Guerre en Ukraine : après la fin de l'accord céréalier, la Russie frappe les ports et entrepôts de la région d'Odessa
Moscou cible les exportations de céréales ukrainiennes, après son retrait de l'accord établissant un corridor sécurisé en mer Noire. Pendant plus de quatre heures, lundi 24 juillet, des drones ont pilonné un port ukrainien situé sur le Danube. Une première depuis le début de la guerre, alors que le grand fleuve s'est imposé comme l'une des routes principales pour écouler le grain ukrainien. Cette attaque confirme la volonté du Kremlin de nuire matériellement aux débouchés commerciaux ukrainiens.
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Dans le port de Reni, trois entrepôts de céréales ont été détruits par des drones Shahed-136, a annoncé Ihor Plekhov, responsable de l'administration locale. Des bâtiments de la compagnie Maersk ont aussi été touchés. La cible se trouve à quelques centaines de mètres de la frontière avec la Roumanie, pays membre de l'Union européenne et de l'Otan. "C'est sans doute la raison pour laquelle ils n'ont pas utilisé de missiles, qui sont moins précis", commente Andrey Sizov, analyste pour le groupe de réflexion SoveCon, spécialisé dans les marchés agricoles de la mer Noire. Ce dernier ne cache pas sa "surprise" après cette opération.
A Izmaïl, autre port fluvial ukrainien situé plus à l'est, un hangar de céréales a également été détruit, et sept personnes ont été blessées. Le président roumain, Klaus Iohannis, a "condamné fermement" ces attaques : "Cette récente escalade affecte le transit des céréales ukrainiennes et donc la sécurité alimentaire mondiale."
Le Danube, route essentielle pour le grain ukrainien
Naguère délaissé par l'Ukraine, le Danube est devenu la principale route d'exportation de céréales ukrainiennes, à travers quelques ports fluviaux de taille modeste – Reni, Izmaïl, Kiliya et Oust-Dunaisk – dont les terminaux se sont rapidement développés avec la guerre. Trop petits pour absorber l'intégralité de la production, ils ont tout de même permis à l'Ukraine "d'expédier environ 2,5 millions de tonnes par mois", précise l'analyste, soit "40 à 50% des exportations totales". Une fois en Roumanie, les cargaisons rejoignent le port de Constanta, qui a déjà traité le tiers des exportations ukrainiennes depuis le début de la guerre. Elles peuvent aussi gagner l'Europe de l'Ouest par le rail ou en camion.
Depuis la fin de l'accord en mer Noire, "Reni et Izmaïl sont un pipeline vital pour l'exportation de marchandises ukrainiennes", résume Cezar Gheorghe, spécialiste des marchés agricoles au cabinet roumain Agricolumn. Après l'attaque, une cinquantaine de navires ont jeté l'ancre à proximité des deux petits ports, précise-t-il. Les compagnies d'assurance ont déjà doublé leurs tarifs, ajoute-t-il, et "certaines attendent de voir si elles vont même continuer".
La semaine dernière, par anticipation, certains armateurs ont "refusé d'envoyer des navires sur le Danube", ajoute Andrey Sizov. En raison de cette nouvelle menace, les livraisons aux terminaux pourraient être limitées aux opérations de jour. Les attaques de drones, en effet, sont souvent menées de nuit, afin de compliquer le travail de la défense antiaérienne. Mais réduire la fenêtre de plusieurs heures, "évidemment, ralentirait le rythme des livraisons", complète cet expert.
Les ex-ports protégés par l'accord désormais ciblés
D'autant que la voie de la mer Noire semble verrouillée. Les ports d'Odessa, Tchornomorsk et Youjni-Pivdennyi, les trois concernés par l'accord sur les céréales, avaient permis d'écouler près de 33 millions de tonnes de grain. Mais ils sont de nouveau soumis au blocus des forces russes, qui ciblent méthodiquement leurs installations. Le 18 juillet, dès la fin effective de l'accord, des "infrastructures portuaires" ukrainiennes ont été endommagées à Odessa, selon le commandement militaire ukrainien, ainsi qu'une infrastructure industrielle à Mykolaïv, plus à l'est.
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"Ces attaques étaient plus ou moins attendues après la fin officielle de l'accord, commente Andrey Sizvov. Le Kremlin, probablement, veut montrer cette fois qu'il est sérieux. Jusqu'ici, les marchés ne l'avaient pas cru, car ils se souviennent que Moscou a crié au loup à de nombreuses reprises." En octobre dernier, la Russie s'était en effet simplement retirée de l'accord quelques jours, avant de le réintégrer après l'intervention du président turc Recep Teyyip Erdogan.
