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Guerre en Ukraine : pourquoi les forces de sécurité multiplient les perquisitions dans les communautés orthodoxes liées à Moscou

Volodymyr Zelensky veut limiter les activités de certaines organisations religieuses, en particulier l'Eglise orthodoxe ukrainienne, qui dépendait auparavant de la Russie, avant de s'en affranchir. En façade, du moins.
Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Un membre des forces de sécurité ukrainiennes discute avec un visiteur de la laure des Grottes de Kiev, le 22 novembre 2022. (SERGEI CHUZAVKOV / AFP)

Le président Volodymyr Zelensky fait pression sur l'Eglise orthodoxe ukrainienne. Kiev veut en finir avec l'ambiguïté chronique de cette institution religieuse, qui dépend du patriarcat de Moscou, tout en ayant déclaré son indépendance en mai. Un décret présidentiel (en langue ukrainienne), paru jeudi 1er décembre, prévoit ainsi de renforcer les mesures pour "contrer les activités subversives des services spéciaux russes dans l'environnement religieux d'Ukraine".

Le lendemain, les forces de sécurité ont lancé plusieurs perquisitions dans le monastère Saint-Nicolas de Khoust, le couvent Sainte-Anastasie de Jytomyr et son Ermitage et d'autres monastères et églises dans le diocèse de Rivne-Ostroga. "Ces mesures sont prises, entre autres, pour empêcher l'utilisation des communautés religieuses comme centres du 'monde russe' et pour protéger la population des provocations et des actes terroristes", ont justifié vendredi les services de sécurité (en langue ukrainienne), évoquant des mesures de contre-espionnage.

Les forces de sécurité ukrainiennes lors d'une perquisition dans une communauté religieuse, le 2 décembre 2022. (SBU / TELEGRAM)

A l'issue de ces opérations, les services secrets (SBU) ont accusé le métropolite du diocèse de Kirovohrad, dans le centre du pays, d'avoir coordonné la diffusion d'opinions pro-Kremlin. Les autorités affirment qu'il recevait des circulaires directement du patriarcat de Moscou, ce qui a déclenché l'ouverture d'une enquête préliminaire à son encontre.

En 2019, l'Eglise orthodoxe d'Ukraine a prêté allégeance au patriarche Bartholomée, basé à Istanbul (Turquie). Elle est dite autocéphale, c'est-à-dire qu'elle jouit d'une totale indépendance juridique et spirituelle. Mais les perquisitions, elles, visent une institution concurrente : l'Eglise orthodoxe ukrainienne (anciennement Eglise autonome d'Ukraine), qui dépendait du patriarcat de Moscou, emmené par Cyrille.

>> Qui est Cyrille, le chef de l'Eglise orthodoxe russe et apôtre de la guerre en Ukraine ?

Ce dernier, grand soutien de Vladimir Poutine, défend l'invasion depuis les premiers jours, ce qui a troublé ses fidèles en Ukraine. L'Eglise autonome ukrainienne (patriarcat de Moscou) avait donc convoqué un concile à Kiev, fin mai, pour déclarer sa pleine autonomie, tout en se gardant de déclarer son autocéphalie. "Depuis, la situation de cette Eglise reste assez floue et ambiguë", explique Antoine Nivière, professeur d'histoire culturelle et religieuse à l'université de Lorraine. C'est dans ce contexte que les premières perquisitions ont débuté en octobre.

De la "littérature prorusse" confisquée

Les forces de l'ordre sont même intervenues, le 22 novembre, dans la laure des Grottes de Kiev, un des principaux monastères du pays, qui héberge le guide spirituel de l'Eglise orthodoxe ukrainienne, le métropolite Onuphre. Toujours afin de "contrer les activités subversives des services spéciaux russes en Ukraine", des opérations avaient aussi été menées au monastère Sainte-Trinité de Korets et au diocèse de Sarnensk-Polésie. Soit 350 bâtiments au total et quelque 850 personnes contrôlées, dont 50 ont été soumises au détecteur de mensonge.

Les services secrets ukrainiens diffusent régulièrement des images de leurs perquisitions dans les centres religieux de l'Eglise orthodoxe ukrainienne, comme ici, le 22 novembre 2022. (SBU / TELEGRAM)

Les services ukrainiens ont déclaré avoir saisi de l'argent en roubles, en hryvnias et en dollars, ainsi que de la "littérature prorusse". "Il s'agit de sermons du patriarche Cyrille, de livres sur le 'monde russe' ou des théories conspirationnistes, eschatologiques et apocalyptiques dirigés contre une 'décadence' occidentale", détaille Antoine Nivière.

