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Guerre en Ukraine : la reconnaissance faciale, un outil controversé pour identifier les soldats russes morts au combat

Article rédigé par Luc Chagnon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Un chapeau de l'armée russe, à Borodyanka (Ukraine), le 5 avril 2022. (MAXYM MARUSENKO / NURPHOTO / AFP)

L'Ukraine utilise cette technologie pour identifier et contacter les familles des soldats russes morts. Un moyen de contester la propagande du Kremlin en révélant l'ampleur du carnage, mais qui s'appuie sur une méthode critiquée.

"Nous n'abandonnons pas les nôtres." C'est l'un des slogans utilisés par les Russes qui présentent la guerre en Ukraine comme une opération de soutien aux minorités russophones ukrainiennes, reprenant la propagande du Kremlin. Pourtant, depuis le début du conflit, Kiev affirme que Moscou refuse de récupérer les dépouilles de ses soldats tombés au combat. "Les autorités russes ne veulent pas de ces corps", affirmait la Vice-Première ministre ukrainienne, Iryna Vereshchuk, au Guardian* en mars. Il a fallu attendre le 4 juin pour que les deux pays reconnaissent publiquement un premier échange de corps, même si d'autres semblent avoir eu lieu de manière moins officielle, selon des médias ukrainiens*.

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Les pays en guerre ont l'obligation de rechercher, récupérer et identifier les corps des victimes "sans délai", comme le prévoient les conventions de Genève*. Or Moscou n'a pas actualisé son bilan officiel (1 351 victimes) depuis le 25 mars et ne fournit pas non plus à l'Ukraine de liste de ses disparus. Or, ces corps peuvent être difficiles à identifier, parce qu'ils ont été dégradés par les combats, par la décomposition ou parce qu'ils ne portaient pas de documents d'identité. Pour leur redonner un nom, l'Ukraine a choisi de se tourner vers une technologie controversée : la reconnaissance faciale.

Informer les familles pour "combattre la propagande russe"

"Nous utilisons l'intelligence artificielle pour chercher les comptes de réseaux sociaux de soldats russes morts à partir des photos de leur corps", expliquait dès le mois de mars le ministre de la Transformation numérique, Mykhailo Fedorov, sur Telegram (en ukrainien). "Ceux qui ont accès à ces logiciels peuvent y rentrer une photo d'un soldat russe et il les renverra vers les images les plus similaires, avec un lien vers leur source, comme un profil sur les réseaux sociaux", explique Théodore Christakis, chercheur spécialiste de l'intelligence artificielle à l'Université Grenoble Alpes.

Encore faut-il que les noms des soldats parviennent jusqu'aux familles en Russie. Dès le début du conflit, Kiev a établi plusieurs plateformes pour regrouper les noms et les images des morts ou prisonniers russes identifiés par le logiciel : un site nommé Cherchez les vôtres (en russe), une chaîne Telegram associée et une ligne téléphonique appelée "Revenir en vie d'Ukraine" qui avait déjà reçu plusieurs centaines d'appels au 27 février, selon le Parlement ukrainien*. Le site Cherchez les vôtres a rapidement été bloqué en Russie, mais les internautes peuvent y accéder via un VPN.

Les autorités ukrainiennes contactent aussi directement les familles qu'elles ont pu retrouver, explique Mykhailo Fedorov sur CNN*. Des groupes moins formels, comme le réseau de pirates informatiques pro-Ukraine "IT Army" informent aussi les familles de victimes via les réseaux sociaux, rapporte le Moscow Times*.

Le ministre de la Transformation numérique, dont les services n'ont pas répondu aux sollicitations de franceinfo, explique sur CNN que cette démarche a deux objectifs. "Donner aux familles une opportunité de retrouver les corps", mais aussi "leur montrer qu'il y a une véritable guerre [en Ukraine], combattre la propagande russe, leur montrer qu'ils ne sont pas aussi forts que ce qu'on leur dit à la télévision et que des gens meurent vraiment ici". En révélant aux familles le coût humain du conflit, Kiev met à mal le récit répété depuis le 24 février par le Kremlin, qui use toujours de l'euphémisme "opération spéciale" et refuse de communiquer le nombre de victimes dans ses rangs.

Un logiciel controversé

Les données biométriques ont déjà été utilisées en zone de guerre comme en Irak ou en Afghanistan, mais "le développement de la reconnaissance faciale a permis de l'utiliser en Ukraine plus que dans tout autre conflit", affirme Christine Dugoin-Clément, chercheuse au think tank CAPE Europe et spécialiste de l'Ukraine. "Elle est devenue plus efficace, plus facile d'utilisation et les algorithmes ont accès à beaucoup plus de données sur internet qu'il y a quelques années pour comparer les visages", ajoute la spécialiste.