A présent, les attaques sont presque quotidiennes. Mercredi, le port d'Odessa a été de nouveau visé et soixante mille tonnes de céréales ont été détruites à Tchornomorsk, alors qu'elles "devaient être expédiées par le couloir céréalier 60 jours" plus tôt, selon le ministre de l'Agriculture ukrainien, Mykola Solsky. "L'infrastructure céréalière des négociants et transporteurs internationaux et ukrainiens a été la plus touchée", a-t-il précisé, mentionnant les installations du Français CMA-CGM et du Canadien Viterra. Il faudra au moins un an, a-t-il ajouté, pour "restaurer intégralement" les sites détruits.
Ces estimations semblent toutefois exagérées aux yeux de Cezar Gheorghe, du cabinet roumain Agricolumn. Les terminaux "ne conservent pas de telles quantités pendant des mois", car leur activité repose sur le transit. Idem pour les réparations, qui pourraient prendre "trois ou quatre mois", selon lui. Les forces russes ont de nouveau frappé la région d'Odessa les jours suivants, et Andrey Sizov souligne surtout la dimension politique et "symbolique" de telles agressions.
Des tensions dans les débouchés européens
Après la fermeture du corridor maritime, "les investisseurs réagissent à l'intensification des bombardements sur les voies alternatives d'exportation des céréales", ajoute Arthur Portier, analyste du cabinet Agritel, auprès de l'AFP. Le cours du blé tendre, notamment, a pris 12% ces derniers jours, sur la cotation française Matif (EuroNext). Le grain ukrainien, en attendant, est pris en tenaille. "Les ports d'Odessa sont bloqués et une menace plane sur les terminaux du Danube, qui ont des possibilités d'export encore limitées", résume Andrey Sizov. Une situation d'autant plus difficile que "les tensions entre l'Ukraine et les pays d'Europe de l'Est n'ont pas disparu".
La Roumanie, la Pologne, la Slovaquie, la Bulgarie et la Hongrie ont en effet obtenu auprès de la Commission européenne l'interdiction de vendre le grain ukrainien sur leurs territoires jusqu'au 15 septembre, pour ne pas déstabiliser les économies locales. Elles avaient également bénéficié de 156 millions d'euros d'aides européennes. "L'Ukraine veut expédier aussi vite que possible", constate Cezar Gheorghe, et il lui est difficile de rivaliser sur les prix, sans compter les déséquilibres "dans les procédures réglementaires". Ces cinq Etats de l'UE entendent même faire prolonger l'interdiction. Une demande "inacceptable", a dénoncé le président ukrainien, lors d'une réunion tenue lundi soir sur cette question.
Avec des files de camions de plusieurs kilomètres, le port roumain de Contanta, ensuite, est déjà totalement saturé. Anticipant la fin de l'accord, "les Ukrainiens avaient prévu de faire passer cette saison 27 millions de tonnes par la Roumanie, mais celle-ci prévoit aussi d'en exporter 20 à 22 millions", souligne Cezar Gheorghe. Soit un total deux fois supérieur aux capacités opérationnelles du port. Pour parvenir à exporter sa marchandise, l'association céréalière ukrainienne, propose la création de "corridors verts" en direction des ports des pays baltes (Klaipeda), de l'Allemagne (Rostock, Hambourg), de la Croatie (Rijeka) et d'autres pays, grâce à des subventions européennes qui compenseraient les coûts de transport.
La Russie mène un blocus total de la mer Noire
L'Ukraine, enfin, tente une dernière option diplomatique. "Nous avons (…) identifié les étapes prioritaires nécessaires au déblocage" du corridor céréalier en mer Noire, a déclaré Volodymyr Zelensky après un entretien avec Jens Stoltenberg, secrétaire général de l'Otan. A ce stade, la communauté internationale s'est contenté d'observer un silence poli concernant d'éventuelles patrouilles. "Même si la voie de la mer Noire est difficilement remplaçable, nous soutenons le président Volodymyr Zelensky et l'Ukraine (…) pour trouver des voies de transport alternatives", a promis la ministre des Affaires étrangères allemande, Annalena Baerbock.
La Russie maintient en effet la pression en mer Noire, pour dissuader l'Ukraine d'y rétablir le commerce. Le navire Ivanovets a réalisé des tirs réels de missiles de croisière, vendredi, dans le cadre d'un entraînement. Moscou a annoncé que les navires se dirigeant vers des ports céréaliers ukrainiens seraient considérés par défaut comme des cibles militaires, ce qui les expose à des frappes. Identifier le pavillon est délicat, relève Andrey Sizov, et cibler un navire turc, par exemple, pourrait entraîner de fâcheuses conséquences. Sans exclure tout à faire d'hypothétiques frappes ciblées, il rappelle que "du point de vue du Kremlin, il reste plus simple de cibler les terminaux".
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