"Tout ceci est interprété comme de la propagande prorusse par la commission d'enquête."

Antoine Nièvre

à franceinfo

Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, avait alors dénoncé "une guerre" de l'Ukraine contre "l'Eglise orthodoxe russe", tandis que l'Eglise orthodoxe russe y voyait un "acte d'intimidation" contre les croyants. Ce raidissement a débuté à l'automne, après un vaste remaniement à la tête des services secrets ukrainiens (SBU), opéré il y a deux mois, en raison de soupçons sur d'éventuels éléments prorusses.

Fin septembre, "plusieurs responsables de cette Eglise, dans les territoires annexés, ont assisté à la cérémonie du Kremlin pour célébrer les référendums", souligne Antoine Nivière. Début novembre, dans la laure des Grottes de Kiev, qui rassemble plusieurs édifices sur près de 300 000 m², des pèlerins ont également entonné un chant (en langue ukrainienne) à la gloire de la Rus', principauté médiévale du XIe siècle commune à la Russie, l'Ukraine et la Biélorussie. "Cela donnait : 'Les cloches sonnent, petite Mère Rus', réveille-toi'. Ce chant, composé en 2004, n'est d'ailleurs pas religieux."

Alors que les bombes pleuvent sur l'Ukraine et qu'une partie des fidèles lui échappent, le métropolite Onuphre dispose d'une marge de manœuvre de plus en plus limitée. Lors d'un synode de l'Eglise orthodoxe ukrainienne, vendredi 25 novembre, à Kiev, trois évêques ont été démis de leurs fonctions, dont deux qui possédaient leur siège dans les territoires occupés. "L'un s'est enfui en Russie avec les troupes russes et l'autre avait participé à la cérémonie d'annexion", précise Antoine Nivière.

Le métropolite Onuphre, primat de l'Eglise orthodoxe ukrainienne (patriarcat de Moscou), le 27 juillet 2021 à Kiev (Ukraine). (SERGEI SUPINSKY / AFP)

Kiev aurait sans doute souhaité un plus grand ménage, car "les principaux meneurs du groupe pro-russe sont toujours en place au sein de l'épiscopat", souligne Antoine Nivière. A savoir : Antoine de Borispol, qui occupe la fonction de chancelier, le métropolite Pavel Lebed, abbé du monastère de la laure des Grottes de Kiev, "surnommé métropolite 'Mercedes' pour sa collection de voitures", et le métropolite Agathange d'Odessa.

Un "nouveau front" de la guerre

Face à ces atermoiements, la présidence ukrainienne veut désormais vérifier que la laure des Grottes n'a plus de "lien ecclésiastique canonique avec le patriarcat de Moscou". Dans son décret, Volodymyr Zelensky charge les services compétents d'examiner la question dans les deux mois, avant de prendre, "si nécessaire", des mesures judiciaires. "Jusqu'ici, Volodymyr Zelensky ne s'intéressait pas beaucoup aux affaires religieuses", analyse Antoine Nivière. Son entourage lui conseillait de ne pas ouvrir un nouveau "front, alors que l'unité du pays est la priorité. Il semble que l'autre ligne ait fini par l'emporter."

L'ancien président Petro Porochenko avait défendu bec et ongles l'autocéphalie de l'Eglise orthodoxe d'Ukraine, et sa reconnaissance par le patriarche Bartholomée. Son parti, Solidarité européenne, souhaite dorénavant l'interdiction pure et simple de l'Eglise orthodoxe ukrainienne. Une pétition en ce sens a déjà rassemblé 25 000 signatures, et une autre réclame que la jouissance de la laure des Grottes de Kiev soit retirée au métropolite Onuphre pour être confiée à l'Eglise orthodoxe d'Ukraine.

Avant la guerre, rapporte le service russe de la BBC (en langue russe), l'Eglise orthodoxe ukrainienne comptait environ 12 000 paroisses, contre 7 000 pour l'Eglise autocéphale d'Ukraine. Volodymyr Zelensky a chargé son gouvernement de rédiger un projet de loi pour "rendre impossible les activités en Ukraine des organisations religieuses affiliées aux centres d'influence en Russie".

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