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Guerre en Ukraine : comment la France peut s'inspirer de la Lituanie, qui se passe complètement de l'énergie russe

Depuis 30 ans, l'Etat balte s'est donné les moyens de s'affranchir de son principal fournisseur : construction de nouvelles infrastructures, remplacement du gaz par la biomasse et économies d'énergie.

Article rédigé par Luc Chagnon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Le terminal de gaz naturel flottant "Independence", à Klaipeda (Lituanie), le 27 octobre 2014. (PETRAS MALUKAS / AFP)

La rupture est consommée. Gaz, pétrole, puis électricité : la Lituanie a cessé toute importation énergétique en provenance de Russie. Le ministre de l'Energie a salué "une étape importante sur la route de l'indépendance énergétique", ainsi qu'une "expression de solidarité avec l'Ukraine", en annonçant la nouvelle vendredi 20 mai. Si le sevrage de Vilnius a été accéléré par la guerre en Ukraine, il a été préparé dès les années 1990. Comment le petit Etat balte a-t-il réussi à s'affranchir de son principal fournisseur de gaz, de pétrole et d'électricité ?

Alors que l'Union européenne évoque depuis plusieurs mois un possible embargo sur le pétrole russe sans parvenir à l'instaurer, la Lituanie pourrait servir de modèle. La France peut-elle au passage en tirer des leçons ?

En construisant de nouvelles infrastructures

Après avoir proclamé son indépendance en 1990, la Lituanie est restée tributaire de l'énergie de l'ex-URSS. Moscou a immédiatement imposé un lourd embargo à la jeune république balte en interrompant ses livraisons de pétrole pendant trois mois. "Dès le départ, les questions d'énergie, de souveraineté et de sécurité étaient donc liées", raconte Trine Villumsen Berling, chercheuse au Danish Institute for International Studies, spécialiste de la sécurité énergétique de la région baltique. Quelques années plus tard, en 1994, 90% du pétrole consommé en Lituanie provenait de Russie, selon la Banque mondiale*, comme la totalité de son gaz, jusqu'en 2013, d'après l'Agence internationale de l'énergie*.

La Lituanie a vite compris la nécessité de trouver d'autres fournisseurs. Or, elle était exclusivement connectée à d'autres membres de l'ex-URSS : Russie, Biélorussie et ses voisins baltes. Il lui a fallu se raccorder à d'autres partenaires. Bâtir une nouvelle raffinerie, achevée en 1999, tirer des câbles électriques vers la Suède et étendre son réseau de gazoducs (comme celui avec la Pologne, entré en fonction début mai)… Ces projets, en plus d'être coûteux, risquaient d'irriter la Russie, ce qui explique les longs délais de mise en œuvre, raconte le Washington Post*. Le raccordement à la Suède a été une première fois évoqué en 2004, l'appel d'offre lancé en 2009 et le résultat inauguré fin 2015. Mais les pressions croissantes de la Russie sous Vladimir Poutine, qui a notamment suspendu les livraisons de gaz à la Géorgie et à l'Ukraine en 2006, ont convaincu la Lituanie de poursuivre sa route vers l'indépendance énergétique.

La pièce maîtresse de cette stratégie flotte aujourd'hui dans le port de Klaipeda. Le bien nommé Independence, navire entré en fonction en 2014, sert de terminal pour traiter du gaz naturel liquéfié (GNL) importé par la mer. Grâce à lui, la Lituanie peut acheter du GNL partout dans le monde sans être limitée par le parcours d'un gazoduc. Elle peut même vendre du gaz aux autres pays baltes tant les capacités du bateau sont importantes.

Et la France ? L'Hexagone est déjà relié au réseau électrique européen et possède quatre terminaux terrestres de GNL (Dunkerque, Montoir-de-Bretagne, Fos-Cavaou et Fos-Tonkin). Si l'Europe entière veut fermer le robinet du gaz russe acheminé par gazoduc, elle devra s'approvisionner par l'océan sous forme de GNL, et la France sera en première ligne pour le traiter : les capacités actuelles risquent donc de ne pas suffire. C'est pourquoi elle pourrait louer une station de GNL flottante à l'été 2022, selon Les Echos. Si elle veut en louer ou faire construire d'autres, il faudra faire la queue ou payer le prix fort. Le Financial Times* rappelle qu'il reste très peu de bateaux du genre disponibles, et qu'à cause des nombreuses commandes, les nouveaux modèles pourraient ne pas sortir des chantiers navals avant 2027.

En trouvant de nouveaux fournisseurs

Ces nouvelles infrastructures ont permis à la Lituanie de se tourner au fil des années vers d'autres fournisseurs. En 2013, Vilnius importait encore tout son gaz de Russie. Depuis, grâce à l'Independence, le pays consomme du gaz venu des Etats-Unis et de Norvège, selon le site Energy Monitor*. Même chose pour son pétrole, qui venait encore à plus de 70% de Russie en 2019 : la seule raffinerie du pays a trouvé un accord en mars avec l'entreprise pétrolière Saudi Aramco pour compenser la perte russe, rapporte la BBC*. Quant à son électricité, la part provenant de Russie a progressivement diminué au profit de la Suède.