Derrière ce développement, on trouve notamment une entreprise américaine bien connue du secteur : Clearview AI. "Clearview récolte massivement des images qu'on trouve publiquement sur Internet et les réseaux sociaux pour alimenter sa base de données, avec laquelle elle peut ensuite comparer les visages qu'on lui soumet", décrit Théodore Christakis. En février, l'entreprise vantait son catalogue de 10 milliards d'images, dont plus de deux milliards tirées du réseau social favori des Russes, VKontakte, d'après Reuters*.

Le dirigeant de l'entreprise, Hoan Ton-That, assure avoir mis son logiciel commercial à disposition des autorités ukrainiennes gratuitement par altruisme. "Je me souviens d'avoir vu des vidéos de soldats russes capturés et la Russie affirmait qu'ils étaient des acteurs, a-t-il expliqué au New York Times*. Je me suis dit que si les Ukrainiens pouvaient utiliser Clearview, ils pourraient obtenir plus d'information pour vérifier leurs identités." Contacté par franceinfo, Hoan Ton-That affirme qu'au 17 juin, plus de 40 000 recherches ont été effectuées par plus de 500 Ukrainiens formés et autorisés à utiliser son application.

Une bonne action salvatrice pour une entreprise controversée. Clearview a déjà été condamnée par de nombreuses autorités de la protection des données, notamment en Europe, au Royaume-Uni, en Australie et au Canada. La raison : la collecte massive d'images transformées en données biométriques sans l'accord de leurs propriétaires ne respecte pas les droits des internautes. Les systèmes de reconnaissance faciale sont également accusés de biais racistes. Les erreurs de correspondance (des "faux positifs") seraient 10 à 100 fois plus fréquentes pour des visages asiatiques et afro-américains que des visages blancs, selon une étude américaine* de 2019. "La guerre en Ukraine est aussi l'occasion pour Clearview de se refaire une virginité", note Théodore Christakis.

Une technologie encore faillible

Plus généralement, la reconnaissance faciale n'est pas encore fiable à 100%. "Plus les photos des bases de données sont anciennes, plus les personnes ont changé, donc moins la correspondance sera facile à établir", explique Jean-Luc Dugelay, professeur en sécurité numérique à l'école d'ingénieurs Eurecom. Tout ce qui altère le visage peut avoir un effet sur la fiabilité de ces logiciels, rappelle le spécialiste de la reconnaissance faciale : le temps, mais aussi dans le cas des soldats russes, la mort, les blessures ou la décomposition.

Auprès de franceinfo, Hoan Ton-That affirme qu'il n'a connaissance d'aucun cas où l'identification retournée par le logiciel était erronée. Mais "il n'y a aucun retour scientifique indépendant sur la qualité de leur technologie", pointe Jean-Luc Dugelay. "Le risque est de mal identifier une personne et de dire à la mauvaise famille que leur proche est mort", décrit au Guardian* Albert Fox Cahn, fondateur du Surveillance Technology Oversight Project, une association de lutte contre la surveillance.

Une identification erronée pourrait même avoir des conséquences encore plus graves, car l'Ukraine n'utilise pas cette technologie seulement sur des cadavres. "Elle s'en sert aussi pour identifier des prisonniers, aux points d'entrée en Ukraine pour détecter d'éventuels espions russes, ou pour mettre un nom sur les soldats russes dont les crimes ont été filmés", liste Théodore Christakis, ce que confirme Hoan Ton-That à franceinfo. Les erreurs de correspondance pourraient alors devenir une question de vie ou de mort.

Même si l'identification des soldats russes est correcte, la démarche des autorités ukrainiennes fait l'objet de critiques. "Elle s'inscrit aussi dans le cadre d'une bataille pour démoraliser l'ennemi et sa population civile", souligne Théodore Christakis. Elle pourrait également être contre-productive, car pour prouver aux familles qu'un de leurs proches est mort, les autorités ukrainiennes en arrivent à montrer des images de son cadavre, au risque d'alimenter leur haine de l'Ukraine. Sur CNN*, Mykhailo Fedorov explique que "80% des réponses des familles sont : 'Nous allons venir en Ukraine nous-mêmes et vous tuer, vous méritez ce qui vous arrive.'"

Certains redoutent aussi que cette application de la reconnaissance faciale serve d'exemple pour étendre son usage, en Ukraine et ailleurs. "Les zones de guerre sont souvent utilisées comme zones de test, pas seulement pour les armes mais aussi pour des outils de surveillance qui sont ensuite déployés sur des populations civiles pour le maintien de l'ordre", expliquait au New York Times* l'activiste Evan Greer, qui dirige l'ONG Fight for the Future. Théodore Christakis assure que "Clearview ne pourra pas être utilisé aussi largement en Europe qu'en Ukraine, car les autorités de protection des données ont posé des limites très fortes". Mais Kiev ne s'attendait pas non plus à l'utiliser, avant la guerre, comme le soulignait Mykhailo Fedorov en mars sur Telegram : "Nous avons commencé à faire des choses que nous ne pouvions pas imaginer il y a un mois."

* Tous les liens suivis d'un astérisque mènent vers des liens en anglais.

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