Cet article date de plus d'un an.

Document franceinfo Ukraine : depuis le 24 février 2022, "ce n'est pas le même schéma mental", confie un pilote de chasse français

franceinfo a rencontré le commandant Nicolas, pilote d'avion Rafale et commandant de flottille en second sur le porte-avions Charles-de-Gaulle, déployé en mer rouge.
Article rédigé par franceinfo, Paul Barcelonne
Radio France
Publié
Temps de lecture : 5 min
Un avion de chasse Rafale se prépare à décoller du porte-avions Charles-de-Gaulle, le 25 mars 2022. (THEOPHILE BLOUDANIS / X04108 / AFP)

Nicolas est pilote de Rafale et commandant de flottille en second sur le porte-avions Charles-de-Gaulle. Son "call-sign de guerre" (son surnom), précise-t-il, "c'est 'Gillette'. J'ai un peu plus de 2 000 heures de vol sur avion de chasse. J'ai eu la chance de faire du Super-Étendard de 2012 à 2016, un peu d'échange sur F-18 aux États-Unis pendant deux ans, et sur Rafale depuis quatre ans maintenant."

Depuis le 24 février 2022, "ce n'est pas le même schéma mental": écoutez l'interview complète du commandant Nicolas

 

franceinfo : Le Rafale, c’est un avion différent des autres, selon vous ?

Commandant Nicolas : Je peux vous en parler pendant des heures ! C'est le plus bel avion que j'ai pu piloter. C'est un condensé d'ingénierie française et de savoir-faire qui est monstrueux, tant sur la partie avionique, à savoir le radar, le système d'autoprotection, l'armement, le système de combat qui est intégré et qui est vraiment fusionnel avec le pilote. Quand on débute sur cet avion, on a vraiment l'impression d'être pilote de fusée. 

 

Quand vous étiez petit, vous aviez envie de faire ce métier ? 

Pas du tout. J'avais un père gendarme, je voulais faire pompier. Bien sûr, il y a eu Top Gun aussi quand j'avais douze ans. Mais c'est surtout de côtoyer des fils de pilotes. J'avais la chance d'avoir la santé, un peu de cognitif. Et puis mes profs de terminale, qui m'ont dit : tu as les capacités pour faire pilote, ne lâche rien. Je n'ai rien lâché et voilà où j'en suis. On a l'impression de piloter une fusée, mais en fait, on est des hommes complètement normaux.

 

"La particularité d'apponter sur un porte-avions avec des chocs comme un accident de voiture, c'est fantastique !"

Commandant Nicolas

à franceinfo

On a l'impression d'une fierté immense chez vous…

Oui, nous sommes fiers de ce que nous faisons. Mais il y a quelque chose qui est important, c’est l'humilité. Le risque, le danger, il est permanent. Donc il y a une remise en question permanente. J'ai 38 ans, tous les jours j'en apprends. Il ne faut pas se sentir plus fort que tout le reste, face au "compétiteur stratégique" [En 2017, la Revue stratégique de défense a décrit "le retour de la compétition militaire" et désigné comme "compétiteurs stratégiques" les "grandes puissances entreprenantes", citant la Russie et la Chine], face à une nouvelle situation, face à un danger dans la machine, il faut qu'on soit capable de garder les pieds sur terre.

 

Qu'est-ce que vous ressentez quand vous êtes là-haut ? 

On pense à la mission, essentiellement. Il y a plein de missions dans la mission. La première, il faut être catapulté. La deuxième, il faut transiter, parler à différents organismes de contrôle. On traverse plusieurs pays. Ensuite, le Rafale a ce qu'on appelle un "playtime", une endurance qui est relativement longue, mais elle ne permet pas de faire six heures de vol sans ravitaillement. Donc vous avez une phase de ravitaillement assez importante. Quand ça turbule, quand il fait nuit, quand il y a des nuages, que vous êtes en train de conduire dans le brouillard et que vous essayez de ravitailler un avion à 250 nœuds [463 km/h] sur un autre avion un peu plus gros que vous, et que vous êtes à touche-touche pour essayer d'avoir du carburant. C'est une manœuvre à part entière. On en fait jusqu'à trois dans un vol de 7 h. Et bien sûr, vous avez la partie mission pure.

"Je peux vous assurer que le niveau de concentration fait qu'on n'a pas le temps de penser à autre chose."

Commandant Nicolas

à franceinfo

 

Il y a une part d'adrénaline ?

Oui, clairement. Le but, c'est de se conditionner pour être performant dans toutes les phases. Il y a une dernière "mission dans la mission" qui est non négligeable : l'appontage. Après sept heures de vol, vous imaginez bien la fatigue, la concentration. On part de jour, où tout le monde voit tout le monde, et on revient de nuit. Le bateau, c'est juste une petite lumière jusqu'à ce qu'on arrive à une trentaine de mètres où là, la piste devient un peu plus grande. Donc, il faut se remotiver, se reconcentrer. On n'a pas forcément le temps de penser en vol, même sur un vol de six heures et demie. Je vous assure que le bureau est vraiment sympa, on a une belle vue, mais le temps de plaisir pour soi... Déjà, on a l'impression de voler le contribuable quand on se fait plaisir une petite trentaine de secondes ! 

 

Vous êtes amené à croiser régulièrement les militaires russes. Est-ce que vous avez la sensation que votre vie, votre mission, ont changé depuis le 24 février ?

Oui, clairement. Ça fait des années qu'on est, qu'on est "côte à côte", à s'entraîner ou à se croiser, à se regarder. Nous ne nous sommes évidemment pas en guerre contre la Russie, mais on sait que les militaires russes sont vraiment en guerre, eux. Ce n'est pas le même schéma mental. Disons que ça reste très professionnel au niveau des interactions qu'on peut avoir, que ce soit en l'air ou avec les bâtiments de combat. Mais on n'a pas la même appréhension. Je ne vais pas dire qu'on a peur. Pas du tout. Mais il ne faut pas faire de méprise. Moi, j'ai 38 ans, je suis père de famille, on me confie un Rafale qui vaut des millions d'euros. On me confie des règles d'engagement, des règles de comportement assez spécifiques pour ne pas être le "guerrier stratégique", c’est-à-dire celui qui créerait la méprise vis-à-vis d'un compétiteur stratégique en déclenchant une sorte de réponse inappropriée.  

"On est très professionnels pour éviter cette méprise qui pourrait déclencher potentiellement quelque chose qu'on ne maîtrise pas."

Commandant Nicolas

à franceinfo 

La mort, vous y pensez plus depuis le 24 février ?

Non, pas du tout. J'ai eu mes six, ou sept vies, en fonction du Dieu auquel on croit [il rit]. La mort, j'y ai pensé à la naissance de mon premier enfant. J'ai eu beaucoup de questions métaphysiques. Et depuis ce jour-là, j'ai plutôt appris à maîtriser le risque. On n'y pense que très rarement et en fait, on essaie de lui échapper un peu tous les jours. Disons que si on danse, c'est nous qui donnons le pas.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.