redoutable", sourit Gabriel Weisser, l'organisateur de cette visite alsacienne, en le présentant à la foule venue se masser dans la petite salle des fêtes pour la soirée théâtre et projection. Star de la soirée, il s'est caché tout au fond, forçant le public à se tordre le cou pour l'applaudir.

Ses clichés et croquis parlent pour lui. Là, "il s'agit du portrait d'un héros, qui a sauté dans un trou pour récupérer un homme tombé dans une zone très irradiée", décrit-il en tapotant sur son ordinateur relié à un rétroprojecteur. Sur une photo prise dans la forêt qui jouxte Tchernobyl, on voit des danseurs folkloriques, venus exprès de l'Oural pour remonter le moral des troupes. "Leurs robes longues balayaient la poussière contaminée" — l'ennemi numéro un des liquidateurs, explique Oleg Veklenko. Sur une autre, un campement bucolique, des hommes sans masque, d'autres avec. "C'était juste pour la photo, on les a reçus bien trop tard…" Il commente un autre cliché : "Rien de spécial, juste des camions couverts de poudre contaminée… Ici, des ruines." Toujours en noir et blanc. Apocalyptique. 

Oleg Vekenko, photographié en 1986, à Tchernobyl (Ukraine). (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCETV INFO)

Si "derrière chaque portrait, se cachent une personne et une histoire", les scènes de travail racontent l'absurde. "Là, les hommes mettent la terre contaminée dans des conteneurs, qu'ils enterrent dans la forêt. Enterrer de la terre, c'est pas mal, non ?" "Tout cela n'a servi à rien", souffle-t-il encore.

A Pripiat, je suis entré dans une crèche où il y avait des petits masques partout, étalés au sol. J'ai pris une photo, mais je ne vous la montrerai pas. Elle fait trop peur.

Oleg Veklenko, artiste et ancien "liquidateur" de Tchernobyl

Passe enfin un croquis abstrait, au trait nerveux et embrouillé : "Ici, j'ai essayé de dessiner ce que je ressentais au fond de moi."  

"Non, je n'ai pas deux têtes. Mais oui, je suis malade"

La lumière se rallume sur une salle pleine de militants et d'habitants de ce bout d'Alsace, dont l'économie repose en partie sur la centrale nucléaire de Fessenheim. Saisissant le micro, certains demandent des chiffres."Combien y avait-il de liquidateurs ?" "Combien sont morts ?" "En combien de temps ?"

Après plusieurs jours en France, Oleg apprivoise doucement les fantasmes et questions indiscrètes : "On me demande souvent si j'étais sur le toit de la centrale, à déblayer les débris radioactifs, comme sur les images que vous avez vues à la télévision. Mais je n'ai rien fait de tout cela", explique-t-il. Il sait également qu'il n'a par "l'air" malade. "Non, je n'ai pas deux têtes. Mais oui, je suis malade. J'ai subi de nombreuses opérations. Et beaucoup de ces hommes sont morts. Il en meurt tous les mois." 

Je suis là pour dire la vérité et pour qu'on ne puisse pas dire ensuite que je mens, que je n'étais pas là.

Oleg Veklenko, artiste et ancien "liquidateur" de Tchernobyl

Bien sûr, les étapes de sa "tournée" sont stratégiques. La veille, le petit groupe était à Bure (Meuse), où un site d'enfouissement de déchets nucléaires est en cours de construction. A Fessenheim, Oleg Veklenko a été conduit à la mairie, où a été déployée une banderole pro-centrale. Après traduction de Nika, l'ancien liquidateur a l'air amusé, lui qui a fondé le mouvement artistique "4th Block" ("quatrième réacteur", celui qui a explosé à Tchernobyl) pour promouvoir un graphisme militant, combattant l'atome.

Dans le bureau de Claude Brender, l'échange a été cordial mais a laissé un goût amer à ce témoin de la catastrophe nucléaire. "J'ai beaucoup de respect pour ce que vous avez fait", lui a lancé le maire de Fessenheim pour clore l'entretien. "Mais cela n'ébranle pas ma conviction selon laquelle le nucléaire est une bonne chose pour notre mix énergétique".

Oleg Veklenko et Claude Brender, maire de Fessenheim, à Fessenheim (Haut-Rhin), lundi 4 avril 2016. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCETV INFO)

En échange de son tirage montrant des liquidateurs posant devant la centrale éventrée, Oleg s'est vu offrir un livre, Vive le nucléaire heureux. Là encore, l'Ukrainien a souri. "Je dois prendre cela avec humour, c'est ce que j'ai toujours fait." En revanche, quand on lui affirme qu'un tel accident "ne peut pas arriver ici", il soupire doucement. "A Tchernobyl comme à Fukushima, le drame est survenu à cause d'un imprévu". Lui ne dit pas l'avenir, mais le passé. Et d'expérience, il sait "qu'on ne peut jamais tout prévoir".  

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