Et la France ? Les contraintes sont autres. La France ne dépend pas de l'électricité russe puisqu'elle est un "exportateur net" (elle en exporte plus qu'elle n'en importe), selon le ministère de la Transition écologique. Avec seulement 17% de gaz russe dans les tuyaux, "la dépendance de la France à la Russie est bien moindre que celle d'autres pays européens", explique Morgan Crenes, responsable Recherche et innovation chez le fournisseur de données Enerdata. Il ajoute qu'"on peut augmenter un peu les approvisionnements en gaz en provenance de Norvège ou d'Algérie". Enfin, le pétrole russe représente 10 à 12% des importations françaises de pétrole brut et 20 à 25% des importations de gazole, selon le président de l'Ufip à l'AFP, mais il n'y aura pas de "difficulté majeure" en cas d'embargo. Morgan Crenes explique qu'"il sera plus simple de remplacer le pétrole russe que le gaz, car il se transporte plus facilement et le marché est moins concentré".

Il est néanmoins plus facile de trouver des stocks de rechange pour un pays de 2,8 millions d'habitants comme la Lituanie que pour la France. Or, de nombreux Etats se bousculent pour accéder à d'autres sources du précieux GNL, "sur lequel devra s'appuyer l'essentiel de la diversification" d'après Morgan Crenes, alors que les producteurs comme les Etats-Unis ou le Qatar mettront du temps à augmenter leurs capacités. "Il sera possible d'en trouver assez loin, comme en Asie ou en Australie", explique Jacques Percebois, professeur émérite d'économie à l'Université de Montpellier. "Mais il faudra payer."

En remplaçant le gaz par la biomasse

Bloquer le gaz russe sans solution de rechange aurait jeté un froid en Lituanie : 62% de la production de chaleur du pays passait par le gaz naturel russe en 2010. Les Lituaniens ont trouvé la solution chez eux. Aujourd'hui, c'est le bois (très largement produit sur place) qui fournit près de 75% de la chaleur consommée dans le pays, selon l'AIE*. Ce virage vers la biomasse a été encouragé par une fiscalité favorable, la hausse des prix des hydrocarbures et les infrastructures existantes. La majorité des ménages sont reliés à des réseaux de chaleur, des systèmes de canalisations souterraines qui peuvent relier des agglomérations entières à une ou plusieurs chaufferies communes.

Et la France ? En 2018, 27% de l'énergie utilisée pour le chauffage résidentiel provenait du bois, contre 39% du gaz, relève un rapport du cabinet Carbone 4. Le potentiel existe : les forêts françaises se renouvellent naturellement deux fois plus vite qu'on ne les prélève, selon l'Ademe. La France pourrait donc en utiliser beaucoup plus.

Cependant, "si on développe l'usage énergétique de la biomasse, cela pourrait entrer en conflit avec d'autres usages des sols comme l'agriculture", avertit Jacques Percebois. D'autant plus que les réseaux de chaleur au cœur de la stratégie lituanienne sont très peu présents en France. Ils représenteraient environ 5% de la demande de chauffage résidentiel en 2018, toujours selon Carbone 4. "Ça n'a jamais été très populaire en France", raconte Jacques Percebois, "car on préférait utiliser cette chaleur pour produire de l'électricité, comme on le fait dans les centrales nucléaires."

En réalisant d'importantes économies d'énergie

Pour moins dépendre de l'énergie étrangère, le plus efficace est encore d'en consommer moins. Dès son indépendance, la Lituanie s'est lancée dans des grands programmes de rénovation énergétique, encouragée par ses voisins. "Le Danemark a beaucoup aidé à promouvoir des mesures d'efficacité énergétique comme l'isolation des maisons, l'installation de thermostats et la mise en place de systèmes de chauffage urbains", rappelle Trine Villumsen Berling.

Et la France ? En misant sur la rénovation énergétique, la France pourrait faire d'une pierre deux coups : réduire sa consommation d'énergie importée de Russie et diminuer ses émissions de gaz à effet de serre. "Il ne serait pas cohérent de construire de nouvelles infrastructures gazières dans le cadre de la transition bas-carbone", souligne Anna Creti, professeure d'économie à l'université Paris-Dauphine.

La chercheuse note cependant que la France accuse "un retard considérable" dans ce domaine. Les investissements dans les rénovations énergétiques s'élèvent aujourd'hui à environ 15 milliards d'euros par an, alors qu'il en faudrait près du triple, selon un rapport du think tank I4CE cité par l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). La France a d'ailleurs été mise en demeure par la Commission européenne pour transposition incomplète d'une directive européenne concernant l'efficacité énergétique, le 19 mai.

*Les liens suivis d'un astérisque renvoient vers des contenus en anglais.